Claudia Voigt
Interview. L’écrivain japonais Haruki Murakami, 67 ans, est lu dans le monde entier. Son œuvre lui vaut, depuis plusieurs années, d’être pressenti pour le prix Nobel de littérature. Mais il mène une vie retirée: écrire, courir, écouter de la musique suffisent à rythmer son existence.
Vous êtes venu de Tokyo à Berlin pour assister à un concert du chef japonais Seiji Ozawa. Un aussi long voyage se justifiait-il?
D’abord, j’adore la musique, toutes les musiques. Seiji est un grand ami, et l’un des meilleurs chefs d’orchestre du monde. J’ai écrit à son propos un livre, qui a déjà paru au Japon, pour lequel je l’ai interviewé une bonne douzaine de fois. Je voulais découvrir le secret qui fait de lui un si grand chef d’orchestre.
Vous l’avez trouvé?
Il a un don que d’autres n’ont pas, il est enthousiaste, la musique est son obsession. Il a 81 ans et, il y a deux ans, il a eu un cancer. Mais la musique reste au cœur de son existence. Comme pour moi l’écriture. Lorsque la vie se manifeste dans la musique ou les livres, les gens écoutent, lisent.
Pour vous, la musique et l’écriture sont étroitement liées?
Je serais volontiers devenu musicien lorsque j’avais 20 ou 30 ans. J’ai énormément lu, mais devenir écrivain me semblait aberrant. Je croyais que ma vocation était la musique. Mais je n’ai jamais assez bien su jouer d’un instrument pour faire une carrière professionnelle. Alors j’ai ouvert un club de jazz.
Dans votre dernier livre, «Romancier de profession», vous racontez comment, à 29 ans, lors d’un match de baseball, vous avez eu une espèce d’inspiration. Vous buviez une bière tout en regardant le jeu lorsque, à l’improviste, il vous est venu l’idée que vous deviez écrire un livre. Cela s’est vraiment passé comme ça?
Je m’en souviens très précisément. C’était un sentiment étrange, comme s’il descendait du ciel en planant et que je le recueillais. Je le sens encore entre mes mains. Je suppose que tout être humain vit une ou deux fois dans sa vie un tel moment, mais rares sont ceux qui le perçoivent. C’était comme un feu d’artifice dans un ciel bleu. Je me suis dit: «Oui, il faut que j’écrive quelque chose…»
Et vous saviez ce que vous alliez écrire?
J’ai eu de la peine à identifier le ton adéquat. Je savais que le rythme du texte, la musique seraient décisifs. Je voulais écrire comme on joue d’un instrument. Comme je maîtrisais extrêmement bien le japonais, plusieurs styles m’étaient familiers. Je voyais quelque chose de simple, un vocabulaire restreint, des phrases claires, pas d’effets de manches.
Il m’est venu l’idée de commencer à tout hasard le roman en anglais et, du fait de mes possibilités d’expression limitées en anglais, il en est né un style sans fioritures. J’ai retraduit mes propres mots de l’anglais au japonais, ce qui m’a donné le ton. Depuis lors, j’y travaille livre après livre.
Votre premier roman déjà, «Ecoute le chant du vent», a eu un grand succès au Japon. Dans vos essais, vous dites que ce fut un succès facile, trop facile. Qu’est-ce qui s’oppose à un succès facile?
Beaucoup de gens s’échinent à devenir écrivains. Bien sûr, ce n’est pas facile mais, dans mon cas, ça l’était. J’ai écrit quelque chose, je l’ai envoyé à un éditeur et cela s’est vendu à 100 000 exemplaires. J’étais donc devenu un auteur. J’étais stupéfait. Après tout, j’étais le propriétaire d’un club de jazz. Dans mon entourage, tout le monde était surpris aussi, personne ne pouvait s’imaginer que je pouvais écrire sérieusement.
A-t-il été difficile de choisir entre le club de jazz et l’écriture?
Pendant deux ou trois ans, j’ai fait les deux. La nuit, je m’asseyais à la table de la cuisine et j’écrivais. Mais un jour, j’ai voulu tenter l’expérience d’écrire un roman plus important. J’ai vendu le club. A 30 ans j’étais jeune, je me disais que si je me plantais comme écrivain, je retenterais le coup avec un club de jazz. Je ne me suis pas fait de souci et ma femme m’a soutenu. Aujourd’hui, le club me manque, je voudrais bien en avoir un de nouveau. J’en ai une représentation précise dans la tête.
Vous avez dit au début que Seiji Ozawa avait un don que d’autres n’ont pas. C’est pareil pour vous?
Sincèrement, je n’y pense pas. C’est une question périlleuse. Je préfère une autre formulation: je dirais que j’ai la capacité de créer des rêves. Ce n’est pas un don, c’est une aptitude très amusante. Quand vous vous réveillez, vos rêves s’évaporent. Tandis que moi, je réussis à rattraper mes rêves et à les tisser tout en écrivant. C’est en cela que consiste mon savoir-faire d’écrivain.
Depuis l’été, je travaille à un nouveau roman. J’écris pendant quatre à cinq heures un grand rêve que je poursuis tous les matins. Une fois que je me suis mis à écrire, j’éprouve le besoin pressant de continuer chaque jour.
Dans vos livres, les mondes ont souvent deux faces: au monde normal et rationnel se confrontent des éléments surréalistes et magiques. L’écriture est-elle pour vous l’envers du train-train quotidien?
Il n’y a pas de distinction, pas un versant réaliste et un autre irréaliste. Tout est un. Je me conforme simplement à l’histoire. Lorsque vous rêvez, vous ne distinguez pas entre ces deux mondes. Dans votre tête, ils convergent. Je commence toujours par une histoire réaliste. Puis il se passe parfois des choses inhabituelles.
Au fond de moi, je crois au surnaturel et, lorsque ça arrive au moment où j’écris, je m’en réjouis autant que si je rencontrais un vieil ami. Mais je ne calcule pas, j’observe simplement ce qui se passe et je l’écris. Observer et écrire me semblent parfaitement naturels, je ne poursuis pas un plan.
Comment sélectionnez-vous le rêve auquel vous allez vous conformer?
Tout dépend de la première scène. Prenez mon roman 1Q84. Dans son taxi, l’héroïne, Aomame, est coincée dans un embouteillage sur l’autoroute. Or elle doit être à l’heure en un lieu donné. Cette scène m’a trotté dans la tête pendant près d’un an. Tout à coup, elle s’est animée et je me suis mis à écrire. Au vu de ma manière d’écrire, savoir attendre est essentiel. Attendre le bon moment puis se lancer tête baissée.
Beaucoup de héros de vos romans sont des solitaires qui ont l’impression d’être coincés par la vie.
Je suis un individualiste. Ce n’est pas facile d’être jeune au Japon. A l’époque, ceux qui n’étaient pas un élément du système ne comptaient pas pour grand-chose. De nos jours, la société japonaise est organisée de façon moins stricte, mais lorsque j’étais jeune, c’était autre chose. Cela m’a marqué. Je ne faisais partie d’aucune entreprise, d’aucun groupe. Ma femme et moi avons vécu pour nous. Ce fut une lutte de survivre de cette façon. Mais je ne peux vivre qu’ainsi. Sans doute est-ce pour cette raison que mes personnages sont tels qu’ils sont.
Comment êtes-vous devenu un individualiste dans une société où cela n’est pas prévu?
Je suis issu d’une famille de la classe moyenne. Mes parents étaient enseignants, j’étais enfant unique: tout cela est parfaitement normal. A la fin des années 60, il y a eu au Japon des mouvements étudiants, comme à Paris ou à Berlin. De la contre-culture, des manifs, des bagarres avec la police. Mais j’ai vite été désillusionné, comme la plupart des étudiants.
Mes copains se sont coupé les cheveux, rasé la barbe et mis en quête d’un emploi. Moi, je n’ai pas voulu: je me suis retiré dans ma thébaïde de livres et de disques. Sans doute voulais-je passer des journées entières à écouter de la musique, ce qui n’est pas possible lorsqu’on a un emploi.
Faut-il comprendre vos romans comme une réaction à la société japonaise et à ce qu’elle attend des individus?
Je n’y pense guère, je suis trop occupé à écrire mes histoires. Je suis bien sûr la politique mais, lorsque j’écris, elle s’efface et la fiction l’emporte.
Dans votre livre «Underground», vous vous penchez explicitement sur un événement politique: l’attaque au gaz sarin par la secte Aum dans le métro de Tokyo en 1995.
Ecrire ce livre fut une expérience décisive. J’ai passé quelques années à interroger les victimes, j’ai suivi le procès. Il est dans ma nature de poursuivre quelque chose lorsque je l’ai commencé. En l’occurrence, cela a laissé des traces, j’ai changé. Je ne saurais dire comment, mais je sais que j’ai changé en tant qu’homme et en tant qu’écrivain.
Le thème du terrorisme m’occupe toujours, tout comme le tremblement de terre d’il y a cinq ans. Ces événements m’impressionnent. Je me demande ce que je pourrais en dire, mais je n’ai pas de réponse pour l’instant. Je suis très lent dans la réflexion. Pour un écrivain, ce n’est pas un inconvénient.
C’est-à-dire?
Ce sont les présentateurs à la télévision qui maîtrisent le moyen le plus expéditif de raconter une histoire: ils savent ce qu’ils ont l’intention de dire et le disent. En revanche, un écrivain a besoin de deux ou trois ans pour accoucher d’un roman. Ce n’est pas une entreprise très efficace. Mais pour moi, penseur lent, il est agréable de disposer de tout ce temps. Je me lève à 5 heures du matin, j’écris pendant quatre ou cinq heures, puis je vais courir. Tous les jours. Parfois je fais l’inverse: je cours d’abord et j’écris ensuite, c’est une question de saison.
Dans vos essais, vous écrivez qu’il est presque insupportable de mener une vie d’écrivain pendant des dizaines d’années.
Ma vie jouit d’un bon équilibre, parce que je suis marié depuis plus de quarante ans. J’ai tendance à vouloir me retirer, à rester seul. Mais cela ne me fait pas du bien et ma femme m’en empêche. Lorsque j’ai terminé ma tâche d’écriture du jour, je retourne auprès de ma famille. Je m’en sors comme ça.
Vous avez des enfants?
Non, la famille, c’est ma femme et moi. Parfois s’y ajoutent des chats.
Vos livres sont lus dans le monde entier. Les réactions sont-elles différentes selon les pays?
Il y a de grandes différences. Vous m’avez par exemple interrogé sur les aspects surnaturels de mes livres. Ça ne viendrait pas à l’idée d’un lecteur asiatique, pour qui il va de soi que quelque chose de réel et quelque chose d’irréel se produisent le même jour. Les lecteurs européens analysent beaucoup, ils essaient de dénicher des messages clairs. Les Asiatiques acceptent plus aisément ce qui est écrit. Je ne dis pas que l’un est meilleur ou moins bon que l’autre. C’est simplement une attitude différente.
Bon nombre de lecteurs assurent que vos livres ont changé leur vie.
L’an dernier, il y a eu durant trois mois un site sur la Toile où je devais répondre aux questions de lecteurs. J’ai reçu 27 000 messages, je les ai tous lus. Beaucoup m’ont écrit que leur vie a changé après qu’ils ont lu mes livres. A ce stade, je ne peux que répondre merci.
On dirait que tant de reconnaissance vous met mal à l’aise.
Par principe, mes textes ne devraient pas être confondus avec moi. Lorsque j’ai terminé un livre, il devient un texte indépendant, détaché de ma personne. Mes lecteurs et moi y avons les mêmes accès. Et si l’on me demande ce que je veux dire par ceci ou cela, je n’ai pas de réponse. Mais j’admets que ça m’a fait plaisir lorsqu’une jolie Japonaise m’a raconté ici, à Berlin, que, lors de son premier rendez-vous avec son mari allemand, ils ont parlé de l’un de mes livres. A propos, avez-vous remarqué que toutes les lectrices qui me rencontrent sont jolies?
A part l’admiration de vos jolies lectrices, il y a chaque année en octobre une certaine excitation autour de votre personne: vous passez depuis des années pour favori au prix Nobel.
C’est ce qu’on dit.
C’est un honneur?
Ce ne sont que des bruits répandus par des bookmakers britanniques. Pour le Nobel, il n’y a pas de liste de candidats, pas de dernier carré de finalistes, nul ne m’a jamais dit que je faisais partie de la sélection ultime. J’essaie de ne pas y penser.
Et cela vous réussit?
C’est un peu trop pour moi. J’étais le propriétaire d’un petit club de jazz de Tokyo et une partie de moi y est restée. Le prix Nobel et moi sommes très éloignés l’un de l’autre. Même si le monde entier m’assurait que c’est mon tour, je n’y croirais pas.
Le Nobel serait une grande reconnaissance de votre travail.
C’est un point sensible. Je suis très heureux que les lecteurs aiment mes livres, mais toute forme de distinction est pour moi un fardeau. Je ne voudrais pas être une statue.
Reste que vous écrivez des romans lus dans le monde entier.
Et cela me remplit de fierté de les avoir écrits. J’ai cette aptitude peu ordinaire de raconter des histoires. J’ai la patience d’attendre les histoires, je sais les attraper quand elles sont là et je sais écrire. Mais dès que je quitte ma table de travail, je redeviens tout à fait normal. Je collectionne des disques et furète chez les disquaires.
©Der Spiegel Traduction et adaptation Gian Pozzy