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Ces indispensables philosophes

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Jeudi, 3 Novembre, 2016 - 06:00

avec la collaboration de Julien Burri

Eclairage. Ils n’ont jamais été aussi présents dans la vie publique, nous confrontant – bien mieux que les politiciens et les «experts» – aux questions essentielles qui surgissent de nos actions et de nos doutes. Place aux philosophes globaux, entrepreneurs ou youtubeurs. Engageons la conversation avec quelques-uns d’entre eux: Luc Ferry, Alain de Botton, Peter Sloterdijk, Etienne Klein et Alexandre Lacroix.

Dans quelques années, une voiture à conduite autonome pourrait être confrontée à un choix existentiel. Il pleut, l’auto roule à bonne vitesse. Soudain surgit devant elle un groupe de trois piétons âgés qui traversent la route. Le seul secours serait de dévier vers la gauche. Mais cette voie est occupée par un adolescent à vélo qui arrive en sens inverse. La voiture-robot est ainsi confrontée au choix de renverser trois personnes ou d’en percuter frontalement une autre. Une vie vaut-elle moins que trois? Ou faut-il privilégier une personne jeune au détriment de trois plus âgées?

Sous une forme ou une autre, d’une situation à l’autre, l’intelligence artificielle sera amenée à considérer ces problèmes cruciaux. Tout dépendra de la manière dont les logiciels seront programmés. Et surtout par qui. Un informaticien? Un ingénieur? Un juriste? Un politicien? Sans doute. Mais le professionnel qui sera le plus à même de juger ce qui est moralement et socialement acceptable sera le philosophe. Seule l’éthique posera l’enjeu de la responsabilité en termes clairs. La voiture autonome aura besoin d’algorithmes éthiques.

Il est souvent dit que l’intelligence artificielle ou le transhumanisme, si bien décrit par Luc Ferry, signifieront la défaite de nos codes moraux. Comme le notait l’autre jour le journal Le Monde, le contraire est aussi probable: «La robotisation de la société pourrait se traduire par une accentuation de nos exigences morales.»

Les maîtres des dures questions

Si bien que les philosophes, ces maîtres des grandes et dures questions, seront plus indispensables que jamais. On aurait tendance à croire la discipline isolée dans son jargon universitaire, sa phénoménologie, ses réflexions absconses sur les neurosciences, l’histoire ou la politique.

Pas du tout. Les «amoureux de la sagesse», pour reprendre l’étymologie du terme, sont aujourd’hui très présents dans le débat public. Argumentant sur les migrants, les inégalités, la justice, l’ultralibéralisme, l’identité, le racisme, la guerre, le terrorisme, l’environnement, le bonheur, les devoirs civiques, le bien commun.

Eux seuls savent réduire la distance entre les idées les plus fondamentales et le public. Lequel leur fait bien plus confiance qu’aux politiciens ou aux médias. Ils prennent le temps qu’il faut pour développer leur pensée, ne sont pas affiliés à un parti, répugnent à parler en slogans ou en tweets de 140 caractères (à quelques exceptions près, comme Michel Onfray, qui a d’ailleurs fini par fermer son compte Twitter).

Les philosophes nous parlent d’éthique, du sens de l’existence, de la mort. Mais aussi du quotidien, des gestes minuscules qui scandent nos journées. Dans son dernier ouvrage sur l’amour, Alain de Botton décrit ces terrains minés, si propices aux conflits, que sont les grands magasins Ikea ou la corvée du repassage.

Autant d’amorces à une réflexion plus ample sur la durée du sentiment amoureux, lequel est toujours une construction et un effort plutôt qu’un romantisme. Comme Alain de Botton le dit si bien: «Ce que nous appelons amour n’est en général que le début de l’amour.» L’intéressant est ce qui se passe après, quand il faut choisir entre les verres de la série Fabulös ou ceux de la série Godis sur les étagères de l’entrepôt anxiogène.

«Philosophe du quotidien», Alain de Botton, Suisse et Anglais, incarne le statut récent du penseur star internationale, très demandé dans les médias ou les conférences publiques, dont les livres se vendent par dizaines, par centaines, voire par millions. Sa Petite philosophie de l’amour, publiée en 1994, s’est écoulée à 2 millions d’exemplaires dans 25 pays. Un million de moins que Justice, du professeur de Harvard Michael Sandel, sorti en 2009 et publié en français au printemps dernier.

Le phénomène Michael Sandel

Spécialiste de la philosophie morale, Sandel, 63 ans, est une autorité dont l’aura est si grande qu’il conseille aussi bien les gouvernements américain, britannique ou indien. A propos, Justice comporte un chapitre sur le dilemme de la voiture autonome soulevé en préambule, transposé dans un «tramway fou», exemple hypothétique qui nous contraint «à isoler les principes moraux en jeu et à examiner la force que nous attachons à chacun d’eux». Sandel a été élu par China Newsweek «personnalité étrangère la plus influente» en Chine, au Japon et en Corée du Sud.

La figure platonicienne du philosophe engagé dans la vie politique tient bon. Même si sa spécialité est l’esthétique, Massimo Cacciari a été maire de Venise entre 2005 et 2010. Le Vénézuélien Moisés Naím a été ministre de l’Industrie avant d’entrer à la Banque mondiale. Son récent essai, La fin du pouvoir, est vanté aussi bien par Bill Clinton que par Mark Zuckerberg.

En France, Nicolas Sarkozy et Alain Juppé ont pêché leur thème favori de l’identité, malheureuse ou heureuse, dans un livre-brûlot d’Alain Finkielkraut. Qui inspire «l’harmonie sociale» désormais prônée par Xi Jinping, président de la République populaire de Chine? Nul autre que le vieux Confucius, pourtant longtemps banni à Pékin.

Les contre-exemples disent aussi cette influence. Dans son recueil d’entretiens, qui semble achever son discrédit, François Hollande s’en prend à Régis Debray, accusé d’entretenir la nostalgie d’une «France qui a disparu». Réaction sardonique du philosophe (dans Le Monde): «Me prêter l’idée que «la France a disparu», quand elle connaît tout bonnement une métamorphose, c’est m’attribuer une sottise proche de la calomnie. Me doutant bien que vos occupations vous interdisent de prendre connaissance des travaux philosophiques du moment…»

Les philosophes entrepreneurs

Voilà en outre les businessmans de la philosophie. Dans son interview (lire ci-contre), Alain de Botton rappelle que les premiers sages de l’Antiquité étaient aussi des entrepreneurs qui tenaient boutique sur la place publique, monnayant leur savoir. Comme le Slovène Slavoj Zizek, habile provocateur, ou l’Allemand Peter Sloterdijk, Alain de Botton est très demandé pour mener des causeries publiques.

Il a créé en 2008 une School of Life, une structure d’enseignement-conversation qui a essaimé dans dix pays et arrive dès le printemps prochain en Suisse. Comment trouver l’emploi rêvé, mieux communiquer au travail, négocier grâce à votre intelligence émotionnelle, explorer votre vie intérieure: ces thèmes entre philo et développement personnel font le succès de cette «Ecole de la vie», bénéficiaire depuis deux ans, également active dans le conseil aux entreprises.

Ces philosophes-entrepreneurs soignent leur communication. Sur les réseaux sociaux ou en disposant de leur propre chaîne sur YouTube, à l’exemple de Michel Onfray, Slavoj Zizek ou la School of Life d’Alain de Botton (1,5 million d’abonnés). Le site de partage de vidéos s’impose de plus en plus comme un relai de connaissances, amenées par des vidéos plus ou moins bien filmées et animées.

Un philosophe des sciences comme Etienne Klein estime même que la plateforme est le «chaînon manquant» de la pédagogie contemporaine (lire son interview). En Suisse romande, Alexandre Jollien tire également parti de YouTube pour promouvoir ses entretiens ou conférences.

Le philosophe global

Le plus habile philosophe médiatique du moment est sans conteste Michael Sandel. Filmées à Harvard, ses conférences Justice with Michael Sandel ont été vues à plus de 7 millions de reprises. Cette année, le philosophe qui remet de la morale dans le débat public a créé sa propre émission sur BBC Four, The Global Philosopher, où il dialogue par vidéo Skype avec des correspondants dans le monde entier.

Qu’il s’agisse de savoir si les plus riches doivent financer la lutte contre le réchauffement climatique, si les frontières nationales sont encore pertinentes ou s’il existe un lien entre le trafic du carbone et l’infidélité.

Sandel est persuadé que la philosophie n’est pas une discipline distante et abstraite. Elle seule nous permet d’affronter les rudes questions éthiques que la vie nous jette à la figure. Pas de démocratie, pas de politique possibles sans identification des enjeux massifs qui sous-tendent les conflits quotidiens.

Comme Socrate, Sandel tire parti de la maïeutique, interpellant ses spectateurs ou interlocuteurs pour cheminer vers une vérité possible. Son débit est lent, sa langue claire, le charme et l’humour sont omniprésents. Bien juger pour bien agir, tel est le credo de Sandel, en particulier contre les excès de l’économie de marché, cet utilitarisme froid qui a jeté la morale par-dessus bord.

Puisque ces philosophes sont les rois de la dispute, au sens de discussion qui affûte les idées, engageons la conversation à l’occasion de la publication de leurs derniers ouvrages en date.


Alain de Botton

Né en Suisse il y a quarante-six ans, établi de longue date en Grande-Bretagne, Alain de Botton est, comme Michael Sandel, un philosophe global. Son nouveau livre est un roman consacré au temps long de l’amour, celui qui essaie de tenir bon après le mariage, les enfants, les brouilles et autres intempéries affectives.

Pourquoi ce roman philosophique sur l’amour?

Les romans, aujourd’hui, montrent le monde mais ne l’expliquent pas. On a perdu cette tradition des récits de Proust ou de Kundera, ce mélange d’idées et de situations concrètes. Sans doute parce que la vie va trop vite. Nous n’avons plus le temps de considérer les grandes questions, comme le sens du travail, la vie, la mort ou l’amour. Parfois, il est bon d’appuyer sur la touche «Stop» et d’examiner nos situations.

Alors la philosophie peut être utile…

On ne sait plus trop ce que ce mot veut dire. Il est souvent confondu avec «psychologie». On a oublié qu’il pouvait être un excellent outil de vulgarisation et d’explication de thèmes concrets ou banals. Comme l’amour! Celui-ci est toujours victime du romantisme, de ce respect envers un désir prétendument mystérieux. Or l’amour est quelque chose qui peut s’apprendre.

L’ordinaire est-il plus intéressant que l’extraordinaire?

C’est le problème des médias: ils recherchent toujours l’extraordinaire. Il est plus intéressant d’examiner les situations de tous les jours. C’est pour cela que j’aime les films d’Eric Rohmer ou la peinture hollandaise. L’amour et la beauté se trouvent dans le quotidien, dans ce que celui-ci a de plus ordinaire. Dans mon roman, je parle du repassage à la maison, pour suggérer que l’amour passe aussi par ce type de situation triviale. Et qu’il faut savoir maîtriser ces tout petits aspects de la vie quotidienne.

Vous ne devez pas vous faire que des amis parmi les philosophes…

Il y a actuellement une bataille sur le mot «philosophie». Les universitaires me disent que je ne suis pas philosophe. Il n’empêche que je reçois chaque jour plusieurs e-mails d’étudiants en philosophie qui me disent que leurs attentes ont été trahies par leurs cours, qu’ils s’ennuient, qu’ils n’ont pas de réponses aux grandes questions internes, très puissantes, qui nous agitent tous: pourquoi l’être humain est cette bête qui doit vivre, aimer, souffrir et mourir?

Autrefois, la religion essayait de fournir des réponses. Mais elle disparaît, nous laissant face à un monde sans Dieu, en crise, en proie au doute et au désespoir. Les médias se sont engouffrés dans ce vide, la psychologie aussi, mais ils ne peuvent pas répondre à des questions aussi fondamentales.

Pourquoi avez-vous lancé la School of Life, l’«Ecole de la vie»?
Dans l’Antiquité, les philosophes avaient leurs propres écoles, ouvertes à tous. Ils étaient des entrepreneurs, de vrais businessmans qui géraient leurs propres structures d’enseignement. J’ai voulu relancer cette tradition athénienne, directe, participative. Il ne faut pas se faire d’illusion: à quelques exceptions près, les livres de philosophie sont très peu lus.

Chaque soir, dans la School of Life, nous examinons les grands thèmes de la vie, loin du discours universitaire. Les participants se parlent, travaillent ensemble, regardent des films, rédigent des textes. Nous sommes présents dans dix pays, bientôt onze. Nous ouvrons une école à Zurich au printemps 2017.

Et la Suisse romande?

Oui, bien sûr, bientôt! 


Etienne Klein

Physicien né en 1958, directeur du Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière au Commissariat français à l’énergie atomique (CEA), Etienne Klein est aussi un remarquable philosophe des sciences. On lui doit plusieurs ouvrages sur le temps. Son dernier livre est une itinérance sur les traces d’Einstein, principalement en Suisse alémanique, à vélo, à pied ou en train. Un rappel que, depuis Aristote, la philosophie éclôt aussi dans le déplacement dans l’espace, la promenade, la marche qui favorise si bien la pensée.

Qu’est votre livre? Un essai? Une biographie? Une balade dans la philosophie des sciences?

Ceci n’est pas une biographie, pour paraphraser Magritte. C’est une itinérance dans l’espace et le temps, une immersion dans l’histoire par la géographie. Je suis parti du fait que les jeunes, aujourd’hui, ne connaissent plus que la caricature d’Einstein. La photo d’un vieux monsieur qui tire la langue.

J’ai mené une enquête dynamique pour rectifier des faits. C’est un livre politique, aussi. J’ai eu envie de partir à vélo, sur un coup de tête, après les attentats en France. Soudain, le discours est redevenu celui des années 30. Un discours postfactuel, où la vérité n’est plus importante. Le mensonge ne porte plus à conséquence.

Depuis Aristote, les philosophes aiment discuter en se promenant. La pensée naît du mouvement. C’est ce que vous avez fait?

J’aime l’idée d’une pensée en mouvement, liée à la motricité. L’esprit se décompresse dans la promenade, la course, le vélo, en montagne. Einstein adorait cela. En France, on connaît peu cette pratique. Il y a toujours ici une opposition entre l’intellect et l’activité physique. C’est sans doute moins vrai en Suisse et en Allemagne. Si je n’avais pas fait ce voyage, j’aurais fait une synthèse sur Einstein avec un point de vue personnel. Mon itinérance m’a permis de découvrir des choses auxquelles je ne m’attendais pas.

Comme un philosophe, Einstein posait des questions simples pour susciter des réponses complexes…

Il avait un génie particulier. Ce n’était pas un distrait, une tête en l’air à l’écart du monde. Il interrogeait ce qu’il voyait. Il posait des questions d’enfant qu’il résolvait avec son cerveau d’adulte. Et son corps. Comment percevoir la lumière si l’on chevauche un rayon lumineux? S’il est 7 heures à la grande horloge de Berne, que j’aperçois depuis la colline du Gurten, quelle heure est-il exactement pour moi? Plus tard, Einstein dira qu’il a fait toutes ses découvertes grâce à son «retard mental».

Vous ne tweetez pas, mais vous utilisez YouTube, non?

A l’insu de mon plein gré. Je n’ai jamais signé de papier pour que mes cours soient filmés. Mais c’est ainsi. Tant mieux. Il y a sur YouTube une grande soif de connaissance, laquelle est d’autant plus importante que nous sommes de nouveau dans l’ère de la croyance. On croit que la Terre est ronde, mais on est incapable d’expliquer comment le savoir est arrivé à cette conclusion. Voilà ce qui nous menace: le combat entre la connaissance et la croyance. Et c’est la croyance qui va gagner.

Pourquoi dites-vous que YouTube est le chaînon manquant de la pédagogie?

Il est faux de dire que les jeunes ne lisent plus. Ils lisent même énormément. Mais ils ne lisent plus de livres, dont l’abord est difficile, abstrait. Ils se coupent d’un savoir plus élaboré, d’une pensée plus complexe. Mais l’envie est là, quoi qu’on dise des réseaux sociaux ou de l’internet. Un cours sur YouTube permet de rehausser les niveaux de compréhension, ce qui permettra ensuite un meilleur accès aux livres. C’est une marche supplémentaire pour le savoir, pour amener à la lecture. 


Alexandre Lacroix

Directeur de Philosophie Magazine, un mensuel publié à 50 000 exemplaires, dont 5000 vendus en Suisse, Alexandre Lacroix (41 ans) a publié ce printemps Ce qui nous relie, un essai sur l’internet.

La curiosité pour la philosophie est-elle plus forte qu’avant?

La psychologie a dominé le discours public depuis les années 90. La chute du mur a congédié l’histoire et permis à la psychologie de parler de la recherche du bonheur dans une période de malaise. Mais le 11 septembre et le krach des subprimes ont remis en marche le cours de l’histoire, ce qui a permis à la philosophie de trouver un nouvel essor. Elle est utile quand cela va mal. Platon était enfant lors du coup d’Etat des Trente et jeune adulte lors d’une autre grave crise de la démocratie.

Lorsque le marasme est trop grand, la psychologie ne suffit plus. Les tirages des magazines qui s’y intéressent sont en baisse, même s’ils restent importants.

La méfiance envers les institutions nourrit-elle la philosophie?

La démocratie n’est pas un régime. Elle est une exigence, toujours un bricolage institutionnel. Les partis dominants sont en crise. Ils ne répondent pas aux questions que se posent les gens, questions qui dépassent de loin la sphère privée. Les citoyens sont toujours moins bêtes que ne le pensent les politiciens.

«Philosophie Magazine» a 530 000 «followers» sur Facebook…

Je m’étonne toujours de ce nombre de suiveurs. Nous nous sommes aperçus que nous avions une importante communauté dans le Maghreb, dont l’espace est verrouillé par la religion. Il y a là une forte demande de contenus philosophiques.

En particulier sur des sites comme le nôtre, philomag.com, sur YouTube. Voir Etienne Klein expliquer le principe d’indétermination de Heisenberg, c’est quand même quelque chose. Les philosophes sont bien équipés pour ce type d’exercice. Leur parole est pédagogique. Ils peuvent développer leurs arguments. Un tweet de 140 signes, c’est plus difficile… 


Peter Sloterdijk

Grande figure de la philosophie contemporaine, très engagé dans son époque, l’Allemand Peter Sloterdijk consacre son dernier essai au présent, à cet ici et maintenant dans lequel nous sommes si englués que nous ne sommes plus capables de considérer le passé et le futur. Le moteur de la modernité s’arrête, nos sociétés sont en péril. Un encouragement à nous réinscrire dans la durée et à relire l’histoire. Nous avons demandé à Peter Sloterdijk ce qu’il pense de la présence toujours plus importante des philosophes dans ce même présent.

Comment expliquer la place croissante des philosophes dans le débat public et dans les médias? Notamment parce que les politiques ne posent plus les questions fondamentales de nos existences, comme celles de l’éthique, de la responsabilité ou de l’identité?

Il faut d’abord revenir sur la différence entre «philosophe» et «intellectuel». L’intellectuel classique est en voie de disparition. Il est de plus en plus remplacé par «l’expert». Curieusement, on constate un retour des philosophes, qui ont remplacé les intellectuels disparus. Ils deviennent de plus en plus importants dans la mesure où ils refusent l’expertise, et rouvrent le champ de la réflexion non spécialisée.

On pourrait dire que le philosophe est un expert de la déprofessionnalisation du savoir. Or il y a une demande populaire d’un langage libre, non déformé par l’expertise et le professionnalisme. Une vision surplombante et un langage au-dessus de la mêlée des experts. Contre les attentes que l’on pouvait avoir dans les années 90, les philosophes sont redevenus très présents.

Notre génération ne peut certes pas rivaliser en célébrité et en aura avec des Camus ou des Sartre. Les titans comme Derrida ou Deleuze ont quitté la scène. Mais des figures moins connues tiennent aujourd’hui un discours philosophique.

Le philosophe n’est donc pas un intellectuel pour vous?

L’intellectuel est un spécialiste de l’intervention morale. On pourrait parler d’interventionnisme intellectuel. En France, on a toujours deux dinosaures de cette fonction: BHL et Finkielkraut. Tous les deux ne sont pas des philosophes, mais des intellectuels classiques. Ils se présentent comme «philosophes», travaillant dans la lignée des Camus et des Sartre, des auteurs qui faisaient cohabiter intellectuel et philosophe dans une même personne.

BHL ou Finkielkraut s’efforcent de continuer à faire cohabiter ces deux identités. Quant à moi, je suis devenu un personnage public, un intellectuel, oui, malgré moi. Mon tempérament ne me prédisposait pas à cette fonction. Mais le cœur de mon travail est résolument et avant tout littéraire et philosophique.

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Eric Garault, Pasco / Writer Pictures /Leemage / Getty Images / Sandrine Roudeix, Leemage / Jean-Luc Bertini, Pasco / Philippe Matsas, Opale / Leemage /  Keystone
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