Antoine Menusier Béziers
Reportage. La venue du polémiste Eric Zemmour, le 6 octobre, dans la cité biterroise ravive un contexte de tensions sourdes entre les partisans du maire, Robert Ménard, proche du Front national, et les habitants musulmans des quartiers populaires.
Où cela mènera-t-il? Jeudi 6 octobre, le Palais des congrès de Béziers accueille Eric Zemmour. Invité par le maire Robert Ménard, proche du Front national, le polémiste vient y donner une conférence à l’occasion de la sortie de son dernier livre, Un quinquennat pour rien, recueil de ses chroniques matinales diffusées sur la radio RTL depuis 2013, précédées d’une longue introduction au titre choc:
«La France au défi de l’islam». Impossible de passer à côté de cet événement: les panneaux publicitaires de la cité héraultaise, ainsi que le bulletin municipal, parfait organe de propagande, ont largement diffusé la nouvelle.
Conçu comme une affiche de cinéma, jouant avec les codes du film d’horreur, le placard annonce «le retour» de celui qui avait présenté ici même, il y a deux ans, son best-seller Le suicide français, édité chez Albin Michel déjà.
A Béziers, où la municipalité «libère la parole», ce n’est pas le bourgeois de souche que Robert Ménard, né en Algérie, fils d’un ancien membre de l’Organisation de l’armée secrète, opposée à l’indépendance algérienne, entend affoler, mais l’immigré maghrébin musulman.
Ville d’une partie de son enfance, après le rapatriement de 1962, il l’a aisément conquise en 2014, élu sur une rhétorique anti-migratoire et anti-islam, sur des promesses d’ordre, de propreté et de dignité retrouvée – cette sous-préfecture, autrefois riche de son vignoble, affiche un taux de chômage de 25% et connaît des tensions sourdes.
«Black, blanc, beur»
De fait, le public qui, ce soir-là, sous protection policière, se presse pour écouter «Freddy» Zemmour est, dans l’ensemble, d’un genre bien mis. «Fachos! Fachos!» scande la centaine de manifestants rassemblés devant le Palais des congrès contre la venue de l’essayiste, à l’appel, notamment, du Parti communiste. Les personnes invectivées n’ont visiblement cure de ces huées, et y répliquent par de grands sourires et des saluts de la main.
«Ça fait deux fois qu’on calme les quartiers, mais on ne pourra pas tenir longtemps encore. A la provocation des fachos, on va, si ça continue, répondre par la provocation», prévient Omar Khatiri, membre de l’association biterroise Cultures solidaires. «Béziers ne libère pas la parole, mais la haine», ajoute l’activiste, comme surclassé sur son terrain militant par Robert Ménard en personne, ex-trotskiste qui a coulissé vers l’extrême droite, ancien secrétaire général de Reporters sans frontières, un superpro de l’agit-prop.
«Black, blanc, beur, la France, c’est nous», répète en chœur la petite foule. «Liberté, égalité, fraternité», dit-elle aussi. «Laïcité», complète Aimé Couquet, élu communiste au conseil municipal. La sonnerie d’un téléphone portable laisse échapper l’appel à la prière musulmane. La France en crise identitaire se cherche désespérément un destin commun quand beaucoup de choses, pour l’heure, semblent travailler au chaos.
«Respect» pour les djihadistes
Une partie du pays a trouvé en Eric Zemmour son prophète. Un prophète de malheur, fustigent ses adversaires – sans doute agréerait-il le constat. Car c’est bien d’un malheur, à ses yeux du moins, que l’éditorialiste entretient la salle. Pendant trois quarts d’heure, il résume le propos de sa préface à Un quinquennat pour rien, décrétant qu’«entre l’islam et la France, les musulmans devront choisir». Il parle sans notes, debout, face à 600 personnes l’écoutant religieusement.
«Je vois bien qu’il y a, en fait, entre la civilisation chrétienne et la civilisation musulmane, ce conflit pour la vérité, pour la domination du monde», affirme-t-il. «La démographie et la démocratie» donneront l’avantage à l’islam, prédit-il, en adepte de la théorie du «grand remplacement» pensée par l’écrivain Renaud Camus. Lui aussi est passé par Béziers, en mai dernier, lors d’un Woodstock de la droite extrêmement décomplexée.
A propos du groupe Etat islamique, le chroniqueur à RTL confie au public: «Je lis la prose de Daech, c’est très intéressant. Ce ne sont pas du tout les abrutis qu’on dit qu’ils sont. Ils se plongent dans l’histoire.»
Une polémique est en train de grossir au moment où il disserte sur la guerre civile qui selon lui s’annonce à l’horizon. Au mensuel Causeur paru le jour même, Eric Zemmour a déclaré: «Moi, je prends l’islam au sérieux, je ne le méprise pas! Et je respecte des gens prêts à mourir pour ce en quoi ils croient, ce dont nous ne sommes plus capables.»
Une enquête le vise désormais pour apologie du terrorisme. Idéologiquement désinhibé, Eric Zemmour ne semble pas tant complimenter des terroristes, pour lui des combattants, que regretter l’absence d’une riposte qui tirerait sa force d’une foi au moins aussi intense que celle qui motive Daech. Guerre de civilisation, guerre de religion, entrevoit-on là.
Ne laissant rien paraître d’un possible trouble provoqué par la vision froide et sépulcrale du conférencier, une femme, retraitée, ancienne professeur de langues, ayant un fils dans la Silicon Valley, qui «s’y sent bien et n’a pas l’intention d’en revenir», dit avoir entendu «une analyse très lucide, à contre-courant de ce que racontent nos médias». Catholique pratiquante, elle est «prête au dialogue avec les musulmans», continue-t-elle, mais un dialogue lui apparaît comme de plus en plus «impossible» et un «clash» comme de plus en plus inévitable.
Revival catholique
La «résistance» à la prétendue «conquête islamique» prend en France des accents catholiques. La «conversion» de Robert Ménard témoigne de cette évolution. Lui, le «born again», est venu au catholicisme – conservateur – par sa seconde épouse, Emmanuelle Duverger, une activiste de la Manif pour tous, le mouvement opposé au mariage gay et à ses dérivés sociétaux. Le maire et sa femme vont à la messe le dimanche.
Un ami du couple portant soutane, la trentaine, le cheveu ras, blond comme les blés, est chanoine à la chapelle Sainte-Rita, place Garibaldi, située dans le centre historique de Béziers. «Dans le quartier où j’officie, on n’entend pas parler français, tout le monde est musulman et Maghrébin, rapporte-t-il. J’essaie d’être courtois. Après l’assassinat du père Jacques Hamel (le 26 juillet dans une église de Normandie, ndlr), aucun n’est venu me dire un mot.
Hormis un Maghrébin de 75 ans, qui m’a confié qu’il voterait Marine Le Pen, car tous les jeunes, selon lui, sont radicalisés. Charles de Foucauld (religieux français mort en Algérie en 1916, béatifié par Benoît XVI en 2005, ndlr) l’avait dit: «On en fera des Français, quand on en aura fait des chrétiens.»
Une rumeur de roman court les rues de Béziers: le jeune ecclésiastique, dont une partie de la messe est en latin, serait le confesseur d’Emmanuelle Duverger, réputée proche de l’Opus Dei, une institution catholique ultraconservatrice. Robert Ménard dément:
«Le chanoine voudrait nous avoir plus souvent dans sa chapelle, mais nous nous rendons dans d’autres églises à Béziers, et ma femme, sachez-le, se confesse ailleurs et n’entretient pas de lien avec l’Opus Dei», répond le maire, joint par téléphone – le soir de la venue d’Eric Zemmour, il était à Paris pour donner la réplique à Alain Juppé sur le plateau de L’émission politique de France 2, mais nous le croiserons dès le lendemain matin sur les allées Paul-Riquet, les Champs-Elysées de Béziers, qui sont en train d’être réembellies, filmées par le service en français d’une télévision américaine.
Voyage en Syrie
Au revival identitaire et religieux observé ces dernières années chez les jeunes musulmans semble répondre, de manière plus ou moins antagonique, un même désir d’identité et de foi côté catholique. Apprenti viticulteur et œnologue à Narbonne, en région occitane comme Béziers, Benoît, 20 ans, aimerait que les musulmans s’intègrent davantage, précisant qu’il n’a rien «contre eux ni contre l’islam.
Moi qui suis villageois, je suis sensible à la France des clochers, à la France familiale, à la France de tradition chrétienne. Dans ma famille, personne ne va à la messe. Il y a quatre mois, j’y suis allé pour la première fois», raconte-t-il.
C’est son ami Rémi, 22 ans, apprenti dans le même domaine que lui, qui l’y a emmené. Il revient avec son épouse, professeur de français dans un collège privé catholique, de deux semaines passées en Syrie avec l’association SOS chrétiens d’Orient, dans le village chrétien de Maaloula, proche de Damas, «détruit par le Front al-Nosra (la branche syrienne d’al-Qaida, ndlr). Nous étions huit Français sur place, nous avons déblayé les débris», explique-t-il. L’année prochaine, ils espèrent pouvoir retourner en Syrie. Et cette fois-ci, Benoît veut être du voyage.
À la mosquée Ar-Rahma
Vendredi 7 octobre, 13 heures, mosquée ar-Rahma (la miséricorde). A la Devèze, une cité à la périphérie de Béziers, où Robert Ménard a donc passé une partie de son enfance avec d’autres rapatriés d’Algérie et qu’il décrit aujourd’hui comme un «ghetto islamisé». La prière hebdomadaire va bientôt commencer. L’imam, Saïd Talha, est également aumônier de la prison de Béziers. Il informe le journaliste qu’à la Devèze, on n’a pas du tout aimé le reportage sur l’islam radical diffusé le 28 septembre par la chaîne M6. Ses détracteurs l’ont trouvé dégradant pour l’image de l’islam.
Ar-Rahma fait partie des trois mosquées, sur les cinq que compte Béziers, qui ont refusé cette année de signer une «charte des mosquées» rédigée par Robert Ménard et ses équipes. Elle stipule que, entre autres, les établissements religieux musulmans biterrois ne devront pas entretenir de liens avec les mouvances salafistes, wahhabites ou celle des Frères musulmans, ni promouvoir de textes prescrivant le djihad ou la peine de mort pour les apostats, les athées ou les homosexuels.
«Nous sommes dans un pays laïque, nous n’avons pas à signer une telle charte, c’est une question de principe. De toute manière, nous appliquons déjà les recommandations souhaitées», assure l’imam. Tout est question de périmètre: petit-fils du fondateur des Frères musulmans, Tariq Ramadan, qui devait venir faire une conférence à la mosquée ar-Rahma en janvier et en a été finalement empêché à la suite du veto de la mairie, ne peut-il pas être considéré comme l’un de leurs membres?
Paroles de paix
Encore quelques minutes et le lieu de prière de forme octogonale, pénétré de soleil, sera rempli de fidèles, des hommes, les femmes se trouvant dans une salle à part. L’imam prononcera son prêche en arabe et en français en présence d’une délégation de catholiques habitant aux environs de la Devèze – l’an dernier à Noël, des résidents musulmans ont surveillé l’église et les voitures des fidèles assistant à la messe de minuit, non tant contre un éventuel attentat que contre les vols de délinquants.
«Ils (les haineux) propagent la haine, nous propageons l’amour, ils parlent de la guerre, nous parlons de la paix, ils diabolisent l’islam […], nous exposons sa beauté et sa miséricorde, non dans un but de prosélytisme, mais pour dissiper les peurs […]», professe l’imam du haut de sa chaire.
Il conclut sur une note plus grave: «Vous êtes les bienvenus, dit-il une nouvelle fois aux chrétiens présents. C’est par ce genre d’action que nous allons faire face à la haine, à l’exclusion et à ceux qui veulent qu’on aille vers la division et la guerre civile.» Comprendre: nous faisons tout pour «tenir les quartiers», nous combattons les discours radicaux des jeunes, aidez-nous dans cette tâche, ne nous la compliquez pas, ne nous la rendez pas impossible.