Marie Maurisse
Décodage. En Suisse, héberger un étranger sans permis de séjour est passible d’une amende, voire d’une peine de prison. Une mesure disproportionnée, qui engorge les tribunaux et bloque le travail des associations pour le droit d’asile.
L’accusé, penaud, entre dans la salle d’audience. En ce jour d’avril, les procès se succèdent dans la salle A du Palais de justice de Genève. Celui-ci en est un comme un autre, à cela près que le prévenu est accusé d’un délit pour le moins surprenant: celui d’avoir hébergé un ami, certes en situation irrégulière. En Suisse, l’article 116 de la loi fédérale sur les étrangers punit «l’incitation à l’entrée, à la sortie ou au séjour illégaux». A ce titre, aider un clandestin est strictement interdit et c’est pourquoi Jalil *, en ce lundi pluvieux, est appelé à comparaître devant Lorella Bertani, qui officie pour l’occasion comme juge au Tribunal de police.
Dans la salle, l’ambiance est tendue et tout se passe comme si Jalil avait été l’auteur d’un cambriolage ou d’une agression. Pas d’exception, la loi est la loi, et le jeune homme est accusé de l’avoir enfreinte. Sa faute? Fin 2014, il a accueilli chez lui pendant environ un mois un homme sans papiers qui venait de sortir de prison. «C’est un ami d’enfance, explique-t-il. Ses parents sont les voisins de mes parents en Algérie. Il n’avait nulle part où dormir, je lui ai proposé de venir à la maison quelque temps.»
Sur le pas de la porte, l’avocat Philippe Currat avait tenté de rassurer son client en lui glissant: «Ça va aller, ce sera rapide.» Pourtant, l’audience durera largement plus d’une heure. Car l’inculpation de Jalil est l’occasion pour la juge de revenir sur son casier judiciaire et ses difficultés à trouver un emploi. Les questions de Lorella Bertani sur sa situation se font toujours plus sèches et toujours plus pressantes. A-t-il enfin entamé une formation? «Notre fils de 10 ans est décédé il y a un mois après des mois de maladie, il avait un cancer», se justifie Jalil en bégayant. Lorella Bertani: «Je veux bien comprendre que c’est dur, la vie. Mais il faudrait trouver un travail!» Maître Currat intervient: «Madame la juge, vos remarques sont déplacées.»
«Vous risquez des ennuis»
Retour au fameux article 116: Jalil est-il coupable? Sur le bail de l’appartement familial, seule son épouse est mentionnée. Elle est alors considérée comme responsable et appelée comme témoin. «Madame, savez-vous que ce que vous avez fait n’est pas permis par la loi?, lui demande Lorella Bertani. Vous risquez des ennuis.» La jeune femme, l’air épuisé, répond: «Laisser dormir quelqu’un dehors, en plein hiver, dans le froid, c’est pas normal. Je l’ai hébergé gratuitement jusqu’à Noël.»
Lors de sa plaidoirie, Philippe Currat souligne l’incongruité de la situation. «L’image humanitaire de la Suisse est régulièrement mise en avant à Genève. Il faudrait le faire autrement qu’en condamnant quelqu’un pour avoir ouvert sa porte à un ami! » Il se réfère à la maigre jurisprudence qui existe sur le sujet.
Le Tribunal fédéral évite une application trop restrictive de l’article 116 quand les contacts avec le clandestin ne sont pas faits pour s’enrichir ou organiser un trafic, mais pour lui rendre la vie plus agréable. La clémence est également recommandée si l’hébergement ne sert pas à dissimuler la personne aux yeux des autorités. Pour l’avocat Philippe Currat, disert, Jalil est sans conteste «la mauvaise cible, au mauvais moment. Et l’article 116 est une mauvaise disposition légale.»
Après une courte délibération, Lorella Bertani opte finalement pour l’acquittement. Non sans ajouter que, «humanité ou pas, il vaut mieux éviter d’héberger quelqu’un sans statut légal en Suisse, la loi étant ce qu’elle est». Le texte n’est pas une coquille vide: ces trois dernières années, il a été de plus en plus appliqué. Comme le révélait L’Hebdo du 24 mars dernier, 875 personnes ont été condamnées en Suisse en 2014 au titre de l’article 116 de la loi sur les étrangers, contre 807 en 2013 et 582 en 2012. Chez les avocats spécialisés ainsi qu’au sein des associations qui militent pour le droit d’asile, on connaît par cœur l’article 116.
«Récemment, avec les Eglises, nous nous sommes demandé si nous devions payer l’amende d’une mère géorgienne en situation irrégulière afin qu’elle évite la prison, explique Cesla Amarelle, conseillère nationale socialiste vaudoise. Il s’agissait de 3000 francs. On se pose systématiquement la question: jusqu’où peut-on aider quelqu’un sans tomber dans l’illégalité?» Cette spécialiste de l’immigration a toujours été contre l’article 116 dans la mesure où il «criminalise la solidarité. C’est un casse-tête. Peut-on héberger un monsieur sans papiers le temps qu’il obtienne un permis?»
Bon sens
Dans le canton de Vaud, il semble que de telles condamnations soient rares. Certes, l’avocat Jean-Michel Dolivo a déjà vu des personnes se faire amender pour héberger des clandestins. Mais pour lui, « ces dispositions sont surtout là pour intimider». Graziella de Coulon, du collectif Droit de rester, a été plusieurs fois menacée de procédures, sans que jamais elle ne soit finalement poursuivie. Avec le temps, elle et ses camarades ont appris qu’il ne faut pas héberger quelqu’un trop longtemps et que, face à la police, mieux vaut insister sur le devoir moral d’aider son prochain. Des arguments plus faciles à faire valoir pour les Eglises que pour les associations militantes.
Gabriel Pittet, curé de la paroisse catholique du Sacré-Cœur, à Lausanne, accueille depuis quelques semaines dix requérants menacés de renvoi. L’Eglise cantonale a désapprouvé son choix, mais lui persiste: «Nous savons que nous sommes décalés par rapport à la loi, mais nous ne faisons pas ça contre l’Etat de droit.» Pour le moment, la police ne l’a pas interpellé à ce sujet.
Dans d’autres cantons, les autorités seraient moins souples dans ce genre de situation. En Suisse romande, les autorités feraient souvent preuve de bon sens en évitant de mettre en prison des citoyens qui ont simplement offert le gîte et le couvert à une personne dans le besoin. Mais à Genève, le coup de main de Jalil à son ami d’enfance a tout de même coûté à la justice des frais de procédure et des heures de travail. Ne faudrait-il pas, alors, supprimer ce qui est parfois appelé le «délit de solidarité»?
En 2012, sous la pression des associations d’aide aux migrants de la jungle de Calais, le Parlement français avait remanié l’article en question, en distinguant d’un côté les passeurs, qui abusent de la détresse des réfugiés, et les citoyens qui les aident sans contrepartie. Cesla Amarelle estime qu’au Parlement suisse, «les chances de faire passer une telle réforme sont faibles».
* Prénom d’emprunt