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Adrià Budry Carbó
Reportage. Les concours de développement de jeux vidéo se multiplient en Suisse romande, réunissant informaticiens, étudiants et jeunes surdoués. A Fribourg, une de ces «game jams» s’est transformée en académie. J’ai passé une semaine à l’école des geeks.
La communauté des jeux vidéo n’a jamais été aussi dynamique. Autour des grands studios, une constellation de petits développeurs prend forme. La Suisse romande n’est pas épargnée. Pour certains, le plaisir de jouer ne suffit pas. De simples consommateurs, les gamers veulent devenir créateurs.
Jonathan est l’un d’entre eux. Devant son écran, 50 lignes de code informatique qui permettent à notre jeu mobile Smash Color de fonctionner. Dans moins de deux heures, il sera testé par une dizaine de développeurs et graphistes réunis à l’occasion de la Swiss Game Academy. Jonathan annonce calmement: «On a encore plein de trucs à faire. On va se concentrer sur ce qui nous donnera des points face au jury.» C’est vendredi matin et ma plus grosse contribution de la semaine – une collection de trophées distribuée en fonction de l’habileté du joueur – s’apprête à passer à la trappe. C’est le métier qui rentre.
L’école des geeks
Créer votre propre jeu vidéo en une semaine. L’énoncé de la Swiss Game Academy a de quoi faire froncer les sourcils. Ouvert aux cancres des réseaux comme aux premiers de classe numériques, le programme combine initiation aux métiers vidéoludiques et un concours de création de jeux par équipes sur le modèle des game jams qui pullulent depuis deux ans et demi.
Immatriculé à l’école des geeks, j’ai squatté les bancs de la Haute Ecole d’ingénierie et d’architecture de Fribourg (HEIA) du 22 au 26 août, largement inoccupés en raison des vacances scolaires.
Ce lundi matin a pourtant des allures de rentrée des classes. Une quinzaine de participants de la première édition sont passées dans l’équipe d’encadrement. En réalité, peu de développeurs en sont à leur ballon d’essai. Les game jams, ces séances de créativité numérique, ont le mérite d’avoir permis à la petite communauté romande du jeu vidéo de se rencontrer.
Tu sais faire quoi, toi?
Une quarantaine de participants – dont quatre femmes – se pressent dans le hall de la HEIA. Ils sont informaticiens, graphistes ou étudiants. A 28 ans, je pointe parmi les doyens de ces natifs numériques. Deux développeurs sont âgés de 11 ans et demi (lire Jeu vidéo: le benjamin des développeurs en mode turbo).
«Tu sais faire quoi, toi?» La première question de la semaine me renvoie à ma triste réalité de lettreux. Sur une table, à l’entrée de l’auditoire, les académiciens sont amenés à préciser leur profil: développeur, designer, concepteur de son ou de niveaux. C’est Tiago Pinto Monteiro – 25 ans, quatre game jams à son actif – qui m’oriente pour mes premiers pas dans les métiers du jeu vidéo. «Le développeur conçoit les scripts du jeu, il met en place les mécanismes des actions grâce à des algorithmes. Le designer dessine les personnages et les décors. Et le concepteur de niveaux récupère les ressources du designer pour concevoir l’univers dans lequel évolueront les personnages», explique l’étudiant en informatique.
La mission de Tiago, qui a rejoint le staff cette année, c’est de constituer des équipes de quatre ou cinq personnes les plus équilibrées possible. Autour de moi, les premiers groupes se forment timidement. Ceux qui sont venus seuls rejoignent des noyaux déjà formés. Avec mon profil, je sens bien que je ne suis pas le participant le plus coté de ce petit marché.
Un jeu où il faut exploser de la peinture
Je trouve finalement grâce auprès de Nathan Jordan et Jonathan Bongard, âgés respectivement de 19 et 20 ans. Huit ans nous séparent, une éternité dans le monde numérique, mais les deux compères sont déjà rompus à l’exercice du game design. Ensemble, «pour faire un peu d’argent», ils ont lancé un guide Pokémon Go destiné au public francophone. Il a été téléchargé 6000 fois.
Leur partenariat est déjà bien établi. Jonathan s’occupe de la programmation. A 14 ans, ce fils d’informaticien finissait quatrième d’un concours de freebots: des robots à animer. La fierté du jeune apprenti? «Finir devant bon nombre d’ingénieurs.» Nathan, graffeur à ses heures perdues, s’occupe des aspects plus artistiques: c’est lui qui dessine les sprites (lire Parlez-vous jeu vidéo?) et les décors.
Contrairement à moi, les «jumeaux» ne sont pas venus à la Swiss Game Academy les mains vides. Ils ont déjà un concept de jeu bien défini, tiré de leur boîte à idées. Il s’agit d’un one-touch game pour smartphone, dont le but est d’exploser des gouttes colorées avant qu’elles ne touchent le sol et remplissent l’écran de peinture.
Mon idée de Pacman en réalité augmentée (façon Pokémon Go) est balayée. Trop compliquée en raison des imprécisions du système GPS. Maurizio Rigamonti, cofondateur de la Swiss Game Academy, souligne: «Le but de la semaine n’est pas d’inventer le nouveau Call of Duty, mais d’arriver avec un prototype jouable.»
A l’école des geeks, les matinées sont réservées aux cours théoriques et les après-midi à la création, entendez par là: programmation et dessin sur ordinateur. Tous les jours, des développeurs reconnus viennent partager leurs expériences. Parmi eux, Jérémy Wuthrer, organisateur de l’Epic Game Jam, à Neuchâtel, qui livre ses astuces pour «partir du bon pied» dans un tel concours. «La bonne idée, c’est celle qui en fait germer des dizaines d’autres. N’ayez pas peur de parler de vos projets autour de vous. Sans ça, on finit avec une princesse qu’il faut sauver dans un château. C’est chiant», lance ce développeur indépendant qui peaufine son très onirique Don’t Kill Her, un jeu qui se démarque par son iconographie fantastique.
Maurizio Rigamonti, président du Swiss Game Center et coorganisateur de l’académie, présente les fondamentaux du game design: le cadre et les règles qui régiront le jeu. Pour lui, tout est question de «trouver l’équilibre entre frustration stimulant le joueur et le sens d’achèvement que lui procure la progression dans la partie».
Très vite, la discussion s’oriente vers Dark Souls, un jeu d’aventure connu pour son impitoyable niveau de difficulté poussant le joueur à retenter sa chance jusqu’à trouver sa voie. Les hard gamers acquiescent à l’évocation de ce titre. Le long de la semaine, toutes les références seront vidéoludiques. Assassin’s Creed, Metal Gear Solid, Final Fantasy: mieux vaut connaître ses classiques pour suivre une conversation au sein de cette communauté.
La culture de l’«open source» a enrichi le jeu vidéo
Le cours suivant est consacré aux moteurs de jeu, ces logiciels permettant d’intégrer et de mettre en mouvement les différents éléments. Contrairement aux facultés classiques, seuls quelques ordinateurs portables Mac trônent dans la salle, dont le mien. Les vrais pros ont tous opté pour des machines plus puissantes et solides. Certains ont même amené leur tour PC dans de gros sacs Ikea.
Les logiciels tournent tant bien que mal sur mon ordinateur. Avec sa prise en main rapide et sa version en libre accès, Unity 5 est devenu le chouchou des développeurs indépendants, explique Yann Piller, qui donne le cours de programmation. Agé de 27 ans, cet ingénieur en informatique garde une certaine nostalgie pour ses premières expériences numériques. «L’éditeur de Starcraft (un jeu de stratégie sorti à la fin des années 1990, ndlr) était l’un des premiers à permettre aux gamers de toucher au gameplay. Quand les logiciels n’étaient pas gratuits, c’est comme ça qu’on apprenait à modifier les mécanismes du jeu.» Une évolution qui a conduit à l’arrivée d’une marée de développeurs indépendants.
Prendre une place sur le podium
Jonathan en a aussi bénéficié. Il a acquis une telle maîtrise du programme qu’il a codé les mécanismes de notre jeu Smash Color – les gouttes qui tombent et leur destruction – en deux après-midi. En attente des sprites, les éléments graphiques sont encore de grossiers carrés, mais le cœur du système est déjà en place. Pendant ce temps, son collègue dessine les gouttes sur son ordinateur et prépare les fonds d’écran du jeu. Nous sommes en avance et Nathan – quatrième lors de la dernière édition – vise déjà le podium.
Pas facile de trouver sa place dans une équipe qui gagne. Je m’occupe comme je peux en me lançant sur la création de ces trophées – achievements dans le jargon – destinés aux joueurs les plus habiles. En remplissant certains objectifs, ceux-ci auront la possibilité de débloquer des contenus additionnels. J’imagine un trophée «sobriété» pour cinq minutes de partie sans laisser passer une goutte, ou un trophée «tequila sunrise» pour le joueur qui parviendrait à laisser passer uniquement des gouttes rouges, orange et jaunes (dans cet ordre-là). Il paraît que c’est ce genre de plus qui fait la différence auprès du jury.
Autre élément qui prend toujours plus d’importance dans le monde du jeu vidéo: la sonorisation. Les grosses productions vidéoludiques y consacrent un budget similaire à ceux du cinéma hollywoodien. Dans le jeu Uncharted 4, chaque roue de la jeep produit un son différent, en fonction de la matière sur laquelle elle roule, souligne Julien Matthey, ingénieur du son romand qui est venu donner un cours sur la conception sonore.
Des «splash» addictifs
Les productions de la Swiss Game Academy s’inscrivent dans une tout autre catégorie, mais des solutions artisanales existent: bibliothèques de sons gratuits ou trucages. «Les ingénieurs du son utilisent des trucs simples pour les jeux de zombies. Une tête qui explose peut, par exemple, être reproduite avec un coup de marteau sur une pastèque», explique celui qui a travaillé sur plusieurs jeux vidéo.
Sur la table voisine, un groupe concurrent prépare un bruitage entièrement fait à la bouche pour son jeu de plateforme Larbin. Notre one-touch game a aussi besoin d’une bonne sonorisation. Nous consacrons une demi-journée à concevoir les «splash» et les «plop» les plus défouloirs possible. Pour ceux qui testeront le jeu, c’est à moi que vous devrez le fond sonore entêtant (pardon), récupéré sur une bibliothèque gratuite.
Pourtant, les contretemps se multiplient. Nathan passe un bon moment à concevoir des gouttes en forme de personnages avant de laisser tomber et d’opter pour un modèle plus épuré. Jonathan planche de nouveau sur ses codes pour les simplifier. Les jeux mobiles doivent éviter les calculs inutiles pour ne pas faire chauffer le smartphone.
Le moment fatidique
L’expiration du délai approche et on craint déjà que certaines équipes ne parviennent pas à aboutir. «Le plus gros danger, c’est les perfectionnistes, prévient le coach Joël Herter, dont la mission est de s’assurer que les gens travaillent bien ensemble. En passant trop de temps sur un dessin, un graphiste peut finir par bloquer toute son équipe. Mieux vaut avoir quelque chose de simple que pas animé du tout.»
Même si nous avons tout de suite fait le pari de la simplicité, nous devons tout de même renoncer à certaines idées. Nous n’aurons finalement pas eu le temps de compléter le tutoriel du jeu et de programmer mes trophées. La création d’un classement universel de tous les joueurs, via les services de Google, nous aurait pris trop de temps. Nathan et Jonathan compléteront le jeu, avant de le mettre à disposition dans le Play Center de Google.
14 h 30: expiration du délai pour rendre les projets. Des équipes planchent sur les derniers bugs. Un jeu manque encore à l’appel. Je parviens à me glisser discrètement dans la salle des testeurs. Notre Smash Color se révèle tout de suite addictif. Joël Herter passe au moins dix bonnes minutes à tenter d’atteindre les 1000 gouttes.
Le travail des jeunes développeurs du «fast track» (un programme de trois jours) est également apprécié. Leur jeu Gallinacé Fight, avec sa cohérence graphique 2D et son gameplay original, finira troisième. La deuxième place revient à Suicide Cat, un jeu de poursuite complètement délirant entre une grand-mère et son chat dépressif. Fruit du travail acharné de mes deux camarades, Smash Color remporte le premier prix… quand bien même il n’offre aucun trophée.
Notre jeu Smash Color, au gameplay simple et addictif, a remporté le premier prix:
Le très délirant Suicide Cats a également conquis le jury: