Interview. L’initiative «Pour une économie verte» propose de réduire drastiquement l’empreinte écologique de la Suisse. Pour Bruno Oberle, c’est à la fois indispensable et réaliste.
Il était à la tête de l’Office fédéral de l’environnement jusqu’en décembre 2015. Pourtant, Bruno Oberle n’hésite pas à contredire le Conseil fédéral et son ancienne supérieure, Doris Leuthard, cheffe du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication. Désormais professeur titulaire chargé de l’économie verte au sein de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, Bruno Oberle fait aussi partie du comité scientifique de soutien à l’initiative «Pour une économie verte».
Réduire drastiquement l’empreinte écologique de la Suisse est, selon lui, aussi indispensable que réaliste. Mieux, il voit dans la réalisation des objectifs fixés par l’initiative une occasion pour la Suisse de réduire ses coûts d’approvisionnement, de créer des postes de travail et de s’imposer parmi les leaders de l’Union européenne dans le secteur de l’innovation et des technologies propres.
Beaucoup estiment l’initiative «Pour une économie verte» inapplicable et trop coûteuse. Ne pourrait-elle pas plutôt jouer un rôle de moteur pour l’innovation et l’emploi?
Il est temps de mettre notre intelligence au service de la protection de la planète. L’objectif de l’initiative est clair: ne pas utiliser plus que ce que la Terre met à notre disposition, mais l’utiliser mieux.
Pour cela, nous devons apprendre à produire plus intelligemment, c’est-à-dire à générer plus de valeur et d’utilité en moins de temps et avec moins de ressources. Ce défi, qui nécessite des investissements et de nouvelles technologies dites propres, représente aussi une chance de croissance avec, à la clé, de nouveaux postes de travail.
Ces technologies propres, quelles sont-elles?
Il y a tout d’abord les technologies qui permettent de concevoir des produits, bien connus ou nouveaux, avec moins de ressources. Mais aussi celles qui facilitent le recyclage. Ou encore celles qui visent une plus grande réutilisation des matériaux.
Plus concrètement?
Des maisons qui nécessitent moins de chauffage, ou même qui produisent plus d’énergie qu’elles n’en consomment. Des moyens de transport plus efficaces, tels que les voitures intelligentes, qui se conduisent seules, optimisent parcours et vitesse et nous permettent ainsi de travailler ou de nous reposer pendant le trajet. Le but de ces technologies étant toujours d’améliorer le confort et l’utilité, tout en réduisant l’impact sur l’environnement.
Qu’en est-il de leur application en Suisse?
Beaucoup de ces technologies existent et sont déjà utilisées. Si le pays décide de choisir la voie de l’efficience et de l’économie verte, de nombreux experts seront appelés à se pencher sur la question. Ils développeront de nouvelles solutions. Puis la balle se trouvera dans le camp des entrepreneurs. Certains les mettront rapidement en pratique auprès de clients, en Suisse et à l’étranger. D’autres, non. Au fur et à mesure, cela deviendra toutefois la nouvelle normalité.
Que faudrait-il mettre en place afin d’inciter plus d’entreprises à innover dans ce sens?
Les entrepreneurs, par définition, recherchent le progrès, le défi. Ils représentent le futur. Il ne faut donc a priori pas d’incitation particulière.
Certains se montreront cependant plus prêts à se lancer si la société bouge dans le même sens et si les conditions-cadres sont stables et identiques pour tous les acteurs du marché. C’est la raison pour laquelle une prescription constitutionnelle est si importante. Elle clarifie les intentions du pays et simplifie les choix.
A cela s’ajoutent les instruments classiques de soutien à l’innovation et à la formation du personnel. Des moyens qui existent déjà, mais qui devront mieux tenir compte de ces nouveaux thèmes.
Et ces moyens coûtent.
Cela dépend de la mise en œuvre que le Parlement va choisir. Des mesures techniques, des systèmes de taxation différenciée ou encore des subventions pourraient tout aussi bien permettre de poursuivre les objectifs de l’initiative. Or, les coûts varient selon la voie choisie.
N’oublions toutefois pas que la réalisation de ces objectifs promet aussi des effets économiques positifs. Les nouvelles technologies pourraient en effet entraîner l’ouverture d’un marché mondial en rapide expansion. Sans oublier que l’utilisation de ressources plus efficaces réduit les coûts d’approvisionnement. Ce qui représente un atout de taille dans un monde où les ressources naturelles se font rares et onéreuses.
Et les consommateurs, quel rôle jouent-ils?
Un consommateur bien informé peut inciter les entreprises à développer plus rapidement de nouveaux produits. Mais sa responsabilité reste limitée et dépend largement de ce qui est offert sur le marché, l’idéal étant qu’il ait le choix entre des produits qui diffèrent mais respectent tous les ressources naturelles et la planète.
Une utopie, actuellement.
Oui. Mais cette ambition pourrait devenir réalité le jour où les nouvelles technologies se révéleront mûres et les marchés bien établis. Voilà d’ailleurs pourquoi il est indispensable que les entreprises disposent de directives claires, telles que celles issues de l’initiative. Des mesures transitoires permettraient déjà de soutenir certains marchés. A l’image de celles qui ont permis d’accélérer l’assainissement énergétique et climatique des bâtiments, ou des taxations différenciées appliquées dans certains cantons pour favoriser les voitures plus économes en carburant.
L’initiative mise également sur l’économie circulaire. La Suisse, considérée comme pionnière en matière de recyclage, ne pourrait-elle pas s’améliorer en termes de production de déchets?
Un champion ne reste champion que s’il démontre qu’il continue à s’améliorer. La Suisse est certes exemplaire. Elle récupère et traite la quasi-totalité de ses déchets, de façon appliquée et sans mettre en danger ni son environnement ni la santé de sa population. Elle en réutilise une importante quantité et s’attelle également à assainir de nombreux sites pollués.
Mais l’envers du décor reste là. Notre niveau de vie nous permet de consommer toujours davantage. Nos habitations sont toujours plus grandes, nos voitures plus puissantes. Nous suivons les modes vestimentaires et jetons un tiers de nos aliments. Il est grand temps que nous apprenions à mieux utiliser nos objets, à les partager.
Pour ce qui est de la gestion des déchets, nous pourrions imaginer de concevoir les produits afin de les démonter puis les recycler plus facilement. Les cendres des déchets pourraient être traitées pour que l’on en récupère les composants chimiques. La Suisse pourrait même avoir un surplus en ressources rares grâce à l’importation de produits qui en contiennent.
En a-t-elle les capacités scientifiques et financières?
Oui, je suis persuadé que la Suisse pourrait arriver à une économie presque sans déchets, où tout est traité puis réutilisé. Elle dispose en tout cas des mentalités, des marchés et des capitaux nécessaires pour relever ce défi.
La Suisse figure régulièrement dans les premiers rangs des classements mondiaux de l’innovation. Ses entreprises sont connues pour la qualité de leur recherche et de leurs produits. Ses citoyens sont sensibles au thème de l’environnement et disposés à investir dans de meilleurs produits tant qu’ils restent convaincus de leur utilité. Quant à son économie, elle est suffisamment ouverte et se fonde d’ailleurs déjà passablement sur l’exportation.
Qu’en est-il de l’échéance fixée par l’initiative, à savoir réduire l’empreinte écologique de la Suisse à l’équivalent d’une seule planète d’ici à 2050? Est-elle réaliste?
Je suis convaincu que découvrir quelque chose de nouveau est possible même sans connaître à l’avance l’heure exacte à laquelle le voyage se termine. Le plus important, c’est de marcher dans la bonne direction. Nous devrons peut-être corriger le tir, l’ajuster, accélérer le rythme, le ralentir. Mais, si la volonté est là, l’objectif sera atteint. Il nous suffit en l’occurrence de prendre une décision, celle d’améliorer notre manière d’utiliser les ressources de la planète, et nous y parviendrons.
La Suisse pourrait-elle alors faire office de leader en Europe?
Avec ses atouts en termes d’innovation et de qualité, notre pays peut aspirer à être parmi les pionniers et s’assurer une prospérité. Elle ne serait alors pas seulement le poisson-pilote, mais aussi le poisson le mieux nourri.
A condition que l’initiative passe.
Les problèmes liés à une humanité en expansion vont nous accompagner, quel que soit le résultat du vote. La planète ne va pas s’agrandir. Les ressources ne vont pas augmenter. Seule certitude, en cas de refus, la Suisse ne sera pas de ceux qui trouvent des solutions, mais de ceux qui doivent les acheter. Pour autant que d’autres pays s’attellent à en chercher.