Interview. Le philosophe français publie un essai intitulé «7 façons d’être heureux ou les paradoxes du bonheur» chez XO et une collection de BD chez Glénat, «La sagesse des mythes». Hyperpopulaire, il revendique à la fois expertise et goût du débat public.
Pourquoi écrire sur le bonheur aujourd’hui? Pour lutter une nouvelle fois contre sa «dictature»?
Oui. Nous vivons en Europe dans un monde de moins en moins religieux (je ne parle pas de l’islam, mais de notre histoire interne), un monde où, qui plus est, les grandes idéologies sont mortes. Du coup, le souci de soi devient envahissant, ce dont témoignent la psychologie positive, les théories du développement personnel et le retour plus ou moins vaseux aux «sagesses d’Orient» pour proposer un bonheur «par soi», grâce à des exercices de sagesse spirituels et physiques.
C’est dans ce contexte que les marchands de bonheur prétendent, en s’inspirant du stoïcisme ou du bouddhisme remis au goût du jour, que le bonheur ne dépend pas du réel, mais du regard que nous portons sur lui: si on change ce regard plutôt que le monde, on pourra être durablement heureux.
Cette thèse me paraît radicalement fausse. D’abord, parce qu’il est faux que le bonheur ne dépende pas des autres, en particulier de ceux que nous aimons. Impossible d’être heureux si nos enfants sont dans le malheur. Ensuite, l’idée que nous aurions une nature profonde qu’il suffirait d’identifier pour la satisfaire est absurde. Nous sommes des êtres changeants, des êtres d’histoire, pas des natures stables comme sont les animaux. Je sais comment rendre mon petit chat heureux, avec mes filles, c’est une autre affaire.
Comme tout être humain, elles changent sans cesse, elles n’ont pas les mêmes désirs à 6 ans, à 12 et à 24! Enfin, il y a une dissymétrie fondamentale entre le malheur et le bonheur: je peux sans difficulté définir le premier (une maladie mortelle, un accident de la vie), mais le second est indéfinissable, car tout ce qui nous rend heureux peut nous rendre malheureux.
Mis à part «Aristote: le bonheur par la sagesse», c’est la première fois que vous utilisez le mot «bonheur» dans le titre d’un livre. Une concession à l’air du temps?
La grande santé, comme disait Nietzsche, passe par la lucidité, et les carabistouilles nous rendent à coup sûr malades. J’ai voulu déconstruire joyeusement les discours simplistes sur le bonheur, montrer comment et pourquoi ce qui nous rend heureux est aussi ce qui peut nous rendre le plus malheureux. Prenez le cas de l’amour. Quand on est amoureux et que pour une fois tout va bien, on y pense avec bonheur dans le train, sous sa douche, au bureau… Mais rien n’est plus douloureux que le deuil de l’être aimé.
Je n’ai jamais vu non plus que l’argent ou la réussite faisaient forcément le bonheur, pas davantage que l’intelligence ou le savoir. Kant disait que si la Providence avait voulu que nous fussions heureux, elle ne nous aurait jamais donné l’intelligence qui nous fait prendre conscience des maux qui pèsent sur le monde.
Nous avons des moments de joie, des plages de sérénité, mais le bonheur comme un état stable qu’on obtiendrait par des exercices de sagesse sur soi seul est une pure illusion, qui plus est dangereuse: comme on n’est jamais au niveau, on s’en veut de ne pas y arriver et on sombre dans la dépression. Ce dont nous avons besoin, c’est de lucidité et de courage, car les mirages finissent toujours par nous rendre malheureux.
Entre «Qu’est-ce qu’une vie réussie?» paru en 2002 et «7 façons d’être heureux», qu’est-ce qui a changé?
La question de la «vie réussie» ne se confond nullement avec celle du bonheur. C’est plutôt celle du sens de la vie, qui touche à celle du sacré. Soyons précis. Qu’est-ce que le sacré? Ce n’est pas simplement l’opposé du profane, c’est ce qui définit d’un même mouvement le sacrifice et le sacrilège, ce pourquoi nous pourrions risquer nos vies et ce qui nous paraît intolérable. Si l’on devait écrire une histoire du sacré, elle se confondrait avec celle des guerres, des conflits où les humains ont accepté de prendre le risque de la mort pour défendre une cause.
Les trois grands visages du sacré qui ont scandé l’histoire sont Dieu, la patrie et la révolution. Depuis la nuit des temps, on est mort pour le divin, et comme on sait, l’affaire n’est toujours pas close. On est mort ensuite pour la patrie, la Première Guerre mondiale faisant 28 millions de morts et la Seconde près de 60 millions. Enfin, le communisme, dernier visage en date du «sacré sacrificiel», en fit 120 millions.
Dans la vieille Europe, ces figures traditionnelles du sacré sont, sinon mortes, du moins éventées. De là le sentiment fallacieux que nous ne sommes plus capables de donner nos vies pour une noble cause. La vérité est tout autre. Ce que nous vivons en Europe n’est nullement la fin du sacré, seulement celle de ses visages abstraits au profit d’une sacralisation de l’humain, de son incarnation dans des personnes de chair et de sang, à commencer par celles qui sont sacralisées par l’amour.
Posez-vous la question: pour qui ou quoi seriez-vous prêts à risquer vos vies, voire à les donner? Réponse: pour des personnes réelles, pas pour des abstractions vides. Dire comme on l’entend que nous ne sommes plus capables de mettre nos vies en jeu pour quelque cause que ce soit, que c’est cela qui nous affaiblit face aux djihadistes, n’est qu’une absurdité de plus dans l’océan de nostalgie dépressive qui envahit nos pays. Dans ce contexte, le repli sur le souci narcissique du bonheur au détriment de celui du sens qui est lié au sacré est juste pathétique.
N’avez-vous jamais l’impression de brasser la même matière, de devoir sans cesse répéter les mêmes choses au public?
Pas vraiment. Je n’avais à peu près jamais rien écrit sur le bonheur dans aucun de mes livres. Par ailleurs, je viens de publier un ouvrage sur le transhumanisme et l’ubérisation du monde, thèmes parfaitement inédits dans l’histoire de la philosophie et pour ainsi dire jamais abordés par les intellectuels de langue française.
Par ailleurs, je sors le 15 novembre un livre de 800 pages sur la mythologie grecque sur laquelle je n’avais jamais écrit une ligne dans aucun de mes livres avant 2007. On ne peut pas compter sur le fait qu’un lecteur a forcément lu tous vos livres. Il faut donc rappeler les épisodes précédents pour les nouveaux arrivants, faute de quoi on n’est pas compris. Si on publie, et on n’est pas obligé de le faire, c’est pour être lu, non?
Comment voyez-vous le rôle des philosophes dans la société actuelle? Si les philosophes sont valorisés, médiatisés, est-ce parce que la parole des politiques est dépréciée?
Un philosophe peut-il, doit-il, sans risquer de «perdre son âme», s’engager dans la cité, être présent dans la vie publique, intervenir sans jargon dans la grande presse? Le travail philosophique ne suppose-t-il pas solitude et retrait du monde? Les deux, mon général. Accepter de descendre sur terre, de prendre part au débat public, fût-il parfois violent et facteur de distorsions, ne m’a jamais empêché d’être avant tout un universitaire.
Après des études en Allemagne, j’ai passé l’agrégation de philosophie, un doctorat d’Etat et une agrégation de sciences politiques, afin de réaliser un rêve ancien: celui d’être professeur d’université. Je le suis devenu très jeune et pendant plus de vingt ans, j’ai dirigé les thèses de doctorat de mes étudiants. J’ai traduit, publié et commenté les philosophes allemands, Kant, Hegel, Schelling, Fichte, Horkheimer, Cassirer, Adorno et d’autres encore.
Je dis tout cela pour rétablir une vérité que certains voudraient gommer au motif que j’écris dans la presse ou que je m’exprime de temps à autre à la télévision. Je n’ai jamais abandonné la conviction qu’il fallait tenir les deux bouts de la chaîne, le travail d’érudition d’un côté, et le souci de la cité et de son actualité de l’autre.
Du reste, j’observe que la mythologie d’avant-garde est morte et que mes principaux collègues, Sandel aux Etats-Unis, Comte-Sponville, Onfray, Finkielkraut, Sloterdijk, Habermas ou Bruckner en Europe, publient certes des livres, mais s’adressent aussi au public dans la grande presse.
Avez-vous une équipe qui travaille pour vous?
Je travaille absolument seul, je n’ai personne pour s’occuper de la documentation ni pour me prémâcher quoi que ce soit. Je n’ai jamais publié une ligne qui, bonne ou mauvaise, ne soit intégralement de moi. Simplement, je travaille en moyenne douze heures par jour, voilà tout. C’est une passion, presque une addiction, mais comme disait Baudelaire, j’ai compris un jour qu’au final, «travailler était plus amusant que de s’amuser». J’aime bien cette idée…
Quelle est la leçon principale de la philosophie à retenir aujourd’hui, à votre sens?
Hegel disait de la philosophie qu’elle est d’abord et avant tout «son temps saisi dans des pensées». J’y ajouterai que la philosophie ne se borne pas à penser ce qui est mais cherche aussi à définir ce qui pourrait et devrait être, notamment s’agissant de la définition de la vie bonne – thème qui ne cesse de hanter mes livres, mais qui, encore une fois, ne se confond pas avec celui du bonheur. Si j’avais une leçon à tirer, c’est que ce n’est pas Daech qui fera le XXIe siècle.
A côté de Hitler, Staline et Mao, qui à eux trois firent plus de 150 millions de morts, ce sont quand même des petits joueurs. Le XXIe siècle est en train d’être dominé par les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon). Ils façonnent le monde sans nous. Ils sont plus puissants que la plupart des Etats.
A force de dépression, de nostalgie, d’incompétence et d’incompréhension de leur temps, la plupart des intellectuels et des politiques ouvrent un Reich de mille ans aux GAFA. Il est temps de comprendre que la régulation du monde sera dans tous les domaines l’enjeu politique majeur du siècle. C’est pour la vieille Europe le grand chantier à venir et la philosophie doit s’en préoccuper peut-être même avant tout autre chose.
«7 façons d’être heureux ou les paradoxes du bonheur». De Luc Ferry. XO Editions, 240 p.
«La sagesse des mythes». Une collection de bandes dessinées conçue et écrite par Luc Ferry. Glénat.