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Classes moyennes: la rupture

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Jeudi, 17 Novembre, 2016 - 06:00

Enquête. Pilier de l’économie, socle de la démocratie: la classe moyenne n’existe plus. Elle ne peut désormais se comprendre que si on la coupe en deux: la supérieure, qui a toutes les chances, et l’autre, inférieure, qui cumule les difficultés.

Aborder les gens dans la rue pour leur demander leur avis sur telle ou telle question de société est souvent un exercice journalistique délicat. Les gens n’aiment pas parler à des inconnus. Ils n’ont pas le temps. Et par-dessus tout, ils détestent converser sur l’argent. Alors passer un samedi entre une Migros et un supermarché Aldi de l’Ouest lausannois pour leur demander ce qu’est la classe moyenne, le pari n’était pas gagné d’avance.

Nous nous attendions à nous faire rabrouer, à être accueillis par des yeux ronds, des soupirs d’incompréhension. C’était tout le contraire. Toutes les personnes que nous avons abordées se sont arrêtées, et toutes avaient visiblement très envie de s’exprimer.

Essayez! Posez la question autour de vous. Qu’est-ce que la classe moyenne? Vous observerez deux réactions étranges. D’abord, tout le monde estime en faire partie. Et en même temps, personne ne peut dire ce que c’est. Vous verrez aussi très vite poindre une sorte de colère, un peu sourde, comme si ce terme pourtant si abstrait suffisait à faire émerger une irritation normalement enfouie sous le quotidien et l’habitude.

Des «entubés»

Joëlle est une belle jeune femme de 38 ans, élégante avec son long manteau et son bonnet délicatement posé sur sa chevelure blonde. Ses trois enfants sont restés à la maison pendant qu’elle faisait les courses, et c’est probablement une bonne chose. Ils auraient été surpris d’entendre leur mère s’emporter ainsi face à un inconnu:

«La classe moyenne, ce sont ceux qui travaillent comme des cons. Ce sont ceux qui rament à longueur de journée, qui se font entuber au bout du compte. Ce sont ceux qui vivent sur un salaire et demi – un bon salaire en plus! –, qui payent des impôts, qui ne touchent pas d’aides, mais qui hésitent à aller au cinéma, parce qu’à cinq, ça va coûter 100 balles. Je ne parle même pas des vacances…»

Il faut ouvrir les mains en signe d’apaisement pour stopper le flot de paroles. Mais, précisément, qu’est-ce que la classe moyenne? A partir de quand cesse-t-on d’être pauvre? Ou plutôt, à partir de quand le devient-on? Silence. Moment de vertige. En vérité, Joëlle n’en a aucune idée. Pas plus qu’Olgar, le grand quinqua, indépendant dans la construction, qui reste interloqué une bonne minute. Il y réfléchit en allant faire ses courses, puis revient avec cette définition, la meilleure qu’il ait pu trouver:

«Ce sont ceux qui ont de l’argent, mais pas assez.» Du tac au tac, Audrey, 28 ans et diplômée, employée de bureau à 60%, répond par une formule sibylline: «La classe moyenne n’existe pas. Les gens sont riches, ou pauvres.» Elle développe: «Au mieux, la classe moyenne n’est qu’une grande zone tampon, juste au-dessus de la pauvreté. Mais au fond, c’est pareil. Pour moi, éviter d’y tomber est une grande source de stress.»

Joëlle, Olgar et Audrey n’ont pas lu le dernier livre de l’écrivaine et poétesse française Nathalie Quintane, Que faire des classes moyennes?, publié début octobre aux Editions P.O.L, mais il y a fort à parier qu’ils se retrouveraient bien dans sa description: «Le prolétariat et les classes supérieures ont profondément changé: le premier a été transformé en foule semi-clandestine, déboussolée et épuisée; les secondes, en roue libre, se sont mises à enfourner et recracher le fric comme un distributeur détraqué.

Dans ce contexte, l’immuabilité des classes moyennes a quelque chose de burlesque. Alors que tout autour est dans le Zola ou le Barbara Cartland, le milieu du tableau continue à avancer en plein ciel après avoir perdu le contact avec la planète: Tex Avery.»

Joëlle poursuit sur sa lancée à propos des «cons» qui se font «entuber». Elle n’a pas encore osé regarder la hausse des assurances maladie. Pour son ménage de cinq personnes, la somme représente déjà un tiers du loyer.

Parlons donc chiffres. S’il fallait vraiment en donner un, Audrey dirait qu’on devient riche à partir de 100 000 francs de revenu annuel pour une personne seule. Bonne pioche. La notion de classe moyenne se construit autour du salaire médian, qui se monte à 6189 francs par mois: la moitié gagne plus, la moitié gagne moins. Officiellement, la classe moyenne se situe dans cet immense marigot formé par ceux qui touchent entre 70% et 150% de ce salaire médian. Le critère est le même dans la plupart des pays développés.

En Suisse, selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), cela donne ceci: font partie de la classe moyenne les personnes vivant seules qui disposent d’un revenu brut mensuel compris entre 3947 et 8457 francs, ou les couples avec deux enfants dont le revenu brut mensuel s’échelonne entre 8288 et 17 760 francs.

Statistiques et ressenti

En termes de distribution au sein de la population, c’est plus facile à retenir: un cinquième des Suisses sont pauvres (22,4%) et un cinquième sont riches (19,5%). Au milieu, la classe moyenne représente 58,1% de la population. Contrairement à l’idée répandue selon laquelle la classe moyenne s’éroderait inexorablement, cette proportion n’a pas beaucoup évolué ces dernières années. Elle est restée stable depuis vingt ans, oscillant autour de 60%, avec un pic à 61,3% en 2009. Elle a légèrement fondu depuis, mais la baisse n’est pas vraiment significative.

Certes, les riches ont connu la plus forte hausse de leurs revenus durant cette période, mais ceux de la classe moyenne ont également progressé. C’est l’OFS qui le dit: «Les statistiques ne permettent pas de confirmer la thèse d’une polarisation des groupes de revenus, qui alimente régulièrement les débats. On ne peut pas non plus prouver celle d’une charge plus lourde supportée par la classe moyenne par les impôts et les contributions sociales.»

A priori, tout irait donc plutôt bien. La classe moyenne n’est pas en train de disparaître. Les inégalités de revenus ne semblent pas écarteler la société suisse, comme on le craint parfois. Pourtant, racontez cela à Joëlle, Audrey et Olgar: vous les verrez s’étrangler. Pourquoi?

Parce que la description statistique traditionnelle de la population en trois couches – faibles revenus, classe moyenne et revenus élevés –, soit le prisme par lequel les médias et la politique continuent de l’observer comme ils le font depuis l’après-guerre, ne suffit plus à décrire la société et la réalité des niveaux de vie d’aujourd’hui.

Pour comprendre le phénomène, il faut observer les tendances qui sont à l’œuvre au sein même de la classe moyenne. C’est là que les choses se gâtent.

Afin de l’expliquer, l’OFS a dû rebattre ses cartes et ses chiffres. Dans son rapport intitulé «Comment se porte la classe moyenne?», publié début octobre, la statisticienne Caterina Modetta a appliqué de nouveaux critères pour mesurer non plus exclusivement les niveaux de revenus, comme c’était le cas auparavant, mais la qualité de vie. Son objectif était «d’évaluer dans quelle mesure la qualité de vie de la classe moyenne diffère de celle des autres groupes de revenus».

Cela semble simple, mais l’approche est nouvelle. L’initiative vise à «remettre en question le produit intérieur brut (PIB) et à identifier ses limites en tant qu’indicateur de la performance économique et du progrès social. Le critère de la qualité de vie acquiert ainsi une importance nouvelle, bien plus marquée.» Jusqu’ici, l’OFS ne disposait pas d’études permettant d’identifier les catégories de population ayant une qualité de vie particulièrement élevée ou faible.

En 60 pages, le rapport confirme ce qu’Audrey disait en une phrase à la sortie de la Migros: «La classe moyenne n’existe pas.»

En réalité, la classe moyenne d’aujourd’hui ne peut se comprendre que lorsqu’on la divise en deux sous-espèces: l’une, dite supérieure, profite de tous les avantages en termes de logement, de revenu disponible et de formation. L’autre, inférieure, cumule les difficultés. Sur tous les plans ou presque, cette dernière se rapproche de la pauvreté, sans en porter le nom. La situation objective de ces deux strates est si différente que le terme de classe moyenne, à lui seul, ne veut plus dire grand-chose.

Comment se portent ces deux classes? «La question appelle une réponse différenciée, étant donné les écarts marqués souvent observés» entre chacune d’elles, explique l’OFS. Les ménages de la classe moyenne inférieure sont deux fois plus nombreux à vivre dans un logement surpeuplé. Plus d’une personne sur cinq n’a pas suivi de formation postobligatoire, contre une sur dix dans la classe moyenne supérieure. Elles ont bien moins de contacts sociaux et une confiance moindre dans la politique et le système juridique que la tranche supérieure.

Des écarts qui ne cessent de se creuser

Dans son rapport, la statisticienne Caterina Modetta relève que la classe moyenne est «hétérogène». Dans son livre, la poétesse Nathalie Quintane préfère l’appeler «la classe invraisemblable». «Les classes moyennes sont invraisemblablement biscornues, et de plus en plus inquiétantes.

Persuadée, toujours par d’autres, que son ennemi intime, auquel elle était autrefois mêlée, est à présent rigoureusement enclos dans des espaces séparés, elle s’étonne, elle se bouleverse de le découvrir, toujours par d’autres, dans son salon, sur son canapé, en train de sucer un Bounty en jouant à FIFA. Alors elle pleure.»

Selon l’OFS, les écarts au sein de la classe moyenne sont «considérables». Dans sa partie inférieure, la proportion de personnes disant avoir de la peine à joindre les deux bouts est de 14,6%, soit plus du double que dans la classe moyenne supérieure (7%).

Un autre indicateur «éloquent», selon l’étude, est la capacité du ménage à faire face à une dépense inattendue de 2500 francs et à la financer par ses propres moyens dans un délai d’un mois. Près de 25% des ménages de la classe moyenne inférieure n’y parviendraient pas, contre 11% dans ceux de la partie supérieure.

Faute de données plus récentes, l’étude se base sur l’année 2013. Comme la distinction entre classes moyennes inférieure et supérieure n’était pas opérée par l’OFS auparavant, il n’est pas possible de mesurer une évolution de la situation. Il faudra attendre la prochaine étude, qui n’est pas encore agendée. En utilisant d’autres données, il est possible de dire que la situation des ménages défavorisés s’est péjorée entre 2007 et 2014 pour la classe moyenne inférieure, et qu’elle s’est améliorée pour la tranche supérieure.

Alors, s’il ne recouvre plus de réalité, à quoi sert encore le terme de classe moyenne, utilisé à tout bout de champ dans les débats? Il faudrait au moins préciser à chaque fois de laquelle il est question: supérieure, ou inférieure? Selon Caterina Modetta, ni la Suisse ni aucun autre pays n’envisageraient actuellement de revoir la définition si vaste de la classe moyenne, en modifiant par exemple le critère de 70 à 150% du revenu médian.

Nathalie Quintane a son idée: la notion de classe moyenne n’a plus d’autre utilité que de «servir encore d’illusion pour un peuple qui a honte de son état, ou de déguisement pour certains membres des classes supérieures qui refusent de s’assumer comme tels».

Une réponse à la possible exclusion

Plus habilement que bien des économistes, la poétesse décrit à la fin de son ouvrage une forme de salut possible pour cette classe moyenne dont le destin suscite tant d’inquiétudes. Elle voit de l’espoir dans la technologie, les réseaux sociaux et les sites internet de partage, à mi-chemin entre l’exclusion définitive et la libération des masses:

«En songeant aux personnes qui, de plus en plus, pour arrondir leurs fins de mois ou pour plus de pognon, covoiturent, ou encore louent une chambrette, ou bien échangent leurs maisons gratis, ou échangent une coupe de cheveux contre un cours de maths, je me disais que je pourrais très bien faire ça moi aussi […]. Je pourrais laisser ma maison à un Suisse au mois d’août pour partir à Lausanne, et les dizaines et dizaines de possibilités, et tous les multiples, offerts par les «plates-formes» sur Internet. Un échange pur de classe moyenne à classe moyenne. Ce système de compensation permettrait que tout change pour que rien ne change: oui, on pourrait continuer à partir en vacances au bord de la mer ou à la montagne, on serait bien coiffés, on mangerait formidablement des repas exotiques arrosés d’alcools distillés dans des caves; et oui, le monde serait une brocante où d’un clic j’obtiens mon cendrier, ma contrefaçon Peugeot, mes médocs, des tapis du Népal cousus en robe par une Espagnole.» 

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Alessandro Della Bella / Keystone
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