Portrait. En inventant l’instrument de smartvote.ch, le géographe avait déjà révolutionné la lecture de la politique. Il est désormais devenu l’un des commentateurs les plus pointus de l’actualité fédérale.
En Suisse alémanique, Michael Hermann est une star, mais il reste méconnu de ce côté-ci de la Sarine. Plus pour longtemps. Le géographe politique vient de ravir au «pape» Claude Longchamp un important mandat de la SSR, celui de l’établissement du baromètre politique avant les élections fédérales de 2019. Une forme de consécration pour cet Emmentalois qui publie ces jours-ci un livre consacré au «ciment de la Suisse».
Chercheur passionné, commentateur pointu et entrepreneur à la tête de l’institut Sotomo, une microentreprise de cinq collaborateurs, Michael Hermann coiffe plusieurs casquettes avec, semble-
t-il, toujours le même bonheur. Pas un mois, pas une semaine ne s’écoulent sans qu’une de ses analyses ne fasse la une des médias, du Tages-Anzeiger au SonntagsBlick, de 20 Minuten à la NZZ am Sonntag.
«Le glissement à droite du Parlement est déjà mort, et c’est l’UDC qui le sabote», titre ainsi le SonntagsBlick pas plus tard que le 10 juillet dernier. Le dominical de boulevard s’est justement fondé sur une étude de Michael Hermann démontrant que l’UDC s’isole des autres partis bourgeois lors d’une votation sur trois. Inutile de dire que son président, Albert Rösti, est furieux. «C’est une étude totalement tendancieuse», s’insurge-t-il, laissant entendre que son auteur y laisse transparaître ses convictions politiques. «C’est un homme de centre gauche», assène le nouveau président de l’UDC.
Qui est donc ce géographe qui ne laisse personne indifférent sous la Coupole fédérale, bien qu’on ne l’y aperçoive quasiment jamais? Un homme curieux, ouvert et surtout épris d’indépendance d’esprit. Michael Hermann est fils de parents UDC à Huttwil, une bourgade bernoise de moins de 5000 habitants, nichée au cœur de l’Emmental. Son père, droguiste, a dirigé la section locale du parti, tandis que sa mère a été conseillère communale. Aujourd’hui, il vit à Zurich, dans le nouveau quartier tendance de Wipkingen, là où les deux laboratoires d’idées Avenir Suisse et Foraus se sont aussi installés. «J’y ressens à la fois l’atmosphère d’une grande ville et un esprit villageois, dans la mesure où les gens se connaissent et se parlent.»
Des envies d’engagement politique
En suivant des études de géographie et d’histoire à l’Université de Zurich, Michael Hermann s’engage brièvement au sein du Parti socialiste. C’est l’époque où Bill Clinton, Tony Blair et Gerhard Schröder – autant de figures qu’il admire – tentent de réconcilier le socialisme avec l’économie. En Suisse, le PS se dote d’un programme économique sous l’impulsion de son président Peter Bodenmann et l’étudiant n’y reste pas indifférent.
«Je crois aux bienfaits du libre marché et de la concurrence, mais je reconnais la nécessité de l’Etat dans les domaines de la sécurité, de la formation et des infrastructures», souligne-t-il. Mais Michael Hermann l’admet, il a de la peine à supporter les structures établies: «J’ai même songé à créer mon propre parti, une formation libérale de gauche entre le PLR et le PSS.»
Les rêves politiques envolés, Michael Hermann s’engage dans une carrière de chercheur qui ne tarde pas à décoller. Après avoir rédigé un «atlas du paysage politique suisse», il se fait remarquer par Andreas Müller, alors collaborateur du conseiller fédéral Pascal Couchepin, qui l’invite à animer la réflexion lors d’une de ses fameuses courses d’école à l’île Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne. La Weltwoche descend en flammes le travail du «jeune effronté», mais celui-ci est désormais connu à Berne.
Ce d’autant plus qu’il développe – pour le site smartvote.ch – un instrument qui fait entrer la lecture de la politique dans une nouvelle ère. Pour situer visuellement le positionnement d’un candidat, il tisse un graphique en forme de toile d’araignée à huit dimensions sur la base d’un questionnaire recouvrant une dizaine de thèmes. Il s’en dégage une image beaucoup plus précise et nuancée que celle axée sur l’archaïque polarité gauche-droite. «Cet instrument a révolutionné la compréhension de la politique auprès de la jeune génération», s’enthousiasme Samuel Lanz, actuel secrétaire général du PLR. Lequel avoue s’être engagé au sein des libéraux-radicaux après avoir répondu à ce questionnaire.
Tout au long de ses travaux, Michael Hermann fait longtemps abstraction de ses convictions politiques, au point que, en 2010, la politologue bernoise Regula Stämpfli ne voit en lui que «l’esprit d’un plancton». Lorsqu’il prédit une victoire de l’UDC aux dernières élections fédérales, la gauche l’accuse d’être un «crypto-UDC». Quant à la droite, elle le soupçonne de vouloir ainsi mobiliser l’électorat de gauche. Lui-même se défend d’avoir de telles arrière-pensées. «J’ai d’excellentes relations avec des politiciens de tous les bords: Min Li Marti au PS, Ruedi Noser au PLR, Lukas Reimann à l’UDC.
Lorsque, en novembre 2011, le candidat au Conseil fédéral Alain Berset veut savoir comment il est perçu en Suisse alémanique, il fait aussi appel au patron de l’institut Sotomo. Tous deux se voient au sous-sol du café Roma, à Berne, alors l’un des lieux de rendez-vous les plus discrets aux alentours du Palais fédéral. En 2014, c’est cette fois le rédacteur en chef de la Weltwoche, Roger Köppel, aujourd’hui également conseiller national UDC, qui lui offre une chronique dans son magazine, proposition qu’il décline.
«Il n’a pas d’inhibitions. C’est un homme intègre qui travaille avec tous les acteurs politiques, sans exception», note la conseillère nationale Kathrin Bertschy (Vert’libéraux/BE), qui le connaît bien. Samuel Lanz, dont le PLR a fait appel à lui sur la question des apparentements, salue aussi son «professionnalisme». En août 2014 pourtant, cinq mois après l’approbation par le peuple suisse de l’initiative de l’UDC «Contre l’immigration de masse», Michael Hermann sort soudain de sa réserve.
Le pouvoir de penser
Jusque-là, il avait pensé qu’une analyse dépassionnée était la meilleure attitude par rapport à l’UDC. Mais il change d’avis en voyant ce parti abuser de la démocratie à coups d’initiatives populaires toujours plus extrémistes, comme celle – court-circuitant le Parlement – dite de mise en œuvre relative aux étrangers criminels. Dans le cadre de la chronique qu’il rédige depuis 2009 pour le Tages-Anzeiger, il dénonce alors les dérives de l’UDC. S’il ne va pas jusqu’à l’accuser de tendances fascisantes – comme d’autres le font au centre gauche –, il fustige son «nationalisme exacerbé dénigrant systématiquement l’étranger» et l’expert qu’il est s’en distancie clairement: «A force de peser le pour et le contre, on devient complice d’ayatollahs politiques», écrit-il.
Ce coming out lui vaut énormément de commentaires, souvent positifs. «C’est l’un des rares politologues à avoir une conception éthique de la politique, fondée sur un vrai système de valeurs et un réel respect des institutions», apprécie le président du groupe socialiste Roger Nordmann. Malgré sa notoriété bien établie, le chercheur n’affiche aucune vanité ni volonté de pouvoir. «Je n’aime pas le pouvoir, si ce n’est celui de penser et de créer.»
Dans son livre * à paraître ces prochains jours, Michael Hermann s’attache à décrypter la Suisse et ce tissu de liens qui la cimente. Certes, les conflits qui la secouent ne manquent pas, mais ils reproduisent rarement le même clivage, contrairement à ce qui se passe en Belgique. Dans cette optique, le fédéralisme suisse joue un rôle bienvenu de coussin amortisseur. Quatre cantons sont plurilingues et huit multiconfessionnels. Les plus grands d’entre eux, comme Berne et Vaud, vivent au quotidien le champ de tensions le plus récurrent de ces dernières années, celui opposant les villes à la campagne. «C’est cette évolution constante des fronts, cette formation d’alliances nouvelles qui tiennent la Suisse ensemble», note-t-il.
Une «démocratie de majorités»
Il n’en reste pas moins que plusieurs dangers menacent la Suisse, notamment la polarisation de la politique. «Les partis sont devenus presque comme des sectes», déplore Michael Hermann. Voilà trente ans, la distance séparant les radicaux vaudois de ceux de Zurich était plus grande que celle entre deux partis bourgeois. Dans les années 80, à l’UDC, la mère bernoise du géographe s’engage activement pour le nouveau droit du mariage abolissant la notion de chef de famille, alors que Christoph Blocher le combat férocement. Cette culture locale des partis a disparu. A Berne, les centrales imposent une unité de doctrine sur les principaux thèmes.
Dans les partis, les personnalités modérées, même très populaires comme Daniel Jositsch (PS) ou Christa Markwalder (PLR), sont marginalisées. La faculté au compromis a beaucoup faibli. Ces dernières années, la Suisse n’a plus réussi de grandes réformes, à l’exception de celles sur l’asile. «Le système a un problème de déficit en matière de prise de responsabilités. Chaque parti gouvernemental peut pratiquer une politique d’opposition sans en subir les conséquences», regrette Michael Hermann.
Marquées par le glissement à droite et la démission d’Eveline Widmer-Schlumpf, les élections 2015 marquent une évolution vers une «démocratie de majorités». La coalition bourgeoise parviendra-t-elle à s’imposer? L’avenir le dira. Mais le géographe ne peut s’empêcher de relever l’ironie de l’histoire: ceux qui ne cessent de louer le Sonderfall helvétique sont aussi ceux qui en font un pays ressemblant de plus en plus au modèle européen.
* Michael Hermann: «Was die Schweiz zusammenhält», Zytglogge Verlag.
Profil
Michael Hermann
1971 Naissance à Huttwil dans l’Emmental (BE).
1998 Etudes de géographie, d’économie politique et d’histoire à l’Université de Zurich.
2003 Développement de l’instrument de la toile d’araignée («smartspider») pour visualiser le positionnement d’un politicien, notamment pour le site smartvote.ch.
2007 Création de l’institut de recherche Sotomo.
2009 Chronique régulière dans le Tages-Anzeiger et le Bund.
2016 Mandat de la SSR pour l’élaboration du baromètre politique d’ici aux prochaines élections fédérales.