Eclairage. Propulsés à 20 kilomètres au-dessus de la Terre, ces futurs aéronefs pourraient progressivement remplacer les satellites. Une vingtaine d’acteurs dans le monde se sont lancés dans ce marché en devenir. A l’instar de l’EPFL, qui ambitionne de bâtir une toute nouvelle industrie suisse. Mais beaucoup reste à construire.
A New York, le 26 septembre 2015, Mark Zuckerberg ne cachait plus ses ambitions lors de sa venue aux Nations unies. Depuis des mois, le patron de Facebook ne parle d’ailleurs plus que de ça: connecter au web les 4 milliards d’êtres humains qui n’y ont toujours pas accès grâce à des drones solaires stratosphériques. Au mois de juillet dernier, le milliardaire américain a mis son ambitieux projet à exécution. Le drone solaire baptisé Aquila a réussi un premier vol test de nonante-six minutes dans le ciel de l’Arizona. A terme, si tout se passe bien, l’aéronef de Facebook (40 m d’envergure pour un poids de 400 kg) devrait pouvoir évoluer entre 18 000 et 24 000 m d’altitude à une vitesse de 130 km/h.
Le géant californien vient là de poser la première pierre d’une toute nouvelle industrie, très convoitée par une vingtaine de sociétés dans le monde. A l’image du projet SkyBender, de Google. En 2014, la firme américaine faisait l’acquisition du fabricant Titan Aerospace, dont les drones, espère Google, seraient capables à terme de voler durant cinq ans à une vingtaine de kilomètres d’altitude. On citera encore le dirigeable Stratobus, de l’industriel français Thales Alenia Space, le programme OneWeb et sa mégaconstellation de satellites en orbite basse, de l’Américain Greg Wyler, qui réunit un consortium d’investisseurs hétéroclites comme Virgin, Airbus, Qualcomm ou Coca-Cola. Mais aussi l’entreprise Airbus Defense&Space et son Zephyr. Enfin, l’EPFL.
A Lausanne, l’Ecole polytechnique fédérale s’est elle aussi lancée dans la course aux drones stratosphériques. Une technologie qui, une fois arrivée à maturité, supplantera une partie des satellites tout en permettant le développement de nouveaux services. En effet, les drones solaires ont de sérieux atouts face aux bons vieux satellites: plus modulables et légers, leur coût de lancement est moindre. Ces aéronefs sans pilote – pouvant circuler des mois à plusieurs dizaines de kilomètres de la Terre sur une position précise – volent plus bas et plus lentement. Et, bien que les satellites aient l’avantage d’offrir une couverture plus globale en se déplaçant à environ 8 km/s, ils restent prisonniers de leur orbite.
Les drones, eux, font preuve d’une flexibilité attrayante, permettant de moduler l’offre de services en fonction des besoins temporels et géographiques. Ils collectent ainsi les données spatiales, spectrales et temporelles de manière beaucoup plus fine. Le lancement d’un drone est plus écologique que celui d’un satellite. Une fois dans la stratosphère, ses batteries se rechargent avec l’énergie solaire grâce à des cellules photovoltaïques placées sur les ailes.
Mais tout cela est encore très théorique, car toutes les technologies qui permettraient de réaliser de telles prouesses dans la stratosphère n’existent pas. Du moins pas encore. «Dans cinq ans, elles seront disponibles, prédit Simon Johnson. Nous sommes en train d’écrire un nouveau chapitre de l’aviation. La Suisse peut contribuer à cette rédaction.» Cet ingénieur et entrepreneur basé à l’EPFL est le grand gourou des drones solaires à haute altitude dans l’arc lémanique.
Innovation de rupture
Il est surtout le cofondateur, avec Frederick Tischhauser (ex-ingénieur de Solar Impulse) et Dave Brown, de la start-up OpenStratosphere, qui s’est nichée en 2015 au sein du parc de l’innovation de l’EPFL. «Les drones révolutionneront le satellite au même titre que la télévision par rapport à la radio, souligne Simon Johnson, un brin provocateur. Dans dix ou vingt ans, tous les pays auront une flotte de drones stratosphériques.» Pour l’heure, l’équipe d’OpenStratosphere n’a pas d’aéronef. Le brevet de la conception de l’appareil est déposé, mais certains composants nécessaires à sa construction restent à inventer.
Si les ingénieurs sont sur tous les fronts, ils s’attachent surtout à identifier les premières applications des drones stratosphériques. En d’autres termes, il s’agit de mener des études de marché pour savoir à qui ils profitent, à quelles fins, avec quelles technologies, sous quelle réglementation. Les questions sont multiples et la tâche immense. C’est pour cela que Simon Johnson parle d’engouement pour les drones stratosphériques plutôt que de marché. «La stratosphère, ou near space, offre un espace aérien presque parfait. Il y a moins de vent et il y fait grand beau. Mais c’est aussi un no man’s land qui n’est pas réglementé.» Il nous répond quelques minutes avant un énième rendez-vous à l’Office fédéral de l’aviation civile (OFAC), à Berne.
Une industrie à inventer
Depuis plusieurs mois, OpenStratosphere est en étroite discussion avec la direction de l’OFAC. Une réunion a également déjà eu lieu avec Doris Leuthard, chargée du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC). L’un comme l’autre sont «très réceptifs, commente Simon Johnson. Ils ont conscience des possibilités pour développer une nouvelle industrie en Suisse.»
Avec les drones solaires à haute altitude, OpenStratosphere va créer une nouvelle catégorie d’aéronefs. De plus, la start-up de l’EPFL part à la conquête d’un espace aérien non défini. Ses discussions avec l’OFAC et le DETEC visent à adapter, voire inventer, des réglementations appliquées à un nouveau type d’engins évoluant dans ce nouveau territoire.
A cela s’ajoute la question des acteurs. Qui exploitera les drones solaires? Des opérateurs télécom, un Etat, une entreprise privée, les compagnies aériennes? «Nous sommes face à une vraie innovation de rupture», rappelle Benoît Curdy, secrétaire général de la Global UTM Association. Basée à Lausanne, cette association internationale est active dans la gestion du trafic des drones. Benoît Curdy a travaillé pendant trois ans au siège européen de Google, en Irlande, avant de regagner l’arc lémanique, où il est devenu un fin spécialiste du potentiel industriel des drones.
«Cette innovation peut devenir l’idée du siècle ou aller dans le mur. C’est un projet dangereux, parce qu’il soulève beaucoup de questions (technologiques, réglementaires, applications, coût, industrialisation), mais on y va sans connaître tous les détails du résultat final. Cela exige du courage. C’est excellent pour la recherche suisse de penser plus grand.»
Devenir un acteur mondial
A l’EPFL, Simon Dandavino a la mission de canaliser cet engouement autour des drones solaires stratosphériques. Le directeur exécutif du Centre d’ingénierie spatiale (eSpace) de l’école polytechnique joue les facilitateurs entre les acteurs de cette industrie naissante. C’est-à-dire les chercheurs, l’Etat, les investisseurs, les entreprises. Selon lui, l’arc lémanique a de sérieux atouts.
«Que ce soit notre très large expérience dans l’industrie de précision, nos laboratoires de pointe en robotique ou encore le succès de start-up comme senseFly, Pix4D, Gamaya, Flyability, nous bénéficions d’un écosystème parfait pour devenir un acteur mondial incontournable dans ce domaine», souligne-t-il. Manque encore de grands investisseurs qui auront le «courage d’investir dans un projet très ambitieux, comme on en trouve aux Etats-Unis».
Selon l’étude de marché de Simon Johnson, la fabrication des premiers drones stratosphériques coûterait «plusieurs dizaines de millions de francs». Mais l’entrepreneur procède par incrémentations. «Nous avançons par étapes. Quelques millions suffisent pour valider certaines études (la réglementation, la technique, le design). Mais l’enjeu est de créer une toute nouvelle industrie. Il nous faudra produire des centaines de drones stratosphériques. Les coûts de production vont donc drastiquement baisser. A terme, je table sur 50 millions de francs pour créer cette industrie.» Pour y parvenir, l’EPFL jouit d’une carte maîtresse: Solar Impulse.
L’atout Solar Impulse
Après avoir accaparé l’attention médiatique durant plus d’une année, André Borschberg et Bertrand Piccard entrent dans la course en voulant transformer Solar Impulse (Si2) en drone stratosphérique. Avec l’avantage d’avoir acquis un savoir-faire, compris le mode de fonctionnement de ces aéroplanes et testé la technologie. Il s’agit donc de mettre à profit les compétences des ingénieurs de Solar Impulse.
A l’EPFL, OpenStratosphere et Si2 travaillent en étroite collaboration. «L’objectif est de combiner nos activités une fois que nous aurons le financement, commente Simon Johnson. L’équipe de Solar Impulse a énormément de valeur. André Borschberg et Bertrand Piccard veulent la monétiser.» Il ajoute: «Nous composons ensemble le panier de la mariée. Si2 nous apporte l’expertise et l’expérience. OpenStratosphere déniche les clients potentiels, les nouvelles applications et les modèles d’affaires. Nous voulons créer une industrie suisse. Il n’y a aucun intérêt à multiplier des projets qui se feraient concurrence.»
L’EPFL pourrait-elle rivaliser avec la puissance d’investissement des géants Facebook et Google? L’argent est une chose, trouver les applications futures en est une autre. Pour Simon Johnson, les initiatives de Facebook et de Google font avancer les mentalités sur ce marché en devenir. «Je suis convaincu que celui-ci sera régional, commente l’entrepreneur. Google et Facebook misent sur la connexion au web pour tous, mais ils ne vont pas pouvoir le faire sans l’autorisation des pays concernés. Ils auront besoin d’un droit pour voler dans ce nouvel espace aérien, ainsi que d’une licence pour opérer un service qui concurrencera les opérateurs.»
Pour Simon Johnson, les drones solaires s’appliqueront d’abord à l’observation de la Terre, par exemple pour les prévisions météorologiques, la surveillance des frontières et des sites sensibles, mais aussi à la protection de la population et des infrastructures: pollution, incendies de forêt, inondations. L’autre application possible des drones permettra la gestion des ressources naturelles: rendement et contrôle des subventions de l’agriculture, l’élevage et la pêche.
«Le volet télécom viendra plus tard», précise l’entrepreneur. Que la Suisse devienne un centre de compétences au service du développement durable, c’est aussi le rêve de Raphaël Domjan. Le Neuchâtelois a été le premier écoexplorateur à réaliser un tour du monde en bateau solaire à bord de PlanetSolar (lire L’Hebdo du 25 août 2016). Il sera le premier à effectuer un vol stratosphérique avec un avion à hélices propulsé par l’énergie solaire.
Les drones stratosphériques séduisent les Etats. Ils offrent en effet une formidable occasion de s’affranchir d’une collaboration, voire d’une dépendance technologique américaine ou asiatique dans les services par satellite. «La Suisse dépend beaucoup du système de positionnement et de navigation GPS américain. Le lancement d’un satellite coûte cher et repose sur une solution étrangère, souligne Simon Johnson. En matière de télécoms, la Suisse pourra offrir une technologie de qualité et un service de confiance que le client maîtrisera de bout en bout.» L’entrepreneur cite des événements sportifs comme les JO, où le pays hôte pourra décider de renforcer, le temps de l’événement, la connectivité pour faire face à la demande.
Télécoms, météo, défense, événementiel, les drones stratosphériques attisent beaucoup de convoitises et suscitent autant de questions. Dans ce marché en devenir, la Suisse compte bien capitaliser sur son savoir-faire et sa neutralité pour se hisser parmi les acteurs qui comptent dans l’industrialisation naissante des drones solaires.