Richard Werly
Eclairage. Décédé le 13 octobre, le monarque thaïlandais Bhumibol Adulyadej a, tout au long de son règne, entretenu le souvenir de son séjour à Lausanne, de 1933 à l’après-guerre.
Les couleurs du deuil royal flottent sur l’ambassade de Suisse. A l’unisson de tous les bâtiments officiels et diplomatiques thaïlandais, mais aussi des grands hôtels, la représentation helvétique à Bangkok est désormais parée de noir et blanc. Idem pour les visiteurs qui, à l’entrée, patientent pour la collecte des visas. La plupart sont en noir. Quelques-uns en blanc. «L’émotion est palpable et elle promet de durer. Le roi Bhumibol incarnait la Thaïlande depuis l’après-guerre. Un règne à tous égards unique», explique un résident européen familier du Palais.
Unique aussi pour la Suisse: roi depuis 1946, Bhumibol Adulyadej – Rama IX pour ses sujets – ne cessa, après son couronnement en 1950, d’entretenir le souvenir de son long séjour à Lausanne, où il fut éduqué et devint adulte, de 1933 à l’après-guerre.
Lysandre Seraïdaris est l’un des rares témoins directs de cette époque, dont il raconte les détails dans son livre vendu à plus de 30 000 exemplaires au pays du sourire et à l’étranger, en version anglaise et thaïe: Le roi Bhumibol et la famille royale de Thaïlande à Lausanne (Ed. Slatkine). «L’histoire de ce monarque hors du commun est indissociable de la Suisse, raconte-t-il à L’Hebdo à Bangkok, de retour d’une cérémonie d’hommage. Tous les Thaïlandais qui ont grandi avec lui ont appris à connaître notre pays à l’école.»
Moments d’histoire. Séquence émotion. Elève de l’Ecole nouvelle de la Suisse romande de Chailly aux côtés de son frère aîné Ananda (proclamé roi en 1935, revenu à Bangkok en 1945 et décédé en 1946 dans de mystérieuses circonstances), le jeune Bhumibol est assisté d’un précepteur, Cléon Seraïdaris, père de l’auteur. Il découvre la vie publique en sa compagnie. Les vallées helvétiques forgent bien plus son caractère d’adolescent que les rizières tropicales du Siam.
Sa passion pour l’agriculture vivrière naît dans les alpages: «On ne comprend pas l’obsession du roi pour l’autosuffisance et pour l’économie durable sans avoir ce parcours en tête», poursuit notre interlocuteur.
A Hua Hin, la station balnéaire où le roi Bhumibol passait de longs moments dans l’un de ses palais préférés, des professeurs helvétiques viennent régulièrement enseigner la langue française à leurs collègues thaïlandais, dans le cadre d’un programme de coopération entre l’Ecole nouvelle et la fondation locale pour l’enseignement à distance, mis sur pied par Lysandre Seraïdaris.
Le dernier groupe est arrivé samedi, deux jours après le royal décès. Comme une preuve de plus de liens indissociables tissés depuis les années heureuses de la famille royale à la villa Vadhana, près d’Ouchy (aujourd’hui démolie): «Bhumibol était une boussole, expliquait lundi l’éditorial du Bangkok Post, imprimé – comme tous les journaux – en noir et blanc depuis la disparition du souverain, à 88 ans. Sa figure paternelle restera la marque de son très long règne.»
Le problème de la succession
Moments d’angoisse aussi. Car comment succéder à un monarque qui, au fil de l’émergence de la Thaïlande moderne et relativement prospère d’aujourd’hui, sut à la fois rester le guide du pays, fixer le cap de la stabilité et tempérer les inévitables convulsions politiques ou coups d’Etat à répétition? Le deuil d’un an proclamé jeudi par l’actuelle junte militaire au pouvoir donne une idée du séisme. La démocratie à la suisse qui rythma la jeunesse du roi n’a guère de place sous ces latitudes.
La réputation controversée du prince héritier, appelé à régner à l’issue d’une période de régence, nourrit l’incertitude. Rude épreuve.
Tout autour du Palais royal de Bangkok, sur l’immense esplanade de Sanam Luang, des milliers de fleurs, de messages, de portraits du roi décédé continuent d’affluer. Idem dans les autres grandes villes du pays. Les larmes des Thaïlandais disent leur douleur. Mais le sourire siamois n’a pas disparu.
Chaque nuit, des milliers de citadins, tout de noir vêtus, prient dans une ambiance d’immense fête de village. «Son éducation suisse avait enseigné au roi disparu à la fois le goût de la rigueur, la foi dans un progrès au profit de tous et la confiance dans les petites gens», commente un homme d’affaires helvétique. Un socle dont la remise en cause abîmerait à coup sûr l’incroyable légitimité de la monarchie au Siam.
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