Peggy Frey
Décodage. Jungfraujoch, Machu Picchu, Galápagos, Bhoutan, Cinque Terre: des sites exceptionnels qui souffrent de plus en plus du tourisme de masse. Une situation qui pousse certaines destinations suisses, comme dans d’autres pays, à prendre des mesures drastiques pour sauvegarder leur patrimoine.
Imposer des quotas de visites pour un site, le parc naturel des Galápagos le fait depuis les années 70. La Thaïlande est allée plus loin en mai dernier, en interdisant purement et simplement l’accès à l’île de Tachai pour préserver son environnement. Sable blanc, eau turquoise, cette perle de l’archipel des Similan, située à une soixantaine de kilomètres des côtes méridionales de la péninsule thaïlandaise, faisait pourtant rêver les voyageurs. Un peu trop!
Jusqu’à 1000 touristes se rendaient chaque jour sur ses plages, qui ne supportent l’empreinte écologique que de 70 visiteurs. «Cet afflux de vacanciers, de bateaux de plaisance et la profusion de paillotes ont provoqué le réchauffement de la mer, entraînant la détérioration des récifs coralliens et du littoral», a expliqué à la presse thaïlandaise Thon Thamrongnawasawat, expert maritime de l’université Kasetsart à Bangkok.
Dans le même ordre d’idées, le gouvernement thaïlandais envisage d’exclure d’autres sites maritimes des destinations touristiques, notamment Maya Bay, la célèbre plage du film The Beach, avec Leonardo DiCaprio. «Limiter, voire interdire l’accès à un lieu est une décision cohérente, s’il est menacé et que son patrimoine est mis en péril définitivement, estime Gilles Rudaz, spécialiste de la stratégie en matière de paysage à l’Office fédéral de l’environnement (OFEV).
Une perspective à long terme est essentielle, puisque l’activité touristique dépend de la pérennité de la ressource sur laquelle elle repose.» En France, l’exemple de la grotte de Lascaux illustre bien ce propos: les fac-similés – Lascaux II, ouvert au public dès 1983, puis III et bientôt IV – reproduisent les peintures rupestres de la grotte initiale, permettant de préserver l’originale sans mécontenter les visiteurs.
Avec 1,2 milliard de touristes dans le monde en 2014, la hausse de fréquentation de certains sites se poursuit et devient même une menace pour les locaux. Exemple en Italie, où les habitants des villages des Cinque Terre saturent, victimes des 2,5 millions de voyageurs venus visiter leurs bourgades de pêcheurs en 2015. A la suite d’une pétition demandant de «sauver les Cinque Terre du tourisme de masse», les autorités viennent de mettre en place la vente de billets en quantité limitée: seuls 1,5 million de touristes annuels pourront se balader sur les sentiers pédestres, uniques accès terrestres à ces villages médiévaux.
Montagnes mises en scène
Le constat est le même au Pérou, où l’Unesco a menacé d’inscrire le Machu Picchu sur sa liste noire du patrimoine en danger si les autorités locales ne restreignaient pas l’accès au sanctuaire. Le but: préserver l’érosion des terrasses agricoles et la beauté de la cité inca. «Paradoxalement, en voulant protéger un site, son classement au patrimoine mondial éveille la curiosité et attire encore davantage de visiteurs», remarque Rafael Matos-Wasem, professeur et chercheur à la Haute école de gestion et tourisme, HES-SO Valais.
En Suisse, c’est le secteur alpin de la Jungfrau-Aletsch qui est aujourd’hui victime de son succès. Pendant la saison estivale, la capacité du train de la Jungfraujoch est fréquemment saturée. «Pour préserver l’environnement alpin et la qualité du service aux voyageurs, nous ne transportons pas plus de 5000 personnes par jour, souligne Patrizia Bickel, responsable communication de la compagnie ferroviaire de la Jungfrau. Durant l’été 2015, cette limite a été atteinte sur près de quarante-deux jours.» Pour gérer cette surfréquentation, l’Office du tourisme d’Interlaken essaie de mieux répartir les flux de visiteurs et renforce sa communication pendant les saisons creuses.
Au Bhoutan, la préservation du «bonheur national brut» passe par une taxe de séjour élevée, l’obligation de rester dans un coûteux circuit organisé et un quota de 100 000 visiteurs par an. Mais pour Véronique Kanel, porte-parole de Suisse Tourisme, ce type de mesure est pour l’instant inutile en Suisse: «Notre pays échappe au tourisme de masse, du fait aussi du franc fort, qui restreint l’afflux de touristes en ce moment.»
Fixer un quota d’accès contre l’éruption touristique dans son pays, l’Islande y pense pour préserver son fonds de commerce naturel, à savoir ses paysages. Depuis 2010 et le réveil du volcan Eyjafjöll, le nombre annuel de visiteurs augmente de 20 à 25% et a dépassé le million en 2015… soit trois fois la population islandaise. En attendant d’éventuels quotas, les autorités du pays édictent des lois environnementales et tentent de préserver leur patrimoine à coups de campagnes de sensibilisation. Cela ne suffit cependant pas à dissuader les conducteurs de 4x4 qui s’engagent hors des sentiers autorisés.
Préserver et valoriser un patrimoine naturel attrayant est aussi un défi pour la Suisse. «La nature est le premier argument de visite de notre pays, explique Véronique Kanel. Si nous disposons de beaucoup de moyens pour sa protection, nous n’avons pas de grands espaces, contrairement à d’autres Etats.» Pour varier l’offre et satisfaire les visiteurs, l’enjeu consiste à faire coïncider plusieurs activités en un même lieu tout en préservant des zones de tranquillité.
«Le tourisme ne doit pas être trop diffus, mais plutôt concentré en certains endroits», estime Philippe Wäger, chef du secteur environnement du Club alpin suisse. Certaines montagnes comme le Titlis, le Schilthorn ou le Pilatus ont été mises en scène et «offertes» au tourisme de masse; d’autres, non équipées d’infrastructures, sont moins visitées et restent ainsi préservées.
Lucerne et les cars
Loin des grands espaces islandais et des sommets alpins, les habitants de Venise, Berlin ou Amsterdam n’en peuvent plus de voir débarquer des hordes de touristes à valise à roulettes. A bout de nerfs, ils ont fait pression sur les autorités locales et des mesures de limitation sont à l’étude. Même constat plus au sud: les centres historiques de Barcelone et de Lisbonne ont la gueule de bois chaque lundi matin après l’affluence de fêtards venus s’enivrer dans leurs ruelles le temps d’un week-end.
Mais s’attaquer à un pilier de l’économie ibérique reste un sujet sensible en pleine crise. A Lucerne, ce ne sont pas les fêtards, mais les cars de Chinois qui sont montrés du doigt. «Circuler au centre-ville devenait impossible. Il a été demandé aux chauffeurs de limiter leur stationnement au temps de déchargement et de chargement de leurs passagers et de se garer hors du centre-ville dans l’intervalle», explique Sibylle Gerardi, de l’Office du tourisme de Lucerne.
Reste que, pour un touriste venu d’une métropole chinoise, «Lucerne est un village sous-peuplé!» note Véronique Kanel. Juger du «trop de monde» dans un lieu touristique est très subjectif. «D’ordinaire, le touriste asiatique apprécie les lieux très fréquentés, alors que l’Occidental essaie de les fuir. La charge psychologique d’un lieu, l’encombrement ressenti par quelqu’un qui visite un site, est une notion qui varie beaucoup selon son interlocuteur», note Rafael Matos-Wasem, de la HES-SO Valais.
A l’opposé du tourisme de masse, une baisse de fréquentation peut aussi avoir des conséquences néfastes pour un site. Pour relancer le tourisme et attirer les plongeurs, la station balnéaire turque de Kusadasi n’a pas hésité à couler un vieil Airbus A300 en mer Egée. Même scénario en mer Noire, où un Tupolev a été immergé dans les eaux bulgares. Sacrifier des sites pour en préserver d’autres, faire coïncider business touristique et protection des sites, c’est là l’équilibre à trouver pour les responsables des destinations prisées.