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Cologny, la colline des traders

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Jeudi, 21 Juillet, 2016 - 05:54

Sébastien Dubas

Enquête. Les plus belles propriétés de la rive gauche genevoise ont été acquises ces dernières années par des négociants du pétrole. Des dirigeants à la fortune pesant des millions, voire des milliards de dollars, qui paient fort cher leur tranquillité.

Les stars du cinéma américain résident à Beverly Hills. Les vedettes de la finance londonienne ont investi les quartiers de Chelsea et de Notting Hill. Les négociants du pétrole, eux, peuvent se targuer de truster quelques-unes des plus belles propriétés de la rive gauche genevoise.

Ces quinze dernières années, les pointures de Gunvor, Trafigura, Vitol et Mercuria – les quatre géants du secteur – ont toutes acheté une, voire plusieurs villas de luxe dans le canton. Des propriétés souvent perchées à flanc de coteau et dont le prix oscille entre 6 et 30 millions de francs.

La maison la plus «impressionnante» qui se construit actuellement à Genève appartient d’ailleurs à Jean-Pierre Valentini, l’ancien Monsieur Afrique de Trafigura. Cette villa au style futuriste, dont le projet tape-à-l’œil est présenté sur le site internet du cabinet d’architectes sud-africain Saota, domine la ville du haut de Cologny et donne avec ses grandes baies vitrées l’impression de planer au-dessus du lac.

Le précurseur

L’une des transactions les plus marquantes à ce jour reste celle effectuée par Gennady Timchenko en 2002. Alors que sa société, Gunvor, emménage sur la très chic rue du Rhône, lui opte pour une parcelle de 10 000 m² sur la rampe de Cologny. Son prix: 18,4 millions de francs, selon le magazine Bilan. Pour s’adonner à son hobby favori, il fait même construire un terrain de tennis souterrain.

«Les gens qui gagnent beaucoup d’argent, traders ou non, veulent aller aux meilleurs endroits, explique le promoteur genevois Abdallah Chatila. Cologny a l’avantage d’être un lieu connu, joli, propre et calme. Surtout, la commune offre une vue imprenable sur le lac, ce qui, dans 99% des cas, représente le critère principal pour ce type de clientèle.»

A priori, la vue sur le jet d’eau et le Jura plaît à la famille Timchenko. Six ans après son père, en janvier 2008, c’est la fille aînée du clan qui achètera une propriété de 7388 m² à Cologny, avec un terrain de tennis, à l’extérieur cette fois-ci, pour 30 millions de francs.

Une c’est bien, quatre c’est mieux

Réputé proche de Vladimir Poutine, Gennady Timchenko a été contraint de revendre ses parts dans Gunvor de toute urgence après avoir été placé en mars 2014 sur la liste des sanctions américaines à la suite de l’invasion de la Crimée. Mais aux dernières nouvelles, les deux propriétés genevoises appartiennent toujours à sa famille.

Son ancien associé Torbjörn Törnqvist, désormais seul à la barre de Gunvor, n’est pas en reste question immobilier. Grand amateur de voile – il s’apprête à disputer sa deuxième Coupe de l’America avec son team Artemis en 2017 –, le Suédois s’est d’abord installé juste en face de chez Gennady Timchenko, à quelques centaines de mètres seulement du très sélect club de la Société Nautique.

Puis «TT», comme on le surnomme, a racheté pas moins de trois propriétés en terre genevoise. Une à Cologny en 2010 pour 6,9 millions de francs et une autre à Vandœuvres en 2013 pour 14 millions. Surtout, il a mis la main en 2009, pour 15 millions de francs, sur l’un des emplacements les plus convoités de Cologny, avec une vue à 180 degrés s’étendant de Lausanne au jet d’eau.

La maison qu’il y a fait construire, et qui est sur le point d’être terminée, est l’une des plus belles du canton, assure un spécialiste. «Volumes incroyables, pans de verre de 3 mètres de haut, marbre et déco de bon goût.» Ce dernier estime sa valeur à près de 30 millions de francs. Une maison que certains de ses concurrents peut-être un peu jaloux comparent déjà à celles des films de James Bond.

La discrétion avant tout

James Bond ou pas, une chose est sûre: les traders en pétrole apprécient la discrétion, comme les stars de cinéma. De grands portails et des haies fournies permettent de maintenir les voyeurs à distance. Quant aux caméras, elles se chargent d’assurer la sécurité des propriétaires.

Claude Dauphin, disparu en septembre dernier à l’âge de 64 ans, était un adepte de la discrétion, fuyant les interviews comme la peste. La propriété qu’il a acquise pour 26 millions de francs en 2006 – année durant laquelle la direction financière et stratégique de son groupe, Trafigura, a été déplacée de Londres à Genève – lui garantissait ce privilège. Caché au fond d’un petit chemin aux abords du parc des Eaux-Vives, ce domaine de plus de 5000 m2 avait surtout l’avantage d’être proche de la ville tout en offrant le calme de la campagne.

Fils d’un ferrailleur normand, bourreau de travail passant la majorité de son temps en voyage, Claude Dauphin a acheté une deuxième propriété à Genève en 2012 pour 17,1 millions de francs. D’un style beaucoup plus moderne, cette maison d’architecte à la façade foncée se trouve un peu plus loin sur la colline, dans la commune de Collonge-Bellerive.

Son successeur à la tête de Trafigura, l’Australien Jeremy Weir, s’est lui aussi décidé pour une propriété avec vue sur le lac. Une parcelle relativement petite de 1192 m², située en plein cœur de Cologny, qu’il a acquise en janvier 2012 pour 6,5 millions de francs. Pour l’heure, la maison qui accueillera vraisemblablement ce passionné de rugby est toujours en chantier.

Conches et Vandœuvres comme plan B

David Fransen, lui, a préféré s’installer dans le quartier résidentiel de Conches, pourtant davantage prisé des banquiers privés genevois que des riches expatriés. Loin du lac, il a toutefois l’avantage d’être à deux pas du centre-ville et des grandes écoles privées. Le Britannique, qui a pris la direction de la branche genevoise de Vitol en 2002, a attendu septembre 2009 pour devenir propriétaire d’une parcelle de 1970 m². Fan de l’équipe de football de Watford, dont il est membre honoraire de la direction, il avait alors déboursé 6,75 millions de francs.

«Les personnes fortunées qui cherchent un bien d’exception à Genève sont souvent pressées et disposent en général d’un budget de 8 à 15 millions de francs, explique Abdallah Chatila. Or, pour s’offrir une belle maison de 300 à 400 m² à Cologny, avec un terrain de 2000 m² et vue sur le lac, il faut plutôt compter sur une enveloppe allant de 18 à 22 millions.» Le promoteur genevois leur conseille de se tourner vers d’autres quartiers, comme Conches ou Vandœuvres. «Des quartiers où ils pourront trouver de très belles maisons, mais sans la vue.»

Daniel Jaeggi a, lui, opté pour Corsier, une commune qui borde le lac mais qui reste épargnée par le côté bling-bling de Cologny. Rien d’étonnant pour ce local, qui a fondé Mercuria en 2004 avec son associé Marco Dunand, rencontré sur les bancs de l’Université de Genève. Située un peu plus loin du centre-ville, sa propriété acquise en octobre 2010 pour 12,39 millions de francs dispose d’un terrain de 3741 m² qui descend pratiquement jusqu’au lac.

Trafigura en force

Quand on travaille dans le négoce de pétrole, pas besoin d’être le grand patron de sa société pour bien figurer au sein du registre foncier. Pour preuve: trois cadres haut placés de Trafigura ont acheté ces dernières années des propriétés d’une valeur supérieure à celle de leur patron, Jeremy Weir.

Benjamin Luckock, responsable du négoce de pétrole brut, s’est offert une maison de 457 m² avec un terrain de 2242 m² sur les hauteurs de Cologny en octobre 2011 pour 17,95 millions de francs. Le responsable du trading de pétrole, Jose Larocca, a lui aussi misé sur la commune la plus chère du canton. Il y a acheté une propriété de 2060 m² pour 12,8 millions de francs en octobre 2009. Quant au Britannique Mike Wainwright, chargé des opérations, il a préféré investir 18,1 millions de francs en février 2013 dans une adresse au cœur de la Vieille-Ville.

Et ce n’est pas tout. D’autres figures du business ont récemment acquis de l’immobilier de standing dans les beaux quartiers de la rive gauche. Pierre Eladari, directeur général de Puma Energy (filiale de Trafigura), a acheté un appartement à Cologny pour 10,5 millions de francs en juillet 2014. Nicolas Corban, un ancien trader de brut chez Totsa (l’activité de négoce appartenant à Total), s’est quant à lui offert en mars 2013 une propriété de 3000 m² dans le même quartier pour 9,6 millions.

Des mastodontes du pétrole

La ruée des traders vers Cologny correspond évidemment à l’implantation de leurs groupes à Genève. Elle coïncide aussi et surtout avec la transformation de ces sociétés en de véritables mastodontes de l’industrie. Le chiffre d’affaires de Trafigura est passé de 8,9 milliards de dollars en 2000 à plus de 130 milliards en 2013 (97,2 milliards l’année dernière). Vitol a vu son bénéfice net progresser de 22,9 millions de dollars en 1995 à 2,28 milliards en 2009 (1,6 milliard en 2015).

Conséquence: les dirigeants de ces entreprises qui vendent et achètent des millions de barils chaque année pèsent aujourd’hui des millions, voire des milliards de dollars, amassés sous la forme de bonus ou de dividendes. La fortune de Torbjörn Törnqvist est estimée à 1,8 milliard de dollars par le magazine Forbes. Celle de Claude Dauphin, qui possédait 20% de Trafigura à sa mort, pourrait s’élever à plusieurs milliards.

«S’ils ont choisi ces beaux quartiers, ce n’est pas parce qu’ils sont traders, résume Léonard Cohen. C’est parce qu’ils en ont les moyens.» Le patron de Leonard Properties, spécialisé dans l’immobilier de standing, énumère à son tour les principaux avantages de la région: «Une proximité avec le centre-ville, une vue imprenable sur le lac et une orientation qui permet de profiter du soleil couchant.»

De fins calculateurs

Pour profiter de ces avantages, ces négociants à l’emploi du temps très chargé sont capables de dépenser des millions sur un coup de tête. Un avocat genevois raconte avoir vendu la maison d’un client à l’un d’entre eux sans qu’il la visite vraiment de fond en comble. «Il a préféré discuter de sport pendant une heure», se remémore-t-il, visiblement marqué par la rencontre.

Léonard Cohen se veut pourtant plus prudent. Selon lui, l’achat de ces biens d’exception se fait de manière beaucoup plus raisonnée que par le passé. «Le temps où des clients étaient prêts à payer deux fois la valeur intrinsèque d’une maison est révolu, assure-t-il. Aujourd’hui, les acheteurs tiennent compte de la distance jusqu’à l’école de leurs enfants et de celle jusqu’à leur lieu de travail. Surtout, ils calculent le prix au mètre carré du terrain et de son éventuel bâtiment avec la plus grande attention, pour ne jamais trop s’éloigner de la valeur intrinsèque.»

Sans surprise, les traders sont particulièrement doués à ce jeu-là. «Ils calculent bien plus vite que vous et moi», souligne Léonard Cohen. Un aspect que confirme Abdallah Chatila. «Avec ce type de clients, les négociations sont très mathématiques et beaucoup moins émotionnelles. Le prix qu’ils sont prêts à payer dépend également de l’année écoulée, étant donné que leur rémunération est souvent liée à la performance de leur société. Et à la fin, c’est toujours la femme qui décide.»

Nouvelles arrivées après le Brexit?

Les riches communes de la rive gauche genevoise n’ont pas attendu l’arrivée des traders pour voir leur population évoluer. Le changement est intervenu il y a une quinzaine d’années, quand les étrangers ont été autorisés à acquérir un bien en Suisse à condition qu’il s’agisse de leur résidence principale. Résultat: «Ce ne sont plus des Genevois qui achètent aujourd’hui à Cologny, comme ce ne sont plus des Londoniens qui achètent à Londres ni des Parisiens qui achètent à Paris», observe Léonard Cohen.

Dans le registre foncier des communes les plus prisées, les Genevois se retrouvent ainsi le plus souvent du côté des vendeurs. «Ce sont des couples d’une soixantaine d’années en général, dont les enfants ont grandi et qui n’ont par conséquent plus d’intérêt à avoir une aussi grande maison, précise-t-il. D’autant plus qu’ils ne pourront pas la partager entre les enfants au moment de l’héritage.»

Les traders d’origine étrangère, eux, ne se posent pas forcément cette question; la plupart du temps, ils n’ont pas l’intention de rester à Genève passé l’âge de la retraite. De plus, ils sont très mobiles et peuvent changer de ville d’un jour à l’autre en raison, par exemple, d’un durcissement réglementaire.

«Ils sont également habitués à encaisser des pertes dans le cadre de leurs activités, si bien qu’ils auront moins de peine que d’autres à vendre dans un marché baissier comme c’est le cas actuellement», spécifie Abdallah Chatila. Et ce dernier de rappeler que ce sont d’autres traders, ceux des hedge funds, qui quittent aujourd’hui Genève.

Les négociants londoniens en pétrole, eux, pourraient faire le trajet inverse et rejoindre leurs alter ego déjà installés au bout du lac. «C’est la question que tout le monde se pose depuis le Brexit», confirme Hervé Froidevaux, directeur romand de Wüest & Partner. En attendant, les prix sur la colline restent malgré tout orientés à la baisse. 

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