Interview. La Suisse est-elle bien parée pour la 4e révolution industrielle? Ce n’est pas gagné. Fondateur de Logitech, le fabricant de souris, Daniel Borel rappelle l’importance de nos hautes écoles, dénonce les lacunes technologiques de ceux qui nous gouvernent et la mesquinerie à l’égard du président de l’EPFL, Patrick Aebischer. Il sera l’un des orateurs de l’événement organisé par «L’Hebdo», le 2 novembre, à Neuchâtel.
Il nous reçoit au siège suisse de Logitech situé dans le Quartier de l’innovation de l’EPFL. Bronzé, toujours aussi passionné, Daniel Borel est arrivé la veille de la Silicon Valley, où tout a commencé pour lui il y a quarante ans. Dans quelques semaines, il poursuivra son tour du monde sur le catamaran qu’il s’est fait construire. Un voilier baptisé Mousetrap (souricière), clin d’œil au produit qui a fait le succès de l’entreprise depuis ses débuts.
Fondée en 1981, Logitech est l’un des rares pionniers de l’informatique à avoir survécu à la brutalité d’un marché en révolution continuelle. Alors qu’il croyait pouvoir se retirer, Daniel Borel a d’ailleurs été contraint en 2011 d’opérer un come-back imprévu pour aider à sauver du naufrage la société qu’il appelle volontiers son «bébé». La preuve que le succès n’est jamais définitivement acquis.
Président du Comité stratégique de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), il continue aujourd’hui de s’engager pour l’excellence de la recherche et de la formation en Suisse. Il aime rappeler l’extraordinaire développement de la haute école ces dernières années et son impact sur l’ensemble de l’économie romande. Et plaide pour la création d’un nouveau département fédéral, celui des sciences, de la technologie et de la formation pour le futur de la Suisse.
Il sera l’un des orateurs de l’événement organisé par L’Hebdo, le 2 novembre prochain, au Théâtre du Passage, à Neuchâtel, où il est né il y a soixante-six ans (pour plus d’infos, voir www.hebdo.ch/rendez-vous-du-forum).
La Suisse apparaît régulièrement en tête des classements des pays les plus innovants. Pourra-t-elle le rester?
Au premier rang, vraiment? Dès lors qu’on parle «d’innovation», c’est positif. Cela dit, le concept prête à discussion. Depuis toujours, la Suisse est la championne du nombre de brevets par tête d’habitant. Mais un brevet ou une invention n’est pas forcément synonyme d’innovation. Prenez l’invention du World Wide Web au CERN, à Genève. Elle ne déploiera ses effets qu’avec le lancement d’une véritable innovation, le browser de Netscape, qui donnera de fait naissance à l’internet grand public.
Pourquoi n’y a-t-il pas eu, en Suisse, de deuxième Logitech?
Ou un deuxième Google? Airbnb aussi aurait pu être créé dans notre pays. En principe, il suffit d’un ordinateur et d’une connexion internet. Mais même si nous avions eu cette idée, cette société aurait-elle eu du succès? Je ne sais pas. Il y a dans notre ADN une certaine lenteur peu compatible avec la rapidité des changements dans l’informatique.
Est-ce propre à la Suisse?
Non, ça semble valoir pour toute l’Europe.
Les Etats-Unis et l’Asie vont donc dominer sans partage ce que l’on appelle la 4e révolution industrielle, comme ils l’ont fait pour l’informatique?
Comme l’a bien analysé le professeur Klaus Schwab du World Economic Forum dans son dernier livre, la 4e révolution industrielle est complexe et essentiellement mue par les technologies. Elle touchera pratiquement tous les domaines du quotidien et les emplois qui y sont associés. C’est un phénomène fondamentalement différent de tout ce que nous avons connu jusqu’ici. En ce qui me concerne, mon expérience et mon vécu sont d’abord liés à la dimension numérique de cette révolution. Difficile de dire qui l’emportera au final.
Mais la Silicon Valley continuera de jouer un rôle moteur. Prenez Facebook, par exemple. Grâce à des développements rapides associés à un large marché, cette entreprise a occupé en un temps record une position si dominante qu’elle décourage toute concurrence. Aujourd’hui, 20% seulement de ses clients sont américains… Même phénomène pour Uber et Airbnb.
En revanche, les biotechnologies, les sciences de la vie ou les technologies médicales, qui ont une dynamique plus lente mais plus en profondeur, nous conviennent mieux. Un exemple? La start-up MindMaze, une spin-off de l’EPFL créée par Tej Tadi, qui se trouve précisément à la croisée des neurosciences et de la réalité augmentée. Elle est aujourd’hui valorisée à plus de 1 milliard de francs.
Avant même d’entrer en Bourse, Airbnb et Uber sont, elles, valorisées à 30 et 68 milliards de dollars, respectivement. Délirant, non?
Le débat est ouvert. Il y a effectivement des réminiscences de la bulle internet. Cela dit, la puissance de cette révolution, c’est qu’elle donne une nouvelle vie à des activités économiques qui ont toujours existé. Les taxis s’appellent désormais «Uber».
Cette vague de fond est-elle comprise par les politiciens?
Cette nouvelle révolution industrielle trouve sa genèse dans l’émergence de nouvelles technologies numériques: intelligence artificielle, big data, robotique… Je le répète: tous les domaines seront touchés d’une manière ou d’une autre. Pour répondre à votre question: j’ai suggéré l’idée, lors d’une rencontre avec le conseiller fédéral et président de la Confédération, Johann Schneider-Ammann, d’un audit technologique du gouvernement et de l’administration fédérale (rires). Et pourquoi pas du Parlement?… Puisque la technologie redéfinit l’ensemble de la société, les citoyens ont le droit de savoir si les politiciens ont saisi les enjeux de cette 4e révolution industrielle et s’ils sont à même de guider le pays vers l’avenir. Monsieur le président Schneider-Ammann n’a pas franchement rigolé… mais il a tout de même souri à ma proposition.
Un audit?
Oui, le Contrôle fédéral des finances fait bien des audits…
Vous plaisantez?
Pas du tout. Il me semble légitime de nous interroger sur les compétences technologiques de ceux qui nous gouvernent. Ne sont-ils pas appelés à prendre des décisions qui engagent l’emploi et la prospérité du pays tout entier? En ce sens, je trouve difficile à comprendre que l’on confie la présidence du Conseil des écoles polytechniques (EPF), et donc la stratégie de ces hautes écoles, à un juriste et notaire (ndrl: le Glaronnais Fritz Schiesser). Je n’ai rien contre les juristes ni les notaires. Mais j’observe un manque flagrant de connaissances scientifiques, technologiques et de gestion, dommageable à un poste aussi essentiel.
Pourtant, il vient d’être confirmé à son poste pour quatre ans…
Je ne suis pas naïf. Je comprends l’importance d’avoir des responsables qui disposent du bon réseau politique si l’on veut convaincre à Berne. Mais il y a d’autres paramètres. Comme celui d’avoir une vision claire des enjeux liés au développement de la science et de la technologie pour ce pays, justement. Rien de personnel contre M. Schiesser. Mais il lui manque clairement cette compétence.
Avec ce que j’ai vécu, vu et entendu, je pense avoir le droit de m’exprimer. C’est même de mon devoir. Je m’interroge aussi sur le budget opérationnel du Conseil des écoles polytechniques qui est passé, sous le règne de M. Schiesser, à quelque 15 millions de francs.
A quoi servent ces 15 millions? Comment sont-ils dépensés? Peut-être ne serait-il pas inutile de faire un audit pour répondre à cette question. Comme il serait intéressant de savoir pourquoi on a renommé certains membres externes du Conseil des EPF au-delà du maximum admis de douze ans. Il y a là un petit problème de gouvernance, me semble-t-il.
On parle depuis quelques mois de la nomination d’un secrétaire d’Etat au Numérique. Utile?
J’irais même plus loin. Je plaide pour la création d’un Ministère des sciences, de la technologie et de la formation pour le futur de la Suisse, qui coifferait aussi les écoles polytechniques. Et donc pour l’élection d’un huitième conseiller fédéral.
Une idée qui ne va pas se réaliser du jour au lendemain…
Je sais. Mais c’est pour moi une manière de souligner l’importance absolument prioritaire de ces enjeux.
Que faire d’autre pour que l’économie suisse reste à la pointe?
On s’émeut beaucoup du franc fort et du risque de désindustrialisation de la Suisse. Mais la seule réponse, en utilisant les technologies nouvelles, c’est d’accélérer la transformation de notre économie si nous voulons vraiment vivre aussi bien demain qu’aujourd’hui.
La clé, ce sont les gens: people, people, people… C’est donc la qualité de notre système de formation, de l’apprentissage à la formation continue, qui est clé. On dispose aujourd’hui des MOOCs (massive online courses). Un outil fantastique. L’EPFL s’est d’ailleurs engagée comme aucune autre université en Europe. J’y crois beaucoup. Cela pourrait être aussi l’un des points forts de l’initiative Digitalswitzerland.
Accélérer le mouvement, c’est aussi laisser une génération sur le carreau, non?
Il faut évidemment accompagner cette transformation en soutenant ceux qui pourraient être affectés. Mais au final, ces nouvelles technologies créent les emplois de demain. Et tout le monde a sa chance. La peur est la pire des conseillères. Et cessons de chercher des poux à ceux qui font avancer les choses. En Suisse, on déteste les têtes qui dépassent, comme l’a si bien écrit l’ancien conseiller national et professeur de l’EPFL Jacques Neirynck dans son blog hébergé par L’Hebdo.
Vous faites, là encore, allusion à l’audit des écoles polytechniques fédérales par le Contrôle fédéral des finances qui vous a tellement mis en colère?
En seize ans, sous le mandat de Patrick Aebischer, l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, une école locale, s’est métamorphosée en une institution de rang mondial. Une croissance pareille n’est pas facile à maîtriser et personne n’est parfait. Mais L’EPFL a eu droit à des insinuations infondées au moment de la publication de cet audit pour apprendre finalement qu’il n’y avait pas eu ni de problèmes sérieux ni de vrais dépassements de budgets. Une tempête dans une tasse de thé.
Avec quel objectif?
Je ne sais pas. Mais le résultat, c’est la division plutôt que le rassemblement des forces. On a voulu ternir le bilan de quelqu’un qui a non seulement transformé cette école de façon unique, mais qui, en plus, a levé plus de 1 milliard de francs pour financer ces développements.
C’est impressionnant de voir comment la bonne personne, au bon moment et au bon endroit, peut faire la différence. Un homme dont l’histoire se rappellera. Au-delà de l’audit, qui n’a rien de spécial en soi, c’est bien la manière dont cette affaire a été menée qui révèle un manque de bon sens patent mais aussi un désir de détruire. C’est triste et malsain.
Le fruit d’une rivalité entre Lausanne et Zurich?
Je veux croire que non. On doit tout faire pour que l’EPFZ et l’EPFL rayonnent au-delà de nos frontières. Pour moi, ces deux écoles sont remarquables, elles doivent être aussi les garantes d’un certain futur de la Suisse. Leurs budgets ne devraient pas être considérés comme une dépense mais comme un investissement pour l’avenir. Berne a tendance à l’oublier.
Nous sommes un trop petit pays pour être divisés. Cela dit, le Conseil des écoles polytechniques doit impérativement être transféré à Berne. Il se trouve à Zurich pour des raisons historiques. Aujourd’hui, c’est une hérésie que plus rien ne justifie.
Vos arguments?
L’idée, ce n’est pas d’organiser un concours de beauté entre les deux écoles. La concurrence est hors de nos frontières, mais force est de reconnaître que les développements très réjouissants de l’arc lémanique autour de l’EPFL, notamment dans les biotechnologies – on ne parle pas pour rien de «Health Valley» – ont donné à l’EPFL sa place sur l’échiquier mondial au même titre que l’EPFZ avant elle.
A noter aussi que, depuis le début de l’année, les start-up issues de l’EPFL ont déjà reçu plus de 300 millions de francs, soit plus de la moitié du capital-risque levé en Suisse. Ce qui représente au final des nouveaux jobs à forte valeur ajoutée. Pas seulement pour les ingénieurs, mais aussi pour tous les corps de métier. On ne peut plus l’ignorer à Berne.
La preuve aussi que l’environnement pour les nouvelles entreprises s’est amélioré…
Oui, sauf que la fiscalité des start-up est à l’inverse de ce qu’elle devrait être pour motiver les créateurs d’entreprises, ceux-là mêmes qui vont renouveler la place industrielle suisse. Ce qui se passe est absurde. La Confédération et les cantons doivent régler cette situation de toute urgence.
D’autres exemples?
La loi de 1962 sur l’enregistrement du temps de travail remise au goût du jour depuis le 1er janvier par le SECO! En gros, on veut réintroduire l’équivalent de la timbreuse des Temps modernes. Croit-on vraiment qu’on va inventer le nouveau Google ou le nouveau Facebook en faisant pointer les gens? Ces changements passent inaperçus, mais ils sont autant de signaux inquiétants pour l’avenir de notre pays. Lorsque j’en parle à notre ministre de l’Economie, il me répond que la politique…
Vous ne comprendriez rien à la politique, c’est ça?
De toute évidence pas à la politique pour la politique. Pour moi, la politique est censée servir le peuple et le bien du pays dans son ensemble. Il faudrait aussi qu’on m’explique pourquoi on paie les présidents des écoles polytechniques 350 000 francs seulement – ce qui ne facilite pas le recrutement à l’échelle mondiale – alors que les patrons des CFF ou de La Poste touchent plus de 1 million. Là encore, je pose la question: si l’on prend comme critère l’importance de la Suisse au niveau technologique mondial, si on se donne comme priorité la création d’emplois pour les générations montantes, si on a à cœur la solidité de notre économie, cette différence de traitement est-elle défendable? La réponse est non.
Vous fêtez cet automne le 35e anniversaire de Logitech. Comment avez-vous réussi à survivre dans le monde brutal de l’informatique?
Nous ne sommes pas totalement suisses (rires). Dès le début, en plus de la Suisse, nous étions ancrés dans la Silicon Valley et au Japon. Nous nous sommes implantés à Taïwan il y a trente ans. Oui, nous avons eu la chance de survivre, c’est le mot. Et quand je regarde autour de moi, il ne reste plus beaucoup des sociétés que j’ai connues, nées dans le sillage du PC d’IBM lancé en 1981. A l’exception d’Apple, Microsoft et quelques autres.
Parce que nous avions peu de marge de manœuvre (nous étions petits, nous avions peu d’argent…), nous avons dû apprendre vite, très vite de nos erreurs, identifier nos faiblesses et nous concentrer sur nos forces, mais aussi faire du monde notre place de travail pour atteindre une taille critique. Nous n’avons jamais eu de quartier général à proprement parler.
Vous parlez de vos forces, lesquelles?
Des produits «cools», ce sont eux qui ont fait notre identité! Nous avons compris très tôt que notre spécificité se trouvait dans des produits comme les souris, puis les claviers, les caméras, les haut-parleurs… qui sont en fait à l’interface «homme-machine», un domaine qui évolue plus lentement que les PC eux-mêmes et basé sur une diversité de technologies. De ce point de vue-là, nous sommes très suisses. En raison de sa petite taille, notre pays a un atout unique, celui de maîtriser de nombreuses technologies, sans forcément être un leader mondial dans chacune d’elles. Et d’innover ainsi à l’intersection des technologies «info», «nano», «bio» et «cogno»… pour résumer.
Depuis votre création en 1981, vous avez failli disparaître à deux reprises…
Le succès n’est jamais acquis. Entre 1992 et 1994, après les années «tapis rouges des banquiers», ce fut le «tapis noir, très noir». Ce n’était pas vraiment de notre faute, mais celle d’un marché hyper-concurrentiel. Les fabricants taïwanais ont soudainement attaqué le marché du PC en divisant les prix par deux. Imaginez! Du jour au lendemain, nous avons dû faire face à un véritable tsunami.
Avec quelles conséquences?
Pour des raisons de coûts, nous avons été contraints de fermer notre usine en Irlande, qui employait 170 personnes. Nous avons cessé de produire dans la Silicon Valley et donc licencié 370 collaborateurs. A Taïwan, nous avons réduit les effectifs de 1000 à 500 personnes pour tout miser sur la Chine, dès 1992, avant tous nos concurrents. C’était dramatique, mais c’est ce qui nous a sauvés. Et, comme toujours, la prise de risques et les opportunités vont de pair.
Et la deuxième fois?
Entre 1998 et 2008, grâce au développement fulgurant de l’internet pour le grand public, l’utilisation du PC à la maison a explosé. Les ventes de nos produits ont connu une croissance incroyable. Nous avons ainsi passé la barre du milliard de dollars de revenus en 2003 et celle des 2 milliards en 2007! Mais voilà, au sommet de notre gloire en 2008, la crise Lehman Brothers nous a aussi fait perdre nos repères.
En quoi le choc a-t-il déstabilisé Logitech?
Cette crise nous a forcés à nous restructurer et par là même a fortement affecté notre capacité d’adaptation et notre attention à des développements technologiques extrêmement disruptifs, comme l’iPhone, qui a d’ailleurs coûté la vie à Nokia. De plus, notre nouveau CEO, qui venait d’entrer en fonction début 2008, a pris peur. Il avait mal assimilé notre ancrage international, que ce soit à Taïwan, en Chine, mais aussi en Suisse. Il a dès lors tenté de changer notre modèle de toujours en recentrant nos activités aux Etats-Unis.
Par provincialisme et en contradiction avec cette culture de la diversité et de la répartition des risques qui avait fait notre succès. Mauvais timing! De plus, Logitech a totalement manqué l’arrivée des nouvelles technologies liées à la mobilité. Le réveil a été d’autant plus douloureux!
Plus précisément?
Le remplacement du PC par les smartphones et les tablettes pour ce qui touche à l’accès et au partage d’information sur internet, renforcé de plus par l’avènement de la 3G puis de la 4G, a redéfini le rôle du PC et fortement diminué les ventes de nos produits. Nous avons ainsi été contraints de repenser notre approche produits. Mais avant cela, j’ai vu «ma» société dégringoler, ce qui a conduit à l’inéluctable départ du CEO.
Pour éviter une issue fatale, il a fallu que nous retrouvions nos racines. Grâce aux excellents ingénieurs et aux collaborateurs qui étaient restés mobilisés malgré les difficultés, nous nous sommes remis à lancer des produits «cools», comme nous le faisions auparavant pour le monde du PC. C’est ainsi que nous avons enfin pu surfer sur la vague de ce nouveau monde numérique, toujours aussi «brutal» mais plein d’opportunités et d’espoir.
Quel lyrisme!
Vous savez, quand vous avez frôlé la catastrophe, vous êtes d’autant plus passionné lorsque vous avez réussi à redécoller. Cela dit, les meilleures entreprises ont aussi eu des ratés. Même Microsoft, qui avait initialement manqué la première révolution internet…
Au final, quels seront les leaders de cette fameuse 4e révolution industrielle?
C’est assez vite dit: comme les technologies sont à la base de cette transformation, tous les pays qui auront su rester à la pointe.
Et la Silicon Valley?
La Silicon Valley, ce n’est pas les Etats-Unis. Et elle va rester l’endroit où cela se passe. Cette région développe et absorbe les nouvelles technologies comme nulle part ailleurs au monde. On y trouve aussi un mélange unique de races et de cultures différentes. Il n’y a pas d’interdit, rien n’est impossible. Ce qui motive ceux qui s’y installent, c’est d’être les premiers à découvrir the next big thing.
C’est un écosystème unique. Et une culture, je le répète. Il faut l’avoir vécu de l’intérieur et sur la durée pour le comprendre. En ce qui me concerne, près de quarante ans. Difficile pour le visiteur lambda d’en saisir l’essence en un seul voyage de quelques jours.
Donald Trump représente-t-il un risque?
Hélas, oui. On a bien vu ce qui s’est passé après le 11 septembre 2001. La politique d’immigration mise en place par l’administration Bush a par exemple poussé tous ces ingénieurs indiens, qui ne se sentaient plus les bienvenus aux Etats-Unis, à retourner chez eux, à Bangalore ou ailleurs. On a parlé de fuite des cerveaux à l’envers (reverse brain drain). Ce fut en effet une vraie perte.
Quand Donald Trump parle de reconstruire des murs et de fermer le pays, on comprend qu’il provoquerait sans doute, s’il était élu, une nouvelle vague de départs fort dommageable pour l’ensemble de l’économie américaine.
Vous passez désormais une bonne partie de votre temps aux Etats-Unis…
Je me sens d’abord Suisse, même si tous mes enfants et petits-enfants font leur vie outre-Atlantique. Mais la maison de famille reste la maison de mes beaux-parents, à Apples, au-dessus de Morges. Je me sens de plus très attaché à Cudrefin et à cette merveilleuse réserve naturelle qu’est la Grande Cariçaie. Ce sont mes vraies racines, au bord du lac de Neuchâtel, où j’ai mes plus beaux souvenirs d’enfant. Les odeurs, la lumière… Nous sommes tous ancrés quelque part. Et tant qu’on se soucie de son pays, c’est qu’on l’aime, non (rires)?
Mais pour le moment, c’est l’heure de la retraite et je vais profiter de découvrir le monde, non plus entre deux avions, mais à bord de mon voilier, avec ma famille et mes amis. On se reverra, je l’espère, dans quatre ans.