Propos recueillis par Thomas Schulz
Interview. Pour l’ancien ministre du Travail de Bill Clinton, les Etats-Unis se dirigent vers une société de classes. Les inégalités croissantes sont un terreau pour les démagogues.
Ici, à San Francisco, un enseignant ou un policier ne peuvent plus se payer un logement. Pourquoi est-il devenu si difficile de vivre dans les grandes villes de la planète avec un salaire normal?
Tandis que l’argent des nantis se concentre en des lieux qui passent pour un investissement sûr, les revenus de la classe moyenne en Europe et aux Etats-Unis n’ont plus augmenté depuis longtemps; ils se sont même réduits compte tenu de l’inflation. C’est pourquoi bien des villes ne sont plus à la portée des gens ordinaires.
C’est donc la faute à la globalisation?
En partie seulement. Un autre facteur joue un rôle important: l’élite riche utilise son pouvoir pour modifier petit à petit les règles du jeu capitaliste en sa faveur. La dernière fois qu’on a vu un tel décalage, c’était dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Sommes-nous sur la voie d’une société de classes?
Le fait est qu’il y a une régression. L’inégalité de la fortune ne cesse de croître, mais la répartition des revenus est un problème encore plus grave.
Aux Etats-Unis, le pour cent supérieur de la population empoche plus de 20% du revenu brut annuel. Comment a-t-on pu en arriver là, alors que la tendance se dessinait depuis des décennies?
Pour ce qui est de la fortune, c’est même plus de 40% qui sont entre les mains du pour cent le plus riche. Mais, à ce jour, rien n’a été entrepris contre cette évolution, d’une part parce que nous ne l’avons pas suffisamment perçue, d’autre part parce que les gens ont toujours trouvé le moyen de la compenser. Dans les années 70-80, les femmes se sont mises à travailler et ont rapporté un deuxième revenu; à partir des années 90, les gens ont accru leurs heures de travail hebdomadaire; puis, finalement, ils se sont endettés.
Autrement dit, la classe moyenne s’est menti à elle-même depuis des décennies?
Exact. Ce n’est qu’avec la crise financière mondiale que l’opinion publique a compris à quel point l’inégalité était un énorme problème. Des banques ont été sauvées, mais des millions de personnes se sont retrouvées sans travail, sans réserves, à la rue. D’un coup, elles ont compris que les dés étaient pipés.
Dans votre dernier ouvrage, «Saving Capitalism: For the Many, Not the Few», vous prévoyez un avenir sombre si les sociétés occidentales ne changent pas de cap. La situation est-elle vraiment si inquiétante?
Je veux croire que nous allons retrousser nos manches et empoigner ces problèmes de société. Je crois à la volonté de ces pays d’obtenir des changements par le biais de réformes.
Mais lorsqu’on contemple la course à la présidence américaine, il n’y a pas lieu d’être optimiste.
L’Amérique a aussi sa face sombre qui n’avait cependant pas dominé jusqu’ici: désigner les autres comme boucs émissaires. C’est ce que fait Donald Trump. Cette face sombre est alimentée par la colère. Comme pour le Brexit. Comme pour les mouvements de droite xénophobes en Europe.
Cette colère générale semble alimentée par la peur d’être abandonné sur le bas-côté de la route.
Cela a toujours existé. Lorsque les gens voient leur niveau de vie menacé, c’est une invitation à la démagogie. Trump en est une nouvelle version. C’est pourquoi les élections nécessitent de nouvelles règles.
C’est-à-dire?
La préférence pour un candidat est moins liée à un parti qu’à une couche sociale. Les perdants de l’évolution économique sont les travailleurs, qui reportent leur colère sur l’establishment. Les démocrates de la classe laborieuse penchent pour Trump, les républicains diplômés d’université pour Hillary.
Vous avez soutenu le libéral de gauche Bernie Sanders, qui mise sur les mêmes émotions que Trump.
La colère peut être une bonne chose. L’histoire montre que tantôt elle ouvre une voie royale aux démagogues, tantôt elle déclenche des réformes.
L’inégalité a continué de croître sous la présidence Obama.
Sa politique économique est-elle un échec?
Il faut être juste: il a dû consacrer ses premières années de présidence à sortir l’économie de la récession. Puis il a perdu la majorité au Congrès.
Voyez-vous les mouvements protestataires en Europe et aux Etats-Unis comme des lézardes dans le système?
Tout à fait. A l’avenir, les affrontements politiques ne mettront plus aux prises la gauche et la droite, mais l’establishment et l’antiestablishment. Cela m’inquiète.
Si les inégalités se creusent encore, assisterons-nous fatalement à l’avènement de démagogues?
Pas forcément. Mais cette prochaine décennie, les Etats-Unis et bon nombre de pays européens seront placés devant un choix crucial: soit un gouvernement autoritaire, soit des réformes démocratiques fondamentales conduisant à plus d’équité.
On dirait un appel à la lutte des classes.
Il ne s’agit pas de diaboliser ou d’attaquer des individus en tant que tels, mais nous devons constituer un mouvement qui rassemble les gens de droite comme de gauche pour combattre l’élite fortunée.
En Europe, les inégalités ne sont pas aussi criantes…
Mais bien des pays prennent le même cap, car ils se calquent sur le capitalisme américain. Le néolibéralisme à l’américaine est une tendance extrêmement dangereuse.
La classe moyenne est la pierre angulaire d’une économie prospère. Ne devrait-elle pas avoir plus d’influence?
Bien sûr. Mais aux Etats-Unis, elle n’en a plus. Nombre d’études indiquent que les attentes du citoyen moyen ne jouent pratiquement aucun rôle dans les options politiques. Naguère, il en allait autrement.
Qu’est-ce qui a changé?
Autrefois, il y avait de puissants contrepoids: les syndicats, les banques locales, les associations économiques régionales. Dans les années 80, la logique du capitalisme a balayé ces centres de pouvoir: seul le profit de l’actionnaire compte désormais, et on l’atteint par toujours plus de fusions/acquisitions, de licenciements massifs et de réductions de coûts. Le politique facilite cette évolution.
Mais il n’est quand même pas si aisé pour les élites économiques de manipuler l’ensemble du système politique.
Si. Tous les jours, à Washington comme à Bruxelles, des décisions sont prises qui influencent les règles du jeu capitaliste. C’est une chambre noire: par-devant entrent les lobbyistes et le financement des campagnes électorales, par-derrière sortent les règlements utiles aux nantis.
Jusqu’ici, la plupart des Américains se préoccupaient peu des privilèges des riches, aussi longtemps qu’ils ont eu l’impression de pouvoir, eux aussi, se hisser au sommet par leurs propres forces.
Cela aussi a changé. Naguère, on disait: «Je me fiche de savoir ce que font les milliardaires, j’entends en être un à mon tour.» Mais depuis la crise, beaucoup d’Américains craignent que le sort de leurs enfants ne soit pire que le leur. Ils ne croient plus au mythe américain du laveur de vaisselle qui devient millionnaire.
Qu’en est-il du principe de la méritocratie: si je travaille dur, j’arrive forcément au sommet?
La méritocratie n’est plus qu’un mythe. Bien des gens travaillent à plein temps ou ont même deux jobs: ils restent pauvres quand même. Alors ils croient qu’ils ne sont pas assez bons, tandis que le CEO qui gagne 20 millions se prend pour un génie. C’est ridicule.
En même temps, beaucoup de gens ne peuvent pas travailler autant qu’ils le souhaitent: ils pataugent dans des jobs à temps partiel.
Ça aussi, c’est nouveau. Un tiers du marché du travail américain est fait d’emplois à temps partiel, d’indépendants forcés et de stagiaires à perpète mal payés, qui vivotent à la petite semaine. Cela crée une grande insécurité. Et, bientôt, ce sera la moitié du marché du travail qui ressemblera à ça.
Le progrès technologique constitue-t-il un problème structurel pour le marché du travail?
Clairement. La robotique, l’intelligence artificielle: tout bouge tellement vite que, ces vingt prochaines années, une quantité d’emplois de qualification moyenne vont disparaître.
Vous peignez le diable sur la muraille…
Comprenons-nous bien: le progrès est susceptible d’améliorer notre existence. En 1928, John Maynard Keynes prophétisait déjà qu’en 2028, grâce à la technologie, nous travaillerions moins et que le plus grand problème social serait l’excès de loisirs. Ce qu’il a oublié, c’est que nous ne pourrions peut-être plus nous offrir notre niveau de vie. Dans trente ans, la plupart d’entre nous auront encore un emploi mais gagneront moins.
Il faut donc veiller à ce que l’argent circule, notamment par le biais d’un revenu de base inconditionnel. Les riches seraient mieux inspirés de se contenter d’une petite part d’une économie en croissance rapide que de vouloir une grosse part d’une économie en stagnation, avec une classe moyenne qui manque de pouvoir d’achat pour favoriser la croissance.
Et que se passera-t-il si Trump devient président?
Ça me fait peur. C’est un mégalomane, un hypocrite xénophobe qui s’adresse précisément à la population qui est en train de perdre pied. Il n’y a qu’un moyen: Hillary Clinton doit sérieusement s’engager à réduire l’influence des élites riches sur la politique et veiller à une répartition plus équitable du bien-être.
© DER SPIEGEL
Traduction et adaptation gian pozzy