Sonia Seymour Mikich et Klaus Brinkbäumer
Interview. Le président sortant évoque l’héritage qu’il laisse, son souci face à une démocratie qu’il sent fragilisée et à des inégalités qui risquent de creuser encore les clivages sociaux. Il parle aussi de son successeur, Donald Trump.
Lors de sa récente tournée d’adieu en Europe, le président sortant des Etats-Unis Barack Obama s’est arrêté deux jours à Berlin pour une ultime visite à la chancelière allemande, Angela Merkel, qu’il a toujours considérée comme une excellente partenaire. Au cours de cette dernière étape, le président américain a accordé un très rare entretien à deux de nos confrères allemands: Sonia Seymour Mikich, rédactrice en chef du Westdeutscher Rundfunk, filiale du service public ARD, et le rédacteur en chef du Spiegel, Klaus Brinkbäumer.
Monsieur le Président, la victoire de Donald Trump a révélé la grande frustration des Américains et un profond fossé au sein de la société américaine. L’intensité de cette colère vous a-t-elle surpris?
Il ne faut pas surestimer ce qui s’est passé. Cela fait un moment que l’Amérique est divisée. Les difficultés que j’ai eues avec un Congrès dominé par les républicains le montrent. Ce qui étonne, c’est que ma cote de popularité soit restée aussi haute que depuis mon élection et que l’économie américaine se porte relativement bien.
Mais on constate en même temps une polarisation sociale sous-jacente. Elle est en partie liée au fait que la croissance économique a été plus sensible dans les villes et les régions urbanisées, tandis que les campagnes ont connu une croissance plus faible ou la stagnation, surtout lorsqu’elles dépendent de l’industrie manufacturière. Les gens ont l’impression que le sort de leurs enfants sera pire que le leur.
Des facteurs culturels, sociaux et démographiques ont joué un rôle. Ils ne sont pas très différents de ce qu’on voit en Europe: l’immigration et le visage en mutation de la population américaine ont fait réagir les gens. Trump a su exploiter certaines de ces peurs. La politique américaine est réactive et, à l’ère des médias sociaux, cela implique que les électeurs changent plus vite d’avis.
Il doit y avoir des millions d’électeurs qui avaient voté pour moi et qui, cette fois, ont choisi Trump. Cela indique que les décisions de vote sont moins idéologiques et correspondent davantage à un désir de changement.
La question est désormais de savoir si le président élu est en mesure de concrétiser les points de son agenda, qui lui vaudraient un vaste soutien, comme l’assainissement des infrastructures. Et si sa rhétorique controversée, susceptible de diviser encore plus le pays, va se calmer.
En entrant en fonctions, vous avez donné aux Américains l’espoir de temps meilleurs, une perspective de réconciliation. Or, les Etats-Unis ressemblent à une nation 50/50 où une moitié ne comprend pas ce que fait l’autre. N’avez-vous pas atteint vos objectifs?
Nous ne formons pas vraiment une nation divisée en deux parties égales, plutôt une société 60/40. Les élections en donnent un reflet biaisé. La nouvelle génération offre une image différente: la jeune Amérique est polyvalente, elle croit en la tolérance, en l’intégration. Mais comme les jeunes sont moins nombreux à se rendre aux urnes que leurs parents, les élections ne reflètent pas ce que pense l’ensemble de la population. En réalité, le président élu a le soutien de 27% du peuple américain. Cela a toujours été un problème, surtout quand la participation est faible.
Mais ce que nous ne pouvons nier, c’est qu’il existe aux Etats-Unis une peur de la globalisation, des technologies et d’une mutation sociétale rapide. Cette même peur a présidé au Brexit et on la constate aussi en Allemagne et en France.
Je crois que ces tensions peuvent être réduites d’ici dix ou vingt ans, si nous sommes capables de prendre en considération les soucis économiques justifiés des gens qui se considèrent comme les perdants de la globalisation. Mais si l’économie mondiale ne réagit pas à ces gens qui se sentent largués, si les inégalités augmentent, alors nous aurons affaire à toujours plus de clivages sociaux dans les pays industrialisés.
Vous avez dû composer avec un Congrès hostile aux démocrates. Donald Trump peut compter sur une confortable majorité. Pensez-vous que la réforme Obamacare, l’accord avec l’Iran ou l’Accord de Paris sur le climat puissent être abrogés? Que resterait-il de votre héritage?
De mon point de vue, mon héritage le plus important consiste à avoir préservé le monde de la chute dans une profonde dépression économique. N’oubliez pas qu’au moment de mon entrée en fonctions nous vivions la pire crise depuis les années 30. Mais, en collaboration avec les Etats du G20 et d’autres institutions internationales, nous avons pu stabiliser les systèmes économiques et créer de la croissance.
Nous avons septante-trois mois de croissance ininterrompue derrière nous, la plus longue période de croissance de notre histoire. Le chômage est limité, les revenus ont augmenté, la pauvreté a diminué: c’est un héritage durable. Quand je remettrai les clés de la Maison Blanche au nouveau président, le pays sera beaucoup plus fort qu’à mon arrivée.
En ce qui concerne certaines de mes lois, il est vrai que les républicains ont souvent voté contre, mais parfois uniquement parce que c’est moi qui les avais proposées. Maintenant qu’ils portent la responsabilité de gouverner, ils verront qu’il est contre-productif de tout annuler. Prenez l’exemple de l’accord avec l’Iran: ils ont été nombreux à se dire sceptiques et à douter que l’Iran respecte ses engagements.
Or nous voyons que, depuis un an, l’Iran les respecte. Nous avons réussi, sans guerre, par la seule diplomatie, à démanteler une bonne partie du potentiel iranien d’armement nucléaire et à gagner un large soutien de la communauté des peuples. Il serait malavisé de revenir en arrière et je crois que le nouveau président finira par le reconnaître.
Et prenez l’exemple de la santé: 20 millions de personnes qui n’avaient pas d’assurance sont désormais couvertes. Le nouveau président affirme qu’il peut encore améliorer le système. S’il peut le faire – et même mieux que moi – je le soutiendrai. Mais s’il s’y emploie vraiment, il verra peut-être que notre système est déjà le meilleur que l’on puisse imaginer. Etre en campagne électorale et gouverner sont deux choses fondamentalement différentes. Je m’attends à ce que le nouveau président, en dépit de ses affirmations électoralistes, affronte les réalités.
L’Accord de Paris sur le climat ne concerne pas directement la vie quotidienne de la plupart des Américains. Il ne fait pas partie des priorités de Trump. Ne craignez-vous pas qu’il ne meure avant même d’entrer en vigueur?
Vous avez raison. Le changement climatique est l’un des sujets qui me causent le plus de souci, parce que ses conséquences sont extrêmement graves même si on ne les perçoit que graduellement. La tâche primordiale du politique est de convaincre les gens d’agir tout de suite, quand bien même on ne verrait des effets positifs que dans vingt ou trente ans. Les politiques tendent à réfléchir à court terme, ils préfèrent s’occuper de choses que leurs électeurs ressentent dans l’immédiat.
Mais la bonne nouvelle est que l’Accord de Paris n’est pas bilatéral: 200 pays se sont engagés. Et quand un gouvernement américain approuve un tel accord, il lie en principe le gouvernement suivant. Pour moi, l’Accord de Paris n’est qu’un début. Les engagements pris par tous les Etats ne suffisent pas encore pour circonscrire une situation périlleuse.
Mais l’accord a créé une ossature de base qui nous permettra, grâce aux développements technologiques et aux énergies propres, de rendre nos systèmes économiques plus efficaces. Ensuite, il faudra passer la vitesse supérieure et améliorer les résultats de Paris.
Reste que je ne voudrais pas paraître trop optimiste. Il est vrai que le nouveau président et ses partisans sont peu intéressés par cette question. Mais je crois que l’accord peut survivre même si le gouvernement américain ne se montre pas aussi proactif que moi ces prochaines années. Conformément à nos lois, les constructeurs de voitures américains produisent des véhicules beaucoup plus économiques; et les fournisseurs d’énergie jugent beaucoup plus efficace de produire du courant différemment.
On observe dans beaucoup de sociétés occidentales une scission entre les politiques et les citoyens. Ces derniers se demandent ce que les politiciens savent de la vraie vie. C’est l’avènement du populisme. Vivons-nous un changement d’ère où le leadership politique doit faire ses preuves?
Je pense que oui. J’ai été élu parce que je croyais en une politique citoyenne, proche de la base. J’ai réussi à motiver des gens qui, auparavant, n’avaient rien à faire de la politique. Le fait que j’ai été réélu et que je reste toujours relativement apprécié s’explique aussi par le fait qu’en ces temps difficiles les gens ont senti que j’étais à leur écoute, de leur côté.
Je pense qu’aujourd’hui tous les politiciens doivent être plus attentifs aux gens, qui veulent être mieux entendus et avoir plus de contrôle sur leur existence. Je pense que plus nous favoriserons la participation populaire, plus cela se passera bien. En Europe, bien des problèmes naissent du fait que les structures sont compliquées: les décisions sont prises à Bruxelles, au Parlement européen, au Conseil européen ou par les divers gouvernements. On ne sait plus qui décide vraiment. Plus les gens seront associés aux processus de décision, mieux cela ira.
Quels ont été les heures les plus sombres de votre présidence? Ici, en Europe, on a beaucoup parlé des opérations par drones que vous avez ordonnées, de Guantánamo, des attaques terroristes mais aussi des tueries à répétition.
Je crois qu’au début les gens n’ont pas été conscients de l’ampleur de la crise économique, notamment parce que nous avons su éviter la catastrophe totale. Mais il y a eu des semaines où je me demandais si nous allions nous en sortir.
Parmi les moments les plus noirs, je ne citerais pas que les attaques terroristes mais aussi les tueries de masse. Vous vous souvenez de Sandy Hook, l’école primaire où, en décembre 2012, 20 enfants de 6 et 7 ans ont été abattus par un jeune désaxé. Deux jours plus tard, je me suis trouvé en face de parents qui avaient perdu leur enfant. On ne saurait traduire en mots leur douleur et elle me poursuivra toujours.
En politique étrangère, il m’est arrivé d’avoir de gros soucis quant à la manière de combattre le terrorisme sans changer les règles de la société. Je suis fier que nous en ayons terminé avec la torture. Et même si je ne suis pas parvenu à fermer complètement Guantánamo, il n’y a là-bas plus que 60 détenus au lieu de 700. Et j’entends y travailler encore très intensivement durant les semaines qu’il me reste.
Nous avons créé une structure juridique beaucoup plus conforme aux règles d’un Etat de droit et aux standards internationaux. Nous avons restreint l’engagement de drones de façon à limiter les pertes humaines tout en restant en mesure d’attaquer des organisations terroristes dans les pays qui ne sont pas capables de le faire eux-mêmes. L’autre option serait parfois d’envahir ces pays, ce qui engendrerait beaucoup plus de victimes. Dans de tels cas, les décisions sont difficiles à prendre.
Heureusement, nous avons de solides alliés. En Europe, où la menace terroriste est sans doute la plus élevée en ce moment, l’échange d’informations fonctionne très bien, les polices collaborent efficacement. Nous sommes ainsi en mesure de nous protéger et de respecter les fondements de nos démocraties libérales.
Vous avez fait l’éloge d’Angela Merkel mais critiqué l’attitude des Européens, qui laissent faire à l’Amérique le plus gros du travail. Donald Trump a annoncé qu’il réduirait l’engagement des Américains. Angela Merkel devrait-elle assumer plus de leadership dans la politique occidentale?
Pendant ma présidence, Angela Merkel a été une dirigeante hors pair. Une de ses grandes qualités est sa fiabilité. Nous avons eu parfois des divergences, mais toujours constructives. Je pense qu’avec elle l’Allemagne forme un rempart central pour protéger les principes fondamentaux de cet ordre libéral qui a créé en Europe un bien-être et une sécurité uniques. En tant que doyenne des chefs de gouvernement européens, elle incarne la crédibilité, elle est prête à se battre pour ses valeurs. Je suis heureux qu’elle soit là et elle mérite l’estime des Allemands.
Allez-vous gracier Edward Snowden?
Je ne peux pas gracier quelqu’un qui n’a pas été condamné par un tribunal. Je crois que Snowden a abordé des questions justifiées. Mais sa manière de s’y prendre ne correspondait pas aux règles en vigueur au sein de nos services secrets. Si chacun fait comme il veut, il devient difficile d’assurer un système de sécurité fonctionnel. Si Edward Snowden décide de se présenter devant la justice et que ses avocats présentent leurs arguments, les questions soulevées joueront leur rôle.
Mais jusqu’ici j’ai défendu, face au peuple américain et face au reste du monde, l’idée que nous devons pratiquer une pondération entre protection de la sphère privée et impératifs de sécurité. Ceux qui disent que la sphère privée passe avant tout méconnaissent la pression immense qui pèse sur les gouvernements pour empêcher des attaques terroristes qui non seulement tuent des gens mais risquent aussi d’altérer très dangereusement toute notre société.
Il faut que nous tombions d’accord sur le fait que les gouvernements doivent faire un certain nombre de choses pour nous protéger. Je veux que le mien soit capable de découvrir si une organisation terroriste a accès à des armes de destruction massive pouvant être mises à feu en plein centre de Berlin. Et les Allemands doivent en attendre autant de leur gouvernement. Cela peut vouloir dire que l’Etat doit avoir les moyens d’identifier – de manière circonspecte et dans un périmètre limité – les adresses e-mail ou les téléphones d’un réseau.
A l’inverse, l’action de l’Etat doit pouvoir être contrôlée et les abus empêchés. Avec les meilleures intentions du monde, il peut arriver que des agents des services de renseignement fassent de l’excès de zèle. Nos smartphones contiennent désormais toute notre vie: nos données, nos finances, ce qui nous est personnel. Il faut des cahiers des charges. Mais il n’y aura jamais une protection à 100% de la sphère privée et de la société face à des gens qui entendent nous nuire.
© Der Spiegel Traduction et adaptation Gian Pozzy