Servan Peca
Enquête. Les entreprises helvétiques se lancent avec plus ou moins de vigueur dans la numérisation. Le mouvement est disparate, car l’industrie 4.0 n’est pas livrée avec un mode d’emploi. Cette révolution sera débattue lors du Rendez-vous du Forum que «L’Hebdo» organise le 2 novembre à Neuchâtel.
Pour voir à l’œuvre l’industrie 4.0, il faut aller au bord du Rhin. A Stein, dans le canton d’Argovie. Là, le géant pharmaceutique Novartis a investi un demi-milliard de francs pour mettre sur pied une usine numérique entièrement automatisée. De ces installations ultramodernes est envoyé chaque année à l’étranger l’équivalent de presque 30 milliards de francs de médicaments.
Plus près, à Boncourt (JU), Swatch produit des Sistem51, des mouvements mécaniques fabriqués de A à Z sur des lignes de production, sans (presque) aucune intervention humaine. Dévoilée en 2013, cette automatisation poussée à l’extrême avait séduit la majorité des observateurs. Elle en avait aussi effrayé d’autres. Une minorité qui craignait la déshumanisation progressive du métier d’horloger. Cependant, personne n’avait alors conclu que Swatch Group était entré dans la quatrième révolution industrielle.
La quatrième révolution industrielle, puisque c’est ainsi qu’elle est estampillée, est celle de la numérisation. Qui n’est pour certains qu’un prolongement de la troisième, celle de l’automatisation. Une évolution – et non pas une révolution – au cours de laquelle toutes les activités et toutes les unités de production de l’économie sont reliées mutuellement et échangent des informations en permanence.
C’est à partir de 2010 que le principe d’une industrie 4.0 a été formulé, d’abord en Allemagne. Un concept qui englobe à peu près tout ce que l’internet des objets permet d’imaginer à une échelle industrielle. Aujourd’hui, tout le monde en parle. Tous les jours. UBS, PwC, Roland Berger, Deloitte, Boston Consulting Group, McKinsey, etc.
Rien que cette année, des dizaines d’études ont été publiées sur le sujet. Le Rendez-vous du Forum des 100, organisé par L’Hebdo à Neuchâtel le 2 novembre prochain, se demandera aussi comment la Suisse de l’industrie peut rester compétitive face aux innovations et aux bouleversements qui se profilent (pour plus d’informations, voir www.hebdo.ch/rendez-vous-du-forum).
En s’appuyant sur les exemples de Novartis et de Swatch Group, l’on pourrait être rassuré: les grandes industries helvétiques – la pharma et l’horlogerie – sont déjà entrées dans cette nouvelle ère de la production. Sauf que toutes les firmes du pays n’ont pas les moyens ni les capacités de s’investir aussi massivement que ces deux groupes aux milliards de chiffre d’affaires.
Néanmoins, les petites et moyennes entreprises s’y préparent. Selon un sondage du cabinet d’audit PwC, publié en septembre, 80% des PME interrogées estiment que la numérisation va fondamentalement transformer leur marché d’ici à cinq ans.
Du coup, pas de temps à perdre. «Agissez maintenant», insiste Switzerland Global Enterprise, l’organe de promotion des exportations helvétiques. «La Suisse est très bien positionnée, affirme Christian Enz, le directeur de Microcity, l’antenne neuchâteloise de l’EPFL (lire "La force de Neuchâtel: l’industrie de haute précision" et "L’impression 3D change de dimension").
Mais comme d’habitude, elle est trop lente. Les conditions-cadres sont favorables, les entreprises sont attentives, mais il faut une impulsion, un programme commun, un financement!» Il faut aussi et surtout déterminer «comment impliquer les PME qui, parfois, ne savent pas par où commencer. Parce que l’industrie 4.0, c’est un vaste programme.»
Pour y remédier, Swisscom propose sur son site un Digital Quick Check. En trois minutes et quelques clics, l’opérateur diagnostique le niveau de numérisation d’une entreprise. Le test est gratuit, mais il n’est pas anodin. La stratégie de Swisscom consiste à accompagner les entreprises dans leur processus de numérisation. A cet effet, l’opérateur a même nommé un chief digital officer en 2015, en la personne de Nicolas Fulpius.
Cloud computing, intelligence artificielle, internet des objets, réalité virtuelle… Les interrogations des sociétés sont légitimes, selon lui, au vu de la multiplicité des technologies qui arrivent aujourd’hui à maturité. «Il y a douze mois, les entreprises se demandaient de quoi il s’agit. Aujourd’hui, elles se demandent comment se lancer», résume l’ancien directeur de Veltigroup, société rachetée par Swisscom en 2014.
Quand le groupe prend langue avec une entreprise, il commence donc par poser un diagnostic de manière à sélectionner les projets les plus utiles pour elle. Si chaque analyse est un cas particulier, il y a un fil rouge: «Cela doit mener à des démarches itératives et rapides, afin que les résultats de la digitalisation soient vite perceptibles.» Nicolas Fulpius insiste sur ce point car la spécificité de cette vague numérique, c’est sa rapidité de développement. Pas question, donc, de démarrer de grands et longs chantiers de transformation digitale.
On l’a compris: une entreprise ou une industrie ne décrète pas son entrée dans l’industrie 4.0 du jour au lendemain. Le processus est progressif et vise surtout à moderniser les installations existantes. Mais que l’on ne s’y trompe pas, la numérisation donne aussi lieu à des applications très concrètes.
l’intelligence artificielle
Le fabricant d’ascenseurs Schindler utilise par exemple depuis 2014 une application qui permet à ses opérateurs de gérer les pannes et d’effectuer des diagnostics à distance dans tout le pays. Le technicien est averti en temps réel sur son smartphone de la source du problème et se rend ainsi sur place avec les pièces de rechange, qu’il aura pu préalablement commander via l’application.
Ce genre de suivi à distance peut même permettre de pratiquer de la maintenance prédictive. Un peu comme les precogs dans le film Minority Report, ces individus doués de précognition et capables de prédire les crimes avant qu’ils ne soient commis, il est désormais possible d’intervenir sur une machine avant même qu’elle ne soit défectueuse.
Autre exemple, qui s’articule davantage autour du concept d’intelligence artificielle, avec la société Feller à Horgen (ZH). Le fabricant d’équipements électriques, en main du français Schneider Electric, a introduit un système de machine learning. Des machines qui sont capables d’évoluer en acquérant de l’expérience. Ainsi, l’entreprise a investi dans une nouvelle chaîne de production intelligente qui adapte toute seule différents paramètres de fabrication. Objectif: réduire les déchets, puis les supprimer totalement.
Pour Xavier Comtesse, pas de doute: entrer dans l’industrie 4.0 est devenu aujourd’hui «une question de survie» pour la Suisse. Avec sa speed factory, en Bavière, «Adidas produit des chaussures moins chères qu’au Bangladesh», illustre-t-il. La Sistem51 de Swatch est régie par la même idée: fabriquer le mouvement mécanique le plus concurrentiel possible et 100% Swiss Made.
Lorsque l’on a joint par téléphone l’ancien directeur d’Avenir Suisse, il était aux Etats-Unis, justement pour découvrir ce qui s’y trame. Son constat est sans appel: «L’Europe est très en retard, la Suisse encore plus.» La preuve? «Toutes les grandes entreprises s’allient avec les Américains, comme ABB avec Microsoft. Ou, dans l’horlogerie, TAG Heuer avec Google et Intel.»
Xavier Comtesse n’est pas pour autant résigné, «il y en a quand même qui se sont lancés». Il estime cependant qu’un élan fédéral, aujourd’hui inexistant, est nécessaire. Berne doit financer une sorte de masterplan qui ferait exception, dans une Suisse qui refuse de mener une politique industrielle centralisée. «Et pourtant, je suis un libéral, précise-t-il. Mais à moment exceptionnel, attitude exceptionnelle.»
Mario El-Khoury se veut, lui, plus optimiste. Selon le directeur du Centre suisse d’électronique et de microtechnique (CSEM), l’industrie helvétique a bel et bien pris conscience de la transformation à laquelle elle doit faire face. «Les PME sont au moins autant enthousiastes que préoccupées par les défis de la numérisation, c’est très positif.» Et, toujours d’après le directeur, la Suisse a «de bonnes prédispositions» et n’accuse pas de retard particulier.
Outre les grandes entreprises, Mario El-Khoury apprécie de voir comment les petits industriels, par exemple ceux qu’il a rencontrés au salon de la machine-outil Siams, à Moutier, se sont déjà lancés dans la fabrication de produits et de machines connectés. Un passage à l’acte «qu’un grand nombre de petites entreprises sont prêtes à effectuer», assure-t-il.
Se lancer pour ne pas rater le train. Mais dans quel wagon sauter, et comment? «Il n’y a pas de standard, pas de voie toute tracée. Posez dix fois la question, vous obtiendrez onze réponses différentes», confirme-t-il aussi.
Politique des petits pas
Mario El-Khoury a tout de même sa petite idée. Phase une: se préoccuper du produit fini. Il cite en exemple Digi Sens, la PME fribourgeoise et son système de gestion des stocks qui passe commande lorsque ceux-ci se vident. «Pour ne pas perdre de parts de marché, il faut faire en sorte que ses produits soient compatibles avec les besoins de ses clients qui, eux, sont peut-être déjà plus avancés dans la numérisation.»
Phase 2: réfléchir à la pertinence de numériser telle ou telle partie de la chaîne de valeur, précise encore le directeur du CSEM. La traçabilité, la gestion des pannes sur les machines, le contrôle qualité, la distribution? A chacun son calendrier.
Mario El-Khoury, comme le spécialiste de Swisscom, en est convaincu: «Il serait aberrant de conseiller à une PME d’investir massivement pour transformer toute sa chaîne d’un seul coup».
La politique des petits pas, donc. Le patron du CSEM ne pense pas qu’un masterplan étatique soit la bonne solution. Trop lent, pas assez flexible.
Le modèle décentralisé, aiguillé par les associations faîtières de l’industrie comme Swissmem par exemple, lui semble adéquat. «La Suisse a toujours su se montrer innovante. Elle a certes raté quelques virages, mais elle est agile, elle sait s’adapter. La preuve avec le franc fort.»
Mario El-Khoury prêche aussi pour sa paroisse. «Il faut intensifier la sensibilisation et les investissements. A défaut d’une politique interventionniste, des moyens supplémentaires pour la recherche sont nécessaires. Les institutions comme le CSEM, les EPF, les HES ou les universités sont les interlocuteurs idéals pour progresser dans les domaines comme celui des data.»
Les data. Un autre vaste programme. «Les données, c’est le cœur du sujet, conclut le directeur du CSEM.
Et c’est ici que la Suisse a peut-être un peu de retard.» Selon leur profil, les entreprises sont parfois peu familières du traitement de données, confirme Nicolas Fulpius, de Swisscom. «Certaines en ont déjà accumulé, mais ne savent pas comment les utiliser.» Il est alors impératif, souligne le chief digital officer, de s’en soucier dès que la collecte débute.
Car la masse de données désormais accessible ouvre la voie à plusieurs champs de développement. D’abord, elle peut servir à améliorer les processus internes des entreprises. Donc, à améliorer leur efficacité, notamment via le développement du deep learning. Cette méthode est exploitée par les machines pour apprendre et s’améliorer. Ses déclinaisons les plus connues sont les logiciels de reconnaissance vocale Siri ou Google Now. Mais les machines de Feller et les ascenseurs de Schindler sont eux aussi en train d’accumuler de l’expérience grâce aux données récoltées.
Pour convaincre définitivement les entreprises de s’intéresser aux données qu’elles récoltent, Mario El-Khoury et Nicolas Fulpius disposent encore d’arguments: le big data peut aussi servir à développer de nouveaux modèles d’affaires. Et il n’est pas forcément nécessaire de recourir à l’intelligence artificielle. «Toute l’économie de partage, quand les clients paient en fonction de l’utilisation d’un service ou d’un produit, n’existerait pas sans l’analyse de données», insiste l’expert de Swisscom. Dans une certaine mesure, Airbnb ou Mobility, c’est déjà l’industrie 4.0.