Aliaume Leroy et François Pilet
Enquête. La firme Alevo, à Martigny, promet de révolutionner le marché mondial des batteries. Le projet avait séduit un trafiquant de drogue norvégien. Puis, plus récemment, le magnat russe Dmitri Rybolovlev. Problème: les annonces de l’entreprise tardent à se concrétiser.
Les effets d’annonce lui avaient fait gagner le titre de «Tesla suisse». Il faut dire que l’entreprise Alevo Group, fondée en Valais en 2012 par l’homme d’affaires norvégien Jostein Eikeland, fait parler d’elle dans un domaine où l’engouement des médias et des investisseurs ne connaît aucune limite: la révolution des énergies propres.
Attendez, il y a mieux: la nouvelle technologie de batteries qu’Alevo se targue d’avoir développée est encore plus ambitieuse que celle du célèbre milliardaire américain Elon Musk. Saupoudré de promesses alléchantes, le cocktail était parfait pour attirer l’attention et l’argent. Et questions promesses, Alevo n’y est pas allé de main morte.
Si toutes les annonces contenues dans ses communiqués de presse s’étaient réalisées, Alevo emploierait aujourd’hui plus de 200 personnes dans sa vaste usine de 40 hectares à Collombey-le-Grand, près de Monthey, où elle aurait investi «entre 400 et 500 millions de francs». Cette installation high-tech produirait une précieuse substance conductrice, l’électrolyte, qui serait acheminée dans une autre usine encore plus grande à Concord, aux Etats-Unis, qui compterait à ce jour 2000 collaborateurs.
Cet électrolyte d’un nouveau type, à la composition secrète et appelé Alevolyte, serait utilisé dans des batteries révolutionnaires de la taille d’un conteneur, appelées GridBank. Celles-ci permettraient de stocker l’énergie produite par les usines thermiques ou hydrauliques, en supportant un nombre presque infini de charges, le tout sans chauffer ni perdre de leur efficacité. En bref, le graal de la recherche moderne en termes de batteries.
En octobre 2014, Jeff Gates, vice-président d’Alevo, promettait que l’usine de Concord produirait 100 GridBanks avant la fin de l’année: «Dans douze mois à compter d’aujourd’hui, les gens verront que nous avons réalisé ce que nous avons dit», assurait-il il y a deux ans. Dans ses rêves, Alevo aurait même déjà vendu ses batteries révolutionnaires en Chine, fin 2015, grâce à des «partenariats stratégiques» signés avec des entreprises énergétiques locales.
Seulement voilà, aucune de ces belles promesses ne s’est concrétisée à ce jour. Alevo emploie 21 personnes à Martigny, dans une usine plutôt modeste louée à la commune, dans les anciens ateliers abandonnés par l’entreprise Panoval. Aux Etats-Unis, le site de Concord recense officiellement 200 employés, même si son parking reste étrangement vide sur les images satellitaires récentes. Et Alevo n’a toujours pas vendu un seul de ses fameux GridBanks. Les «partenariats stratégiques» annoncés avec la Chine sont tombés à l’eau.
Si Alevo organisait volontiers des conférences de presse pour présenter ses grands plans, comme celle qui s’était tenue à Monthey fin 2014 en présence des élus locaux, il est désormais difficile de contacter l’entreprise pour lui poser des questions sur l’avancement de ses projets. Il faut passer par une agence de relations publiques à Londres, qui répète en boucle que le «développement de l’entreprise suivra selon les besoins du marché».
A ce stade, le seul qui puisse se frotter les mains est Jostein Eikeland, le fondateur d’Alevo. Grâce à cette dernière, le Norvégien est aujourd’hui riche par dizaines de millions. Sur le papier, bien entendu, puisque sa société n’a pas encore inscrit un seul chiffre dans sa colonne «revenus».
Mais qu’importe, les investisseurs se pressent pour entrer au capital d’Alevo. Des documents obtenus par le quotidien norvégien Dagens Næringsliv montrent que les derniers investisseurs arrivés ont déboursé jusqu’à 120 francs par action pour participer à l’aventure. Aussi surprenant que cela puisse paraître pour une entreprise qui n’a pas encore envoyé une seule facture, ce prix par action valorise Alevo Group à… 1,4 milliard de francs.
Prix d’ami
Cent vingt francs, c’est grosso modo le tarif qu’a accepté de verser Dmitri Rybolovlev pour entrer au capital d’Alevo en avril dernier. Le milliardaire russe, ancien propriétaire du géant minier Uralkali, s’était rendu célèbre pour son «divorce du siècle» l’an dernier et plus récemment pour ses déboires avec son marchand d’art, Yves Bouvier, qu’il accuse de l’avoir roulé dans la farine en lui surfacturant des tableaux de maître pour près d’un milliard d’euros.
Dans le cas d’Alevo, l’ex-empereur de la potasse n’y est pas allé avec le dos de la cuillère, investissant d’un coup plus de 35 millions de francs via deux de ses trusts chypriotes. Ce montant fait de lui le deuxième actionnaire d’Alevo, juste après le fondateur. En échange, Dmitri Rybolovlev a eu droit à un prix d’ami, à 112 francs l’action au lieu de 120.
Le Russe a nommé deux de ses proches au conseil d’administration en août dernier. Il s’agit de Kuzma Marchuk, un ex-dirigeant d’Uralkali, et de Mikhail Sazonov, un homme de confiance qui gérait notamment les relations du milliardaire avec Yves Bouvier.
«Pedigree mitigé»
Pour Jostein Eikeland, l’entrée au capital de Dmitri Rybolovlev est un coup de maître. Ce d’autant plus que le Norvégien avait laissé de belles casseroles derrière lui lors de ses précédentes aventures. Sa première société informatique avait attiré de nombreux investisseurs avant d’être réduite à néant dans la bulle internet. Une autre de ses entreprises, propriétaire d’une fonderie de magnésium, était partie en fumée en 2008 dans une banqueroute aussi douloureuse que soudaine.
Jostein Eikeland avait dû quitter la Norvège pour la Suisse et les Etats-Unis, laissant derrière lui sa belle maison, son île privée et une montagne de dettes. Ces épisodes lui avaient valu la réputation d’un homme d’affaires au «pedigree mitigé», comme le résumait l’agence Reuters. Aujourd’hui, Jostein Eikeland vit à Verbier et possède une belle villa avec vue sur la mer à Boca Raton, en Floride.
A cela s’ajoutent d’anciennes relations pas toujours reluisantes. En 2011, quand il mettait son projet sur pied, le Norvégien s’était tourné vers un compatriote, Gjermund Cappelen, qui se disait actif dans l’immobilier. Les deux hommes s’étaient rencontrés à l’hôtel W de Miami Beach. Peu après, Cappelen avait avancé de l’argent à Eikeland via un entrelacs de transactions dans les îles Vierges.
Un trafiquant au nez creux
Fin décembre 2015, Gjermund Cappelen était arrêté en Norvège. Accusé d’avoir importé 20 tonnes de cannabis dans le pays en vingt ans, le «baron du hash» a été reconnu coupable début 2016. Les autorités n’ont rien retrouvé des profits blanchis de son trafic. Ou presque. Le seul bien de Gjermund Cappelen sur lequel la justice norvégienne a pu mettre la main sont les 14 498 actions qu’il détenait dans la société suisse Alevo Group.
A l’époque, le trafiquant les aurait acquises pour 680 000 francs. Aujourd’hui, au prix où Dmitri Rybolovlev est entré au capital, ce pécule vaudrait 1,6 million de francs. Grâce à Jostein Eikeland, le trafiquant aurait pu réaliser un bénéfice d’un million de francs en cinq ans. S’il n’avait pas commis l’erreur de se faire attraper avant d’en profiter, bien entendu. Les autorités norvégiennes n’ont pas encore décidé de ce qu’elles allaient faire de ce paquet d’actions.
Jostein Eikeland a refusé nos demandes d’interview. Nous avons envoyé une série de questions au porte-parole genevois de Dmitri Rybolovlev, Claude-Olivier Rochat. Le milliardaire a-t-il une pleine confiance dans l’équipe dirigeante d’Alevo? Tiendra-t-elle ses promesses? Etait-il informé de l’implication d’un trafiquant de drogue parmi les investisseurs à l’origine de la société? «Contrairement à ma recommandation, personne ne répondra à vos questions, s’est désolé Claude-Olivier Rochat par retour d’e-mail. Je le regrette.»
Début octobre, Alevo a annoncé le lancement d’une nouvelle version miniaturisée de ses batteries. «Nous voyons un énorme potentiel commercial dans ce nouveau produit», s’est félicitée l’entreprise dans un communiqué.