Mehdi Atmani
Eclairage. Les critiques s’accumulent contre l’organisation de Julian Assange: partage d’une vidéo ultraviolente le soir des attentats de Nice, fuite d’e-mails du parti AKP menaçant la sécurité de milliers de citoyens turcs, publication des messages internes au Parti démocrate américain. Autrefois considérée comme l’alliée de la société civile, WikiLeaks fait preuve de négligence.
WikiLeaks a-t-elle perdu la tête? Après des mois d’anonymat, l’organisation cofondée par Julian Assange signe son grand retour sur la scène internationale en jouant un jeu dangereux. Acte I, le 14 juillet dernier. WikiLeaks republie sur son compte Twitter une vidéo non censurée des 85 victimes de l’attentat de Nice. On y voit des corps déformés par les roues meurtrières du camion fou. La France est de nouveau en deuil. La Toile pullule de contenus vidéo et photo amateurs morbides que la gendarmerie nationale tente tant bien que mal de supprimer.
Dans sa ligne de mire figure WikiLeaks. L’organisation spécialisée dans la divulgation de secrets diplomatiques pousse alors jusqu’à l’obscénité son dogme de la transparence absolue et le revendique. La publication de ces images est importante pour montrer la réalité terroriste «à ceux, à gauche comme à droite, qui veulent la balayer sous le tapis». En France, comme à l’étranger, cette justification suscite une vague d’incompréhension.
Des documents, mais pas de révélations
L’acte II intervient quelques jours plus tard aux Etats-Unis. Nous sommes le 22 juillet, soit trois jours avant l’ouverture de la convention d’investiture du Parti démocrate, à Philadelphie. Cette grand-messe a pour objectif de fédérer les troupes démocrates derrière la candidature de Hillary Clinton à la présidentielle américaine. Un événement symbolique choisi par WikiLeaks pour publier plus de 20 000 courriels internes du Parti démocrate: les DNC Leaks (fuites du Comité national démocrate).
Certains documents – de loin pas tous – révèlent que des hauts responsables du parti, en majorité favorables à Hillary Clinton, ont tenté de saboter la campagne de Bernie Sanders, son rival lors des primaires. Le 24 juillet, veille de la convention, la présidente du Comité national démocrate, Debbie Wasserman Schultz, démissionne. Trois jours plus tard, alors que le raout démocrate bat son plein, WikiLeaks court-circuite le discours très attendu de Barack Obama pour annoncer sur Twitter une nouvelle salve de révélations: les DNC Recordings, soit 29 enregistrements audio du Comité national démocrate.
L’onde de choc tant attendue par les partisans de WikiLeaks n’aura pas lieu. Les 29 fichiers MP3 mis en ligne se révèlent être des messages laissés sur la boîte vocale du parti. On y entend des militants favorables à Hillary Clinton se plaindre de la campagne de Bernie Sanders. Il y a aussi des messages plus personnels, mais pas l’ombre d’un scandale. Raillés par les médias américains, les DNC Recordings suscitent l’ire de plusieurs voix influentes dans le domaine de la sécurité informatique, car WikiLeaks n’a pas pris la peine d’expurger les données personnelles (coordonnées, numéros de passeport) des donateurs du Parti démocrate et d’anonymes cités dans les documents.
L’organisation de Julian Assange vient donc de commettre un acte irresponsable, condamné par l’un de ses plus célèbres alliés: Edward Snowden. L’ex-informaticien de l’agence de renseignement américaine (NSA) – qui vit reclus depuis trois ans dans la capitale russe à la suite de ses révélations planétaires sur le programme d’espionnage américain Prism – ne ménage pas l’organisation. «Démocratiser l’accès à l’information n’a jamais été aussi important, et WikiLeaks a aidé à le faire. Mais leur hostilité à la plus minime des tris est une erreur», écrit-il sur Twitter. Réponse de l’intéressé? «L’opportunisme ne vous fera pas obtenir une grâce de Clinton.»
Assange fait-il le jeu de Trump?
Au-delà du contenu des documents, c’est le moment choisi par WikiLeaks pour les publier. Le site se voit ainsi accusé par The New York Times de faire le jeu du républicain Donald Trump. L’organisation explique son choix de la convention démocrate pour bénéficier du «maximum de visibilité.» Il n’empêche, Hillary Clinton se trouve dans le collimateur de Julian Assange. Le cofondateur de WikiLeaks ne s’en est pas caché ces derniers jours sur la chaîne américaine CNN.
Répondant aux questions du journaliste Anderson Cooper, le hacker australien menace de plomber la campagne de la candidate démocrate à la Maison Blanche avec des données qu’il a en sa possession: «Nous avons beaucoup d’informations, nous pensons donc les étaler à différentes occasions au fur et à mesure que nous serons prêts à les publier». Hillary Clinton est prévenue.
D’autres critiques s’interrogent sur l’origine des fuites. A l’instar des proches de Hillary Clinton et des médias américains qui soupçonnent WikiLeaks d’avoir acquis les fichiers des DNC Leaks par l’intermédiaire des services secrets russes. L’organisation de Julian Assange a plusieurs fois nié tout lien avec la Russie. Quant à Moscou, elle qualifie ces accusations d’absurdes. Julian Assange ne s’est pas montré plus bavard sur CNN. «Qu’est-ce que c’est que ce genre de question? Je suis journaliste, nous ne révélons pas nos sources.»
A elle seule, cette dernière déclaration résume toute la personnalité de Julian Assange. Egocentrique pour certains, paranoïaque pour d’autres, le hacker blond de 44 ans autoproclamé «rédacteur en chef» de WikiLeaks aime les coups médiatiques. Depuis ses débuts à la tête de l’organisation, il entretient une conception controversée de la déontologie journalistique. Pour le comprendre, il faut remonter à l’été 2010, soit quelques semaines avant la publication de 251 000 câbles diplomatiques confidentiels par WikiLeaks et cinq médias internationaux (The Guardian, Le Monde, The New York Times, El País, Der Spiegel). Les révélations susciteront un séisme planétaire au même titre qu’elles vont contribuer à la notoriété de WikiLeaks.
Au mois de juin 2010, Julian Assange dispose des 251 000 câbles diplomatiques transmis par Bradley Manning, ce soldat américain en Irak condamné en 2013 à trente-cinq ans de prison pour cet acte et qui deviendra Chelsea Manning après un changement de sexe. Julian Assange veut publier les câbles. Seul dans son coin, il n’y arrivera pas. L’Australien contacte ainsi The Guardian, «le partenaire naturel» selon Assange, et lui propose l’ensemble des documents.
Julian Assange n’a alors jamais travaillé avec de grands médias. «Il a confié les documents au Guardian en pensant qu’il pourrait en garder le contrôle», expliquera Yves Eudes, journaliste au Monde qui a enquêté sur les câbles. Dans les jours qui suivent, The Guardian propose au fondateur de WikiLeaks de former un pool de journaux internationaux pour traiter les documents. WikiLeaks impose aux journaux de lui soumettre les câbles expurgés des noms pour validation. Le système est ingénieux et fonctionne bien.
Des relations conflictuelles avec les médias
Mais, à Londres, les relations entre Julian Assange et The Guardian se détériorent rapidement. En cause, des problèmes d’ego. Face à cette mine d’or journalistique, le quotidien britannique met le paquet pour couvrir l’opération tout en se montrant très critique envers la personnalité particulière de Julian Assange. Ce dernier ne comprend pas cette double posture et se braque. Ce n’est pas mieux du côté du New York Times. Tout au long de leur relation, le journal américain traite Assange comme une source, alors que ce dernier se considère partenaire, voire journaliste.
A l’automne 2010, les cinq médias partenaires diffusent plus de 20 000 documents expurgés. Puis, au mois de décembre, la plupart décident de mettre un terme à leur collaboration exclusive avec WikiLeaks. Mis au ban par les médias internationaux, traqué par les autorités américaines pour avoir divulgué des secrets diplomatiques, Julian Assange fait également l’objet de poursuites judiciaires en Suède, où il est recherché pour une affaire de viol et d’agressions sexuelles présumées sur deux jeunes femmes en décembre 2010.
Visé par un mandat d’arrêt européen émis par le royaume scandinave, le cofondateur de WikiLeaks a toujours nié les faits, affirmant que les relations étaient consenties. Depuis le début de la procédure, le hacker australien a toujours refusé de se rendre sur place pour y être entendu, par crainte de se voir extradé vers les Etats-Unis, où il redoute une condamnation à mort pour la divulgation des documents confidentiels. Depuis le mois de juin 2012, il vit reclus dans l’ambassade équatorienne de Londres.
Retour en juillet 2016 pour l’acte III. WikiLeaks publie hâtivement, le 19 juillet, 300 000 messages électroniques piratés sur les serveurs informatiques du Parti de la justice et du développement (AKP), le parti au pouvoir en Turquie. L’organisation de Julian Assange explique avoir anticipé la publication à la suite du coup d’Etat manqué du 15 juillet. Quant aux documents, ils ne contiennent aucune révélation importante. Il s’agit d’abord de discussions de groupe banales et de messages envoyés par des citoyens au parti au pouvoir.
Un jeu dangereux
Mais c’est un message publié sur les réseaux sociaux par WikiLeaks, avec un lien vers «la source complète» des données, qui suscite les critiques des plus fidèles membres de l’organisation. En effet, le lien en question renvoie vers une base de données électorale quasi complète comprenant les informations personnelles et adresses postales de citoyens turcs.
Le lendemain de la publication, l’autorité turque de régulation des télécommunications a pris la décision controversée de bloquer l’accès au site de WikiLeaks en Turquie. Mais, en exposant hâtivement sur l’internet l’identité de plusieurs centaines de milliers de citoyens turcs, l’organisation, coupée de ses soutiens médiatiques et de plusieurs de ses membres, joue un jeu dangereux. Pis, elle semble avoir perdu la tête.