Enquête. Le vice-président équatoguinéen s’est offert deux bateaux de croisière pour 250 millions de dollars. C’est 17 fois le budget de la santé publique de son pays. Les navires sont gérés par une étude d’avocats à Genève.
L’image d’un avion entouré de grandes antennes décore le hall de l'étude Meyer Avocats, au centre de Genève. Le cabinet est spécialisé dans la gestion d’avions d’affaires et de superyachts pour une clientèle richissime. L’accueil est aimable, mais le ton change quand le visiteur se présente comme journaliste. La porte d’Anouch Sedef se referme brusquement. L’avocate s’est dite trop occupée, lundi 7 novembre, pour répondre aux questions de L’Hebdo.
De travail, Anouch Sedef n’en manque pas. Selon nos sources, la jeune femme s’occupe en effet des deux immenses yachts de Teodorin Obiang, fils du dirigeant de la Guinée équatoriale et actuel vice-président au sein du gouvernement de son père. L’entretien des deux navires est un défi logistique permanent qui nécessite des dizaines de membres d’équipage et l’intervention régulière d’une myriade de sous-traitants.
L’Ebony Shine, battant pavillon des îles Caïmans, est long de 75,75 mètres. Il dispose d’un spa, d’un hammam, d’un salon de coiffure et d’une salle de cinéma de douze places. Sorti du chantier naval Feadship en 2009, le navire a été acquis par Teodorin Obiang en octobre 2014 pour environ 100 millions de dollars. Il vient d’être entièrement refait à neuf cette année et mouille actuellement dans le port de Makkum, aux Pays-Bas.
L’Ebony Shine pourrait sembler étriqué à côté de l’autre superyacht de l’ancien ministre des Forêts équatoguinéen. L’Ice, parqué à Gibraltar, mesure 90 mètres et peut accueillir quatorze invités dans sept suites. Il emporte 27 membres d’équipage, dispose d’une piscine et d’un héliport sur le pont supérieur.
Lorsqu’il appartenait encore à son précédent propriétaire, le milliardaire russe Suleyman Kerimov, qui l’a revendu en 2015 à Teodorin Obiang, l’Ice était estimé à 150 millions de dollars. L’entretien du navire et de son personnel coûte environ 800 000 dollars par mois, sans compter le fuel.
Le prix d’achat des deux superyachts – environ 250 millions de dollars sans y inclure les travaux – représente dix fois le budget annuel de l’éducation en Guinée équatoriale et 17 fois celui de la santé publique, selon les données de la Banque mondiale.
Le petit pays d’Afrique centrale, une ancienne colonie espagnole de 740 000 habitants coincée entre le Gabon et le Cameroun, tire 90% de ses revenus du pétrole. Son produit intérieur brut par habitant est le plus élevé du continent après les Seychelles, mais 60% de la population y vit avec moins de 1 dollar par jour. Un enfant sur dix meurt avant l’âge de 5 ans et pour les autres, l’espérance de vie dépasse à peine 50 ans.
Depuis l’achat de l’Ebony Shine il y a deux ans, Teodorin Obiang ne l’a utilisé qu’une dizaine de jours, durant l’été 2015, pour une croisière dans les Bahamas. Il s’était offert trois nouveaux jet-skis pour l’occasion, mais il ne s’en est pas beaucoup servi. Il aurait passé l’essentiel de son temps en cabine avec son amie de l’époque, le mannequin danois Christina Mikkelsen.
Intérêt de la justice
Les yachts de Teodorin Obiang, dont la gestion était organisée au moins en partie par l’étude Meyer Avocats, intéressent le Ministère public de Genève. Le financement des navires pourrait éclairer l’origine des fonds utilisés par Teodorin Obiang, qui déclarait un salaire officiel de 3500 dollars par mois en tant que ministre.
Cette contradiction entre ses revenus officiels et son train de vie dispendieux avait poussé la justice française à ouvrir une enquête, en 2011, dans l’affaire des «biens mal acquis». Une perquisition avait eu lieu dans son hôtel particulier parisien et de nombreuses voitures de luxe avaient été séquestrées. Après cinq ans de procédure, Teodorin Obiang vient d’être renvoyé devant le Tribunal correctionnel de Paris pour «détournement de biens publics, de corruption ou d’abus de biens sociaux» en septembre dernier.
Le parquet genevois a ouvert à son tour une enquête pénale contre lui, fin octobre, pour blanchiment et gestion déloyale. Onze véhicules de luxe ont été séquestrés à l’aéroport de Genève dans le cadre de cette procédure, comme l’avait révélé L’Hebdo le 3 novembre.
Le gouvernement de Malabo est monté au créneau, mardi 8 novembre, dénonçant par communiqué un «complot» orchestré par «certaines institutions françaises et suisses pour dénigrer l’image internationale du vice-président de la Guinée équatoriale».
Selon Jean-Charles Tchikaya, avocat français de la Guinée équatoriale, les véhicules saisis à Genève n’appartiendraient pas à Teodorin Obiang mais à une «société de droit équatoguinéen» baptisée Ototong, qui serait chargée de gérer le parc automobile de l’Etat. Parmi les voitures saisies figuraient des Ferrari, des Porsche, une Bugatti Veyron et une supercar de course de 1360 chevaux.
Pour les yachts, la ligne de défense sera la même que pour les voitures. Interrogé par l’entremise de Jean-Charles Tchikaya, un représentant du gouvernement de Malabo a indiqué à L’Hebdo que l’Ebony Shine et l’Ice étaient la propriété de l’Etat équatoguinéen. Contactée par téléphone après notre première visite infructueuse, Anouch Sedef n’a pas souhaité s’exprimer. Le Ministère public de Genève a refusé tout commentaire, invoquant l’enquête en cours.