Alberto Mucci, Simon Marks et Christian Oliver
Analyse. La sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne crée une situation sans précédent dont la résolution pourrait prendre des années, avertit l’OMC.
Négocier le Brexit avec les 27 Etats, parfois hostiles, de l’Union européenne devrait être une broutille pour Theresa May, comparé à ce que la première ministre affrontera à l’Organisation mondiale du commerce (OMC): la réécriture des relations commerciales de la Grande-Bretagne avec les 164 pays membres de l’institution.
Le Royaume-Uni a rejoint l’OMC sous l’égide de l’UE, le plus grand bloc commercial du monde. Une fois qu’il sera sorti de l’Europe, a-t-il été dit, le Royaume-Uni sera enfin libre de décider lui-même des tarifs qu’il impose, par exemple, sur l’importation d’acier ou d’agneaux, ainsi que du niveau de subventions dont il gratifie ses agriculteurs. Mais cette liberté de redessiner sa politique commerciale – et la réponse de l’UE à ce nouveau régime – devra aussi s’avérer conforme à l’architecture incroyablement complexe de l’OMC.
Le Brexit est désormais «le premier et le principal sujet de débat» au sein de l’organisation, selon Daniel Guéguen, directeur de la stratégie et du lobbying à PACT European Affairs.
Mais surtout, les conditions commerciales de la Grande-Bretagne dépendent de tellement de facteurs hors de portée du contrôle de Londres qu’il est impossible de les piloter à partir de Westminster. «Les intérêts sont si vastes et les problèmes si entremêlés que le sujet, tout vital qu’il soit, devient virtuel, presque de pure théorie. C’est comme trouver l’extrémité du fil dans une pelote de laine», écrit Daniel Guéguen dans son blog.
Pour Theresa May, la bonne nouvelle est qu’elle ne sera pas contrainte de renégocier une adhésion à l’OMC. Maika Oshikawa, responsable des négociations d’adhésion, assure que le pays ne devra pas s’infliger la corvée d’une demande formelle de candidature. «Le Royaume-Uni est un membre en tant que tel, ce n’est donc pas comme s’il avait été expulsé de l’OMC.»
Territoire inexploré
Cette faveur mise à part, Maika Oshikawa observe que la Grande-Bretagne devra réunir un consensus politique entre les 164 membres de l’OMC chargés d’approuver son nouveau programme: les tarifs, les subventions que les agriculteurs et les entreprises industrielles et de services se verront offrir après le Brexit. D’ici au départ du Royaume-Uni, de nouveaux Etats tels que la Bosnie, le Soudan et les Comores auront probablement aussi leur mot à dire dans le marchandage des conditions faites aux Britanniques.
Maika Oshikawa n’est pas en mesure d’entrer dans le détail des bagarres post-Brexit car, pour elle, l’OMC s’aventure en territoire inexploré. «Ce sera un cas nouveau, sans précédent. C’est évidemment un exercice de brainstorming intéressant. Je suppose que la diplomatie sera un instrument utile pour l’aborder.»
Des membres du Parti conservateur au pouvoir en Grande-Bretagne ont assuré que le processus serait simple. A l’OMC, le mois dernier, à Genève, le ministre du Commerce Liam Fox expliquait qu’il n’y aurait pas de «vide légal», puisque le Royaume-Uni garderait le même cadre d’engagements qu’il avait signé en tant que membre de l’UE. Mais Daniel Guéguen, de son côté, pense que la situation est loin d’être aussi claire. «Nous sommes à la veille de pénétrer dans une jungle», dit-il. En ajoutant que la seule question de l’agriculture «soulève une quantité de problèmes».
Actuellement, les agriculteurs britanniques bénéficient des subventions européennes versées sous l’égide de la Politique agricole commune (PAC). La PAC est souvent critiquée par les pays en développement en Afrique et en Asie, qui y voient un des systèmes de soutien étatique les plus protectionnistes du monde, mais ils n’ont pas assez de pouvoir pour combattre le bloc de l’UE à l’OMC.
En revanche, une Grande-Bretagne isolée pourrait se retrouver harcelée par des pays comme l’Inde ou le Bangladesh pour qu’elle cesse de subventionner ses paysans au même niveau que l’UE une fois que le Brexit sera effectif.
Vers une politique plus libérale?
Les négociations décideront aussi de la poursuite de l’implication du Royaume-Uni dans les initiatives commerciales multilatérales auxquelles il participe actuellement en tant que membre de l’UE. Les systèmes de quotas internationaux pour des produits à tarif réduit tels que le bœuf et la volaille européens aggraveront encore la confusion: ils devront être renégociés avant que la part britannique ne soit agréée. Le réajustement des quotas pour les nouveaux membres est souvent une procédure interminable.
Si un membre de l’OMC s’oppose aux subventions d’un autre pays, il peut les combattre face à un jury, ce dernier étant habilité à déclarer de telles mesures illégales. D’emblée, la Grande-Bretagne s’est montrée prudente quant au niveau des aides agricoles qu’elle envisage. Et elle s’occupera des producteurs d’acier une fois le Brexit achevé. Dans son discours à Genève, Liam Fox a promis que le pays passerait à un agenda commercial «plus libéral».
Selon Maika Oshikawa, aucun Etat n’a pour l’heure fait part de ses soucis, mais elle souligne que tout débat sur de nouveaux programmes nécessiterait une unanimité: «A l’OMC, tout passe par le consensus.» L’un des plus grands défis qui attendent la Grande-Bretagne est qu’après avoir quitté le marché unique elle affrontera les droits de douane standards de l’UE négociés sous l’égide de l’OMC.
Ces taxes méticuleusement cataloguées, qui vont de la génisse à la balle de tennis, seront extrêmement élevées pour l’industrie britannique, en particulier pour l’alimentation et les animaux vivants. Sous ce régime, les automobiles seront frappées d’une taxe de 10%, la laine et les textiles de 12%.
Des élus conservateurs comme Peter Lilley et John Redwood, tous deux partisans d’un Brexit expéditif, estiment que la Grande-Bretagne devrait maintenir ses droits de douane à zéro pour obliger l’UE à faire de même, afin d’éviter une interruption des précieux flux commerciaux.
«Il serait alors de la responsabilité des 27 de poursuivre le libre-échange ou alors de porter le chapeau pour avoir voulu imposer les tarifs de l’OMC dans leurs exportations vers leur plus grand marché», argumente Peter Lilley, ancien ministre du Commerce britannique. «Les gouvernements européens encourraient la colère des constructeurs de voitures et des syndicats allemands, des producteurs de vin français, des horticulteurs néerlandais, etc. pour avoir amorcé une guerre des taxes inutile dans laquelle ils auraient plus à perdre que nous.»
Négocier un accord de libre-échange
Dans ces grandes manœuvres, la principale difficulté est la réciprocité. Un des éléments de base de l’OMC est qu’un pays ne peut pas offrir des conditions douanières favorables à un autre sans proposer les mêmes à tout un chacun. Si la Grande-Bretagne veut acheter de l’acier français sans taxes, elle devra offrir les mêmes conditions à la Russie ou à la Chine.
A l’abri jusqu’ici des défenses douanières élevées de l’UE, elle devra passer sans transition à une situation de libre-échange de type Singapour. Pour contourner l’écueil, il faudra un accord de libre-échange où les deux parties se mettent d’accord pour supprimer toute barrière. Certains officiels britanniques citent en exemple l’accord entre l’UE et le Canada.
Reste que la chronologie des événements est un élément sensible. Peter Lilley a appelé l’UE à ne pas tergiverser sur un accord commercial qui réduirait les droits à zéro. Mais Cecilia Malmström, la commissaire au Commerce de l’UE, souligne que les discussions sur un accord de ce type ne sauraient commencer avant que la Grande-Bretagne ne soit sortie de l’UE et passée au régime de l’OMC. Car l’Union européenne ne peut approuver des accords de commerce qu’avec des non-membres.
© Politico Europe Traduction et adaptation Gian Pozzy