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Agent de voyages médical

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Jeudi, 20 Octobre, 2016 - 05:52

Rencontre. Une correction de myopie à Grenoble? Une couronne dentaire à Budapest? Stéphane de Buren est votre homme pour l’organiser. Mais que fait un toubib à la tête d’une agence de tourisme médical? Visite.

Pour les dents, Barcelone est la destination numéro un au catalogue de Novacorpus. A cause du rapport qualité-prix (50% moins cher qu’en Suisse), mais aussi parce qu’on peut facilement faire l’aller-retour dans la journée.

Pour les yeux, c’est Istanbul qui domine le classement. Et pas seulement parce que les prix y sont sans concurrence (75% de moins qu’en Suisse) dans une clinique dotée d’un matériel de pointe: «Notre chirurgien sur place atteint le record de 5000 interventions par an. Or, c’est un fait reconnu, plus on opère, mieux on opère. La Suisse est simplement trop peu peuplée pour atteindre ces volumes», explique Stéphane de Buren.

En tout, six pays figurent au catalogue de la drôle d’agence de voyages que ce médecin genevois de 45 ans a créée en 2008. L’Espagne et la Hongrie pour les soins dentaires, la France ou la Hollande pour les opérations des yeux, la Belgique pour la chirurgie esthétique et la Turquie pour tout cela à la fois. Et non, au risque de décevoir les esprits romanesques: pas d’envolées exotiques au programme, du genre bistouri-safari en Afrique du Sud ou EMS en Thaïlande.

«Je sais qu’on a beaucoup parlé de ce type d’offres. Mais je crois qu’elles n’ont pas d’avenir. En matière de tourisme médical, c’est la proximité qui prime.» Stéphane de Buren en sait quelque chose: il a fait un bide en 2011 en proposant un EMS à Zagreb. «Avoir affaire à des soignants qui parlent sa langue est un critère déterminant pour le patient.»

L’ère du touriste économique

Et puis, il y a le prix, bien sûr. Longtemps, le touriste médical se devait d’être financièrement en pleine santé. C’est ainsi que l’aristocratie européenne, puis arabo-pétrolière et post-soviétique, a fait les beaux jours de la médecine cinq étoiles «made in Switzerland», notamment dans le secteur «jeunesse éternelle», aujourd’hui stagnant. «Les nouveaux champions sont les Allemands. Les Suisses ont moins bien su exploiter leur capital image, pourtant excellent», observe Stéphane de Buren.

Aujourd’hui, ce qui pousse le patient au voyage, c’est soit le désir de contourner la loi de son pays, sur le don d’ovocytes, par exemple. Soit, et surtout, le manque de moyens: le terme de «tourisme médical», pour les Suisses, concerne principalement des personnes qui cherchent à raboter la facture d’une intervention non remboursée par l’assurance de base.

Les marges en jeu sont à l’évidence plus modestes, se dit-on en promenant son regard sur les poutres apparentes des bureaux de Novacorpus; un sixième étage genevois proche de la gare, propre et convivial, mais sans la rutilance des palais du botox du bord du lac.

Dans le domaine dentaire, qui concerne la moitié des dossiers de sa société, la situation sanitaire est parfois dramatique, rappelle Stéphane de Buren. «Quand vous ne pouvez plus mâcher et qu’on vous propose un traitement à 50 000 francs, vous faites quoi?»

D’ailleurs, pour les plus pauvres, même une facture réduite de 80% reste inenvisageable. Novacorpus recrute ses clients dans la classe moyenne. La demande en chirurgie des yeux vient en deuxième position après la dentisterie. Il y a, par exemple, des aspirants policiers, ou des sportifs, dont l’avenir professionnel dépend de leur acuité visuelle: «L’opération non remboursée correspond souvent à un réel besoin.» Même si implants mammaires et greffe de cheveux ne manquent pas au catalogue.

Stéphane de Buren n’a rien inventé – tapez «soigner ses dents à l’étranger» ou «implants capillaires en Turquie» dans un moteur de recherche et contemplez la déferlante. Mais ce qui fait la spécificité de sa société, c’est qu’elle est dirigée par un médecin.

«Je crois être le seul en Europe», suggère son créateur. La formule rassure: tout le monde sait que la couronne dentaire est moins chère en Hongrie, mais après, comment faire, à qui se fier? Avoir un interlocuteur en Suisse, qui ne soit pas l’habituelle «équipe compétente» anonyme des sites spécialisés, mais un homme de l’art, pousse bien des hésitants à faire le pas.

Ajoutez à cela le partenariat avec Assura, qui, dès 2010, a boosté la crédibilité de l’entreprise: «Un des avantages de Novacorpus sur ses concurrents, dit Danilo Bonadei, membre du comité de direction de l’assurance, c’est de disposer d’une liste de médecins en Suisse qui assurent le suivi. C’est important, car beaucoup rechignent à faire le service après-vente de la concurrence étrangère». L’alliance Assura-Novacorpus fonctionne selon l’échange de bons procédés: la première fait de la pub pour la seconde, en échange de conditions préférentielles pour ses assurés.

Et le «deal» entre Stéphane de Buren et ses médecins partenaires? «Je leur envoie des patients et en échange, ils sont d’accord de réduire leur marge, explique ce dernier. C’est cette différence que nous gardons. Le client, lui, ne paie pas plus cher, voire moins cher que s’il s’était adressé directement au médecin.»

Novacorpus s’agrandit: son équipe genevoise va passer de deux à quatre collaborateurs pour faire face à une augmentation de 25% des clients depuis l’an dernier. Parmi eux, les professionnels de la santé sont surreprésentés, note fièrement Stéphane de Buren:

«Ils savent que dans tous les pays, Suisse comprise, il y a les bons et les moins bons médecins. C’est le choix qui est décisif. Ils savent aussi que la Suisse n’est pas une exception en matière de qualité des infrastructures.» Le médecin genevois vante bien sûr un processus de sélection drastique. Et une assurance qui couvre les éventuelles réopérations.

Allergique aux clichés

Le succès de Novacorpus est aisément compréhensible. Ce qui est plus intrigant, c’est de voir un médecin tomber la blouse blanche pour vendre les compétences des autres. Surtout si, comme il le prétend sans pour autant dévoiler ses comptes, il gagne moins bien sa vie que s’il avait continué à exercer.

Qu’est-ce qui fait courir ce drôle de toubib? Petit-fils d’une pionnière allemande de la médecine au féminin, fils d’un médecin humanitaire, le patron de Novacorpus est devenu lui-même médecin «par tradition familiale», dit-il. Avant de réaliser que ce n’était pas son truc. A l’hôpital, il se sentait comme «la goutte d’eau dans l’océan, dit-il. En permettant l’accès aux soins à des gens qui n’en auraient pas les moyens, j’ai l’impression que ma goutte d’eau fait un peu plus la différence.»

Et aussi: «Quand je vois un patient, de retour d’Istanbul, tout émerveillé d’y avoir été si bien soigné dans une clinique aussi moderne, je ressens une petite satisfaction: j’ai l’impression d’avoir contribué à combattre les clichés.»

Là, celui qui parle, c’est le Genevois «aux origines mélangées», suisses, allemandes, anglaises, italo-arméniennes, qui a grandi dans le récit des aventures de l’arrière-grand-père de Saint-Imier, ingénieur civil dans l’Empire ottoman. Lui-même a épousé une Turque. Et il avoue une grave allergie à l’épidémie de xénophobie dont les symptômes commencent à se faire sentir.

Stéphane de Buren rêve de voir la libre circulation des patients s’étendre aux soins remboursés par l’assurance de base: «Pour une fois que la mondialisation profite aux gens!» 15% des Romands renoncent à aller chez le médecin faute de moyens, rappelle-t‑il; «Le tourisme médical est le seul moyen de faire baisser les coûts de la santé.»

La pure logique économique lui donne raison, mais les effets secondaires du tourisme médical sont controversés, et encore très mal documentés. En Suisse, certains craignent le dumping salarial et, en conséquence, la dégradation de la qualité des soins.

En fait, à ce jour, le seul effet négatif vérifié du tourisme médical concerne les populations locales des pays destinataires: une étude a montré qu’en Thaïlande, suite à la migration des médecins dans les cliniques privées, l’accès aux soins de base s’est dégradé. D’un autre côté, l’apport de devises a aussi des effets positifs, relèvent les chercheurs: il permet de développer les infrastructures locales et de créer des pôles d’excellence au niveau international, comme la clinique ophtalmique d’Istanbul.

Alors, cap sur un plan bistouri-bikini pour les prochaines vacances? Doucement: le soleil après une opération, ce n’est pas optimal. Risquer, dans la foule, de se prendre un coup sur le nez après une rhinoplastie, non plus. Et visiter le grand bazar d’Istanbul après une augmentation mammaire, encore moins. Une cliente de Novacorpus l’a fait: «Elle n’a pas écouté le chirurgien, qui était farouchement contre. Elle était épuisée quand on l’a ramenée.»

En fait, de manière générale, Stéphane de Buren vous déconseille d’essayer de concilier vacances et bonne affaire médicale. «Il y a déjà tellement de paramètres à remplir pour que cela se passe au mieux. Ou alors: si vous voulez visiter la ville, faites-le avant.» A Istanbul surtout, le drôle de toubib a sûrement de bonnes adresses à vous conseiller. 

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David Wagnieres
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