Géopolitique. Le 9 août, le président turc ira à Saint-Pétersbourg sceller la réconciliation d’Ankara avec la Russie. Or la Turquie est aussi un membre essentiel de l’Alliance atlantique et une interface stratégique entre l’Europe et le monde arabe. Perspectives.
Dix-huit mille arrestations, 40 000 passeports déclarés non valables, 51 000 fonctionnaires suspendus ou licenciés dont 21 000 enseignants, plus de 1000 écoles privées et 15 universités fermées, 3000 juges et procureurs mis à pied ou incarcérés, entre 6000 et 10 000 militaires placés en détention dont au moins 128 généraux et amiraux, 130 médias (journaux, agences, radios, chaînes TV) bouclés, une centaine de journalistes visés par un mandat d’arrêt: l’inventaire de la féroce répression exercée par le président turc dès le lendemain du coup d’Etat avorté du 15 juillet est inouï.
Si aujourd’hui les chancelleries occidentales s’interrogent, s’inquiètent et parfois condamnent, c’est la prochaine manœuvre de Recep Tayyip Erdogan qui a tout lieu de les effrayer: le 9 août prochain, il est attendu à Saint-Pétersbourg par Vladimir Poutine pour sceller la réconciliation dans des relations mises à mal par l’affaire du bombardier russe abattu par l’aviation turque le 24 novembre 2015 à la frontière syrienne. Or la Turquie est un membre éminent de l’OTAN, une interface stratégique entre l’Occident et le monde arabe, le Caucase et la Russie. Elle possède la deuxième armée de l’OTAN avec 315 000 hommes – même si celle-ci paraît aujourd’hui décapitée, désorganisée et en pleine phase de reprise en main par l’homme fort d’Ankara.
Le processus de normalisation des relations russo-turques s’est brusquement accéléré au lendemain du putsch manqué. L’agence officielle iranienne Fars affirme d’ailleurs que ce sont les services secrets militaires russes (GRU) qui ont averti le président turc, en villégiature dans la station balnéaire de Marmaris, qu’un coup d’Etat se préparait. De leur base de Lattaquié (Chypre), ils avaient capté et décrypté les échanges radio entre les militaires turcs mutins.
Mevlüt Çavusoglu, le ministre des Affaires étrangères, le confirme d’ailleurs d’une certaine manière lorsqu’il dit: «La Russie nous a accordé un soutien total et inconditionnel pendant la tentative de coup d’Etat. Nous en remercions Vladimir Poutine et tous les officiels russes. […] La Russie est non seulement notre proche voisin et une amie, mais également un partenaire stratégique.»
Attrait fortement diminué
Et c’est bien de cela qu’il s’agit: d’un basculement géostratégique dans la région la plus instable du monde. Il y a une certaine logique à tout cela. Sur les plans économique et commercial, la Turquie est beaucoup plus liée à la Russie qu’aux Etats-Unis: plus de 35 milliards de dollars d’échanges et la volonté d’atteindre les 100 milliards d’ici à 2020.
De son côté, l’Union européenne n’est plus un partenaire pour lequel le président turc a les yeux de Chimène: embourbée dans les conflits idéologiques, les difficultés sécuritaires, la stagnation économique, la crise sans fin de l’euro, le Brexit et la naissance d’autres mouvements centrifuges, otage de la bonne volonté turque en matière d’afflux de réfugiés; révulsée à l’idée qu’Erdogan pourrait bien réintroduire la peine de mort si son peuple le demande, protestant contre la vague de répression mise en route en Turquie, les atteintes aux droits de l’homme et à la liberté de presse et d’expression, elle a bien moins d’attraits pour le sultan d’Ankara que le style musclé de l’occupant du Kremlin.
Il n’est d’ailleurs plus guère question depuis quelque temps de négocier l’adhésion de la Turquie à l’UE, même dans un lointain avenir.
Pour la Turquie, dont l’économie souffre énormément, un rapprochement avec Moscou est essentiel. Erdogan a besoin de bonnes nouvelles. Avec Poutine, il entend remettre en route le projet de gazoduc TurkStream à travers la mer Noire et hâter la construction par les Russes en Turquie d’une centrale nucléaire. Il espère aussi que les vacanciers russes viendront sur ses rivages remplacer les Européens qui les ont désertés. D’ailleurs, de premiers vols charters sont déjà signalés à Antalya. De quoi assurer au président turc un regain de popularité.
Provocation
Les dégâts collatéraux en matière de relations internationales, Recep Tayyip Erdogan s’en soucie comme de colin-tampon. Il les exploite plutôt. Il sait que l’OTAN scrute avec beaucoup d’inquiétude son changement de cap. Après tout, lors de son dernier sommet de Varsovie, l’Alliance atlantique avait qualifié la Russie et la mentalité de son agressif président de plus grand défi en matière de politique de sécurité.
Or, pour Erdogan, la provocation que constitue son voyage à Saint-Pétersbourg tombe à point nommé: elle montre que si l’Europe et les Etats-Unis continuent de le contrarier, il a d’autres puissants partenaires dans sa manche. Certes, il n’irait pas jusqu’à décider du retrait de la Turquie de l’Alliance, l’intrication des relations de son pays et de l’armée turque restant trop forte, mais en célébrant son amitié avec Vladimir Poutine, il prévient qu’il ne se laissera pas intimider. Quand bien même la Turquie n’est pas toujours une démocratie exemplaire – moins que jamais depuis quelques mois –, cela ne met nullement en cause le fait qu’elle est membres de l’OTAN depuis 1952.
Après tout, elle ne l’avait pas quittée lors des coups d’Etat de 1960, de 1971 et de 1980, à l’époque de la guerre froide. Mais aujourd’hui, l’Alliance a plus que jamais besoin de la Turquie pour combattre l’Etat islamique même si, depuis le 15 juillet, celle-ci est moins prévisible que jamais. Et même si le président turc évoque beaucoup plus le terrorisme supposé de Gülen et de ses adeptes que celui, avéré, de l’Etat islamique en Syrie, en Irak et, désormais, dans le reste du monde.
Les Etats-Unis – refuge de Fethullah Gülen, l’ennemi juré d’Erdogan, inspirateur désigné du coup d’Etat manqué – doivent pour leur part veiller à éviter toute escalade dans leurs relations avec l’homme fort d’Ankara, alors même qu’il les a accusés d’être derrière le putsch: les Américains ne veulent pas prendre le risque de devoir renoncer à leur immense base aérienne d’Incirlik, tout près de la frontière syrienne, où sont même entreposées des armes nucléaires.
C’est de là, notamment, que décollent les avions militaires de la Coalition qui s’en vont bombarder les repaires de l’Etat islamique en Syrie et en Irak (les opérations militaires ont repris peu après un arrêt imposé à la suite de la tentative de coup d’Etat et à… une coupure de courant). Et la Turquie accueille depuis quelques années des bases de missiles Patriot déployés à la frontière syrienne. Mais les membres de l’OTAN ne savent même plus qui est encore en poste dans la puissante armée turque, à qui ils sont censés s’adresser.
La Syrie, justement. Jusqu’ici Moscou et Ankara se situaient dans des camps opposés, depuis que, en 2013, Erdogan avait laissé tomber Bachar el-Assad et s’est mis à soutenir l’opposition. Mais la situation a changé: l’intervention militaire russe a redonné de l’oxygène à Assad, tandis que celle des Américains a renforcé les Kurdes de Syrie, alliés dans le combat contre l’EI mais ennemis du régime turc.
Et depuis l’hiver dernier, les Russes aussi se sont mis à soutenir les Kurdes syriens en leur larguant du matériel et en les laissant même ouvrir une «ambassade» dans la capitale russe. Du coup, l’assistance jusqu’ici apportée par la Turquie aux rebelles syriens apparaît à Erdogan comme le mauvais choix et il a besoin de Poutine pour éviter la création d’un «Etat» kurde au nord de la Syrie. Indice du revirement: le quotidien anglais The Guardian indique que «les rebelles syriens sont stupéfaits de constater des signes de normalisation entre la Turquie et Damas».
Fethullah Gülen, un gourou suspect?
La rivalité entre Recep Tayyip Erdogan, 62 ans, et Fethullah Gülen, 75 ans, est une histoire de foi et de trahison. L’histoire de deux grands séducteurs islamo-nationalistes qui ont failli chambarder la Turquie et risquent de la mener à la déconfiture.
Gülen se fait passer pour un érudit islamique ouvert au monde, qui vit depuis 1999 dans une propriété dans les forêts de Pennsylvanie et milite pour la paix entre les diverses religions. Les gens qui l’ont rencontré le décrivent en revanche comme un gourou, un idéologue qui ne tolère aucune contradiction.
La communauté güléniste ne dispose d’aucun registre de ses membres, d’aucune adresse. Elle dit être un mouvement informel, alors même qu’elle est très strictement organisée. C’est Gülen qui dicte les actions à entreprendre et les orientations à adopter. Ses proches et affidés sont les «grands frères», ils contrôlent les actions à mettre en œuvre et transmettent les consignes aux subordonnés.
Le journaliste Latif Erdogan – rien à voir avec le président – connaît Gülen depuis des décennies. Il a contribué à édifier la communauté, fut longtemps un «grand frère» et même le numéro deux du mouvement. Il l’a quitté il y a cinq ans: «Beaucoup de nos adeptes ne s’intéressaient guère à la spiritualité, beaucoup plus à la politique et à l’argent.» Il est persuadé que ce sont des partisans de Gülen qui ont fomenté le coup d’Etat manqué et croit savoir pourquoi: «La soif de pouvoir a corrompu cette communauté.»