Propos recueillis par Klaus Brinkbäumer et Susanne Koelbl
Interview. En guerre civile plus ou moins larvée, la Libye a depuis mars un nouveau premier ministre. Fayez al-Sarraj est censé surmonter les divisions politiques, combattre l’autoproclamé Etat islamique et réprimer les réseaux de passeurs.
Dans la capitale, Tripoli, l’électricité manque jusqu’à dix heures par jour, les banques n’ont presque plus de liquidités, l’alimentation est hors de prix et un hôpital sur deux est fermé pour manque de personnel ou de médicaments. Des tirs sporadiques se font entendre, les gens rasent les murs. Le dictateur Kadhafi a été abattu en 2011. A l’époque déjà, l’immense pays désertique, de 6,4 millions d’habitants seulement, regorgeait d’armes de tout calibre que se disputent des milices de tout poil. A la dictature ont succédé cinq ans d’anarchie totale.
Dans le quartier de Kirkarish, à deux pas d’une rue marchande où les revendeurs de vêtements griffés Benetton ou Mango attendent une improbable clientèle, commence le monde de l’ombre. Comme il n’y a pratiquement plus d’emplois, presque pas d’industrie et pas de croissance, les trafics de tout ordre prospèrent: cigarettes, drogue et surtout êtres humains. C’est d’ici que partent tous les jours vers l’Europe des milliers de migrants. C’est non loin d’ici que l’Etat islamique a fait son nid.
En 2011, on avait vu un front uni contre les troupes de Kadhafi. Puis les rebelles se sont divisés entre islamistes et non-islamistes, d’anciennes querelles tribales se sont réveillées et tout le monde a des armes à ne savoir qu’en faire. Les anciens partisans de Kadhafi ont pris le parti des non-islamistes, les militaires ont rejoint le puissant général Khalifa Haftar à l’est. Puis est encore arrivé Daech, l’autoproclamé Etat islamique. Aujourd’hui, le pays est divisé entre est et ouest. Et d’innombrables milices apparaissent puis disparaissent chaque semaine.
Ce pays déchiré n’a plus de commandement, plus de structures, plus d’identité commune. Tous ceux qui avaient de l’argent à la banque l’ont retiré: 40 milliards de dinars (28 milliards de francs) se sont évanouis dans la nature. Les deux (!) banques centrales ont activé la planche à billets. Les chefs des milices ont fait fortune sur le marché noir.
Le nouveau gouvernement de Fayez al-Sarraj est pratiquement hors d’état de protéger sa population. Il a été mis en place par les Nations Unies. Or, il existe deux autres gouvernements qui ne le reconnaissent pas, l’un à Tripoli, l’autre à El-Beïda, dans l’est.
Il y a pourtant des Libyens qui auraient les moyens de fuir cette anarchie mais qui restent, résolus à sauver leur pays. Il y a ce leader étudiant qui organise chaque année une bourse aux livres internationale, cet expert des droits de l’homme qui rédige stoïquement des rapports sur les abus perpétrés contre les migrants ou sur les salles de torture secrètes et les envoie à Human Rights Watch et à la presse.
Le premier ministre Fayez al-Sarraj est l’un d’eux. Architecte, homme d’affaires, 56 ans, député au Parlement de Tobrouk. Son père était ministre du temps du roi Idris, avant 1969. L’ONU l’a nommé premier ministre parce qu’il n’appartient à aucune faction, qu’il n’a pas de passé criminel et n’est pas corrompu. C’est à la fois sa force et sa faiblesse: c’est un homme libre, mais il est complètement déconnecté des gens qu’il est censé gouverner. Et personne ne l’a élu. Il nous reçoit dans une base de la marine.
Etes-vous vraiment l’homme adéquat à la tête de la Libye?
Cette question, vous devriez la poser aux citoyens libyens. C’est à eux d’y répondre. Chez nous, la situation est compliquée. Reste que lorsque j’ai été désigné chef du Conseil présidentiel et premier ministre, j’étais prêt à relever le défi. Nous espérons du soutien, ici et à l’étranger.
Etes-vous pris au sérieux dans un pays aussi violent, qui regorge d’armes?
Ces cinq dernières années, les Libyens ont vécu des temps très difficiles, une situation sécuritaire délicate. Ils ont besoin d’un peu de tranquillité, d’un peu de réflexion.
Vous sentez-vous en sécurité?
La plupart du temps.
Il n’y a pas encore eu de tentative d’attentat?
Non. Comme nous avons coutume de le dire: seul Dieu décide si nous devons vivre ou mourir. Il ne faut pas avoir tellement peur.
Mais vous jugez probable que les attaques terroristes se poursuivent.
Les dangers vont augmenter, en relation avec notre combat contre le terrorisme, mais nous devons assumer notre rôle dans ce combat et prendre nos responsabilités. C’est notre destin.
Lorsque vous êtes arrivé en mars de Tunis pour prendre les rênes du gouvernement, vous jouissiez du soutien de la population. Ce soutien diminue. Pourquoi avez-vous si peu à proposer à votre peuple?
Je n’ai pris mes fonctions que le 30 mars. Nous avons immédiatement été confrontés à une nuée de problèmes nés des gouvernements précédents et de l’ancien régime. L’environnement est délicat et le gouvernement n’a pas de revenus.
Pas d’impôts?
Non. Nous avons travaillé des mois sans budget. Ce n’est que depuis quelques semaines que nous avons de petits revenus, que nous pouvons transférer aux ministères. Ce qui aide.
Combien?
Un milliard et demi de dinars libyens (ndlr: environ 1 milliard de francs). Il est évident que cela ne suffit pas pour faire fonctionner un Etat. Et surtout pas dans une situation d’après-guerre qui a fait des dégâts dans tout le pays.
Où entamez-vous la reconstruction?
Partout à la fois, mais, bien sûr, pas assez vite aux yeux du citoyen. Prenez l’exemple de l’électricité: la guerre et le manque d’entretien ont entraîné une crise technique qui, à son tour, génère beaucoup de coupures de courant. Des entreprises étrangères ont quitté le pays pour des raisons de sécurité. Il n’y a plus de pièces de rechange. Nous avons contacté de nombreuses entreprises pour remettre nos installations en état. Les citoyens percevront bientôt les améliorations.
Que faites-vous pour combattre la crise des liquidités?
Nous avons contacté les deux banques centrales (ndlr: celle du gouvernement de Tripoli et celle de l’est) pour parer à la situation. Pendant le ramadan, nous avons soutenu les commerçants financièrement et en facilitant les importations, afin que les prix ne continuent pas à grimper. Et nous avons fait imprimer des dinars à l’étranger.
Mais une quantité de jeunes continuent à rallier les milices. Les écoles et universités sont certes ouvertes, mais il n’y a pas de travail.
Nous avons peu d’emplois à proposer dans le secteur public. Pour créer du travail, il faut une reprise économique, autrement dit il faut relancer nos exportations de pétrole, décisives pour notre économie. Nous en avons ordonné la reprise mais, pour cela, il faut remettre les ports en état. Quand l’Etat aura de nouveau des recettes, nous lancerons de grands travaux d’infrastructures, construirons des usines et revitaliserons le commerce.
Vous avez peu de soutien populaire et peu de temps. Pourquoi n’entamez-vous pas un dialogue national avec les vrais détenteurs du pouvoir, ceux qui détiennent les armes?
Nous avons beaucoup entrepris. Nous avons rencontré les deux patrons des banques centrales, à El-Beïda, ici à Tripoli et même à Tunis, car nous entendons réunir les deux entités. Le processus est en cours, mais le schisme entre est et ouest rend les discussions plus ardues.
Comment l’Etat islamique a-t-il pu prendre tant d’importance en Libye?
Parce qu’il n’y a plus de sécurité en Libye depuis 2011. Pas de police, pas d’armée, pas de société civile digne de ce nom. Nous n’avons pas trouvé de soutien à l’étranger. Nos jeunes se battent courageusement contre Daech, mais Daech reste un problème international.
L’Occident est-il disposé à vous écouter?
Il y a des échanges. Nous avons l’appui des Etats-Unis, ce qui aide beaucoup. Il faut que les sanctions contre nos forces armées qui combattent Daech soient levées. Et il est vital que l’Occident prenne en charge nos blessés. Nous n’avons plus de médicaments et nos hôpitaux ne fonctionnent plus. Nous sommes tous responsables de ces jeunes gens qui se battent pour nous.
Jusqu’ici, bien des pays n’ont fait que défendre leurs propres intérêts en Libye.
Je ne veux pas parler du passé mais, depuis que nous sommes en place, les Etats-Unis nous aident à surmonter la crise et à combattre le terrorisme. Ils soutiennent nos soldats dans leur combat contre l’EI à Syrte par des interventions aériennes. Nous avons eu des contacts avec l’Arabie saoudite, qui assure soutenir le processus de réconciliation nationale.
A l’est, votre gouvernement n’est toujours pas officiellement reconnu, car vous passez pour une marionnette de l’Occident. Comment cela peut-il marcher?
En changeant les choses. Il n’y a pas de problème entre nous et le Parlement de l’est, il y a un problème au sein du Parlement de Tobrouk: le vote sur la légitimation du gouvernement y a été empêché. Nous avons tout tenté: lorsque notre premier gouvernement a été critiqué parce que jugé trop grand, nous en avons proposé un plus restreint, mais le Parlement de Tobrouk ne l’a ni rejeté ni approuvé. Des partisans de notre gouvernement ont été menacés.
Selon vous, qui est responsable de ce blocage? Khalifa Haftar? Le chef militaire de l’est se verrait bien à votre place et contrecarre toute idée d’union.
Là, vous êtes en plein champ de mines. J’ai rencontré M. Haftar dans son bureau et nous avons discuté. Nous lui avons dit qu’il devait reconnaître le Conseil présidentiel et que le commandement militaire devait être subordonné à la direction politique. Mais le Parlement de Tobrouk rejette cette subordination, quand bien même il a signé les accords de Skhirat, au Maroc, le 17 décembre dernier.
Que faut-il pour que Khalifa Haftar coopère? Se contenterait-il de la moitié du pays?
On ne peut pas vivre dans un pays où le commandement militaire et la direction politique travaillent chacun pour soi et contre l’autre. MM. Haftar et Aguila Salah Issa, le chef du Parlement, doivent organiser les sessions nécessaires du Parlement.
La Libye ne doit-elle pas de toute façon être divisée en raison des conflits incessants? Trois Etats fédéraux, Misrata, Benghazi et le sud sous la houlette d’un gouvernement politique central, c’est envisageable?
C’est irréaliste. L’avenir de la Libye est entre les mains de ses citoyens, pas dans celles de politiciens ou des militaires. Et les Libyens pensent que leur pays constitue une unité. L’élite politique devrait comprendre qu’il est temps de promouvoir le projet «Unité de la Libye». Le gouvernement actuel existe pour tout le monde: à l’est, à l’ouest et au sud.
Que se passera-t-il si l’EI est vaincu à Syrte, que les habitants de Misrata veulent garder la ville pour eux et que le général Haftar s’appuie sur eux? Ce serait le début d’une nouvelle guerre civile.
Nous sommes tous Libyens. Nous n’acceptons pas que des institutions parallèles agissent en marge de l’accord signé. Sans unité des Libyens, nous ne serons pas en mesure de concrétiser les objectifs de notre peuple. Et je ne me fais pas de souci pour Syrte: les habitants qui ont dû fuir leur ville reviendront et la reconstruiront. On ne peut pas arracher Syrte à ses habitants.
La Libye est un pays riche. Qu’est-ce qui a échoué après la chute de Kadhafi?
Au lendemain de la révolution, beaucoup de décisions auraient pu être facilement mises en œuvre, plus facilement qu’aujourd’hui. Il aurait fallu collecter immédiatement les armes des jeunes et des autres combattants. Ce qui n’a pas été entrepris, beaucoup de milices ont été créées et cela a conduit à la situation actuelle.
L’Occident a-t-il fait tout faux?
Peu après la révolution, l’Occident a laissé tomber la Libye.
La Libye aurait-elle eu besoin d’une aide à la reconstruction?
Oui. Après des décennies de dictature et une révolution, c’eût été parfaitement naturel.
Désormais, l’Europe souffre de la crise des réfugiés. Constatez-vous une prise de conscience en Occident?
Ces derniers temps, cela va mieux. L’Occident tente de comprendre et d’aider la Libye. La migration illégale est un problème pour la Libye comme pour l’Europe. Mais c’est surtout une catastrophe humanitaire. La crise a trois dimensions: humanitaire, financière et criminelle. La Libye est devenue un pont vers l’Europe mais, au sud, dans le désert, les frontières sont ouvertes.
Est-ce que, dans cette crise, la Libye fait tout ce qu’elle peut?
Nous entretenons de bonnes relations avec les pays voisins et effectuons des contrôles communs aux frontières. Nous insistons pour que les gens qui se font attraper soient renvoyés dans leur pays d’origine. Nous ne sommes pas en état de les accueillir. Nous dialoguons avec l’Union européenne, l’Italie, l’Allemagne. Nous mènerons la lutte ensemble afin de sauver les migrants et vaincre les trafiquants.
Jetons un coup d’œil sur l’avenir: la Libye évolue-t-elle plutôt vers une sorte de Somalie ou une sorte d’Italie?
Nous ne serons jamais comme la Somalie.
Quelle Libye aimeriez-vous laisser à votre successeur?
Un pays sûr et stable, prospère, où les gens retrouvent le sourire. Notre peuple a beaucoup souffert, il a droit au bien-être et à la sécurité. Un pays avec de meilleures relations avec ses voisins, où l’Etat fonctionne et a le monopole du pouvoir. Un pays débarrassé de l’Etat islamique, qui trouve naturellement sa place au sein de la communauté internationale.
© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy