Marie Maurisse et François Pilet
Enquête. Un documentaire de «Temps présent» éclaire un domaine méconnu de l’industrie de la santé: le commerce du sang, expliquent les deux auteurs de ce reportage. Des trottoirs de Cleveland à la Suisse, des firmes tirent profit de la pauvreté et détournent l’idéal du don.
Mark McMullen s’accroche comme il peut. Depuis son attaque, il y a trois ans, il peine à marcher. Deux fois par semaine, il quitte son petit appartement subventionné de la banlieue de Cleveland pour rejoindre le centre de l’entreprise suisse Octapharma, discrètement installé dans un centre commercial anonyme. Mark y vend son plasma, la partie liquide de son sang, riche en protéines. La firme lui en ponctionne près de 2 litres par semaine. En tout, Mark en retire un peu moins de 200 dollars par mois.
Interdite en Suisse et dans la plupart des pays d’Europe, cette pratique est légale aux Etats-Unis. En attendant de trouver du travail, ce qui n’arrivera pas de sitôt vu sa santé défaillante, cette aiguille plantée tous les lundis et jeudis dans le bras de Mark restera son unique source de revenus. Tant que son corps le supportera. «Je suis une vache, je donne mon lait», lance un autre vendeur de plasma à la sortie du centre Octapharma de Cleveland.
Un questionnement moral et éthique
Etablie à Lachen, dans le canton de Schwytz, Octapharma est l’une de ces entreprises qui font le succès de l’industrie pharmaceutique helvétique. C’est un acteur modeste comparé aux géants de Bâle, certes, mais ses ventes sont en forte croissance. Elles atteignent déjà 1 milliard et demi d’euros. La firme emploie 6200 personnes dans le monde. C’est 1000 de plus qu’il y a trois ans.
Le rôle de cette entreprise méconnue est révélé dans Le business du sang, un documentaire coproduit par la RTS et Arte, diffusé jeudi 15 décembre dans l’émission Temps présent.
Au-delà du cas d’Octapharma, qui apparaît comme la firme la plus agressive du secteur, cette enquête, lancée sur la base d’articles de L’Hebdo parus en décembre 2014 et en mai 2015, dévoile le fonctionnement de toute une industrie qui se joue des contraintes morales et éthiques: sous couvert de sauver la vie de millions de patients à travers le monde grâce aux médicaments dérivés du sang, ces entreprises profitent de la détresse des populations les plus démunies, notamment aux Etats-Unis, qu’elles visent de façon très spécifique.
Le groupe suisse Octapharma, l’espagnol Grifols ou l’américain CSL Behring, pour ne citer que les principaux acteurs de ce marché, disposent chacun de dizaines de centres de collecte, systématiquement implantés dans les villes américaines les plus défavorisées. C’est le cas à Cleveland, dévasté par la désindustrialisation et la crise immobilière. La ville compte quatre centres spécialisés dans la collecte de plasma, dont deux d’Octapharma.
Les populations des banlieues noires et désargentées sont une source inépuisable pour ces firmes, qui s’approvisionnent ainsi en matière première à bas coûts pour produire des médicaments aux tarifs souvent exorbitants. Pris en charge par les assurances, ils sont utilisés pour soigner les patients atteints de maladies immunitaires ou de cancers.
L’enquête de Temps présent montre pour la première fois que du plasma issu de donneurs américains rémunérés est utilisé dans des médicaments vendus en Suisse. En théorie, cette pratique devrait être bannie, puisque la rémunération des dons est interdite dans le pays. C’est compter sans la créativité des firmes pharmaceutiques, qui sont passées maîtres dans l’art des demi-vérités. Swissmedic, l’autorité de surveillance des médicaments, s’est facilement laissé convaincre que les sommes versées aux donneurs américains représentent un simple «défraiement», et non une véritable rémunération.
L’astuce permet aux firmes de présenter officiellement leur plasma américain comme de source «non rémunérée», alors même que les sommes versées aux donneurs représentent souvent l’ultime source de revenus pour des centaines de milliers d’Américains parmi les plus pauvres. Face aux caméras, les experts de Swissmedic se montrent dépassés par une réalité dont ils semblent tout ignorer.
70% de la consommation mondiale
Le business du plasma croît de manière exponentielle, comme la pauvreté qui le nourrit. C’est ce qu’observe Luke Shaefer, de l’Université du Michigan. Il est un des rares sociologues à s’être intéressés, avec sa consœur Kathryn Edin, à la grande pauvreté américaine. Les deux chercheurs estiment que 1,5 million de ménages – dont 3 millions d’enfants – vivent aujourd’hui avec moins de 2 dollars par jour et par personne aux Etats-Unis. Ce chiffre a doublé depuis 1996. Les demandes d’assistance alimentaire d’urgence ont quadruplé sur la même période.
«Pour ces personnes, la vente de plasma est la dernière source possible de revenus, en tout cas dans le spectre des activités légales», explique Luke Shaefer. La crise financière de 2008 a fait exploser le business des firmes pharmaceutiques. Le nombre de dons rémunérés est passé de 15 millions en 2007 à 32 millions en 2014. Cette ressource a permis aux Etats-Unis de se hisser au rang de premier exportateur mondial de plasma humain. Ils fournissent désormais 70% de la consommation mondiale.
Cette activité industrielle inquiète les experts pour deux raisons. La première est le poids qu’elle fait peser sur la santé des donneurs. La plupart d’entre eux souffrent déjà des conséquences de la pauvreté et d’une mauvaise alimentation. Leur organisme peine à produire les protéines qui leur sont ponctionnées pour une poignée de dollars. Plus grave: la communauté scientifique s’accorde sur le fait que les dons rémunérés font courir un risque plus élevé de contamination, puisque les donneurs ont une incitation économique à mentir sur leur état de santé. Les maladies comme l’hépatite ou le sida sont systématiquement dépistées, et le plasma collecté nettoyé par la technique dite du «solvant détergent», considérée comme fiable. Ce qui n’empêche pas certains scientifiques de s’inquiéter.
C’est le cas de Jean-Jacques Huart, hématologue à Lille et directeur de l’Etablissement français du sang du Nord. «Il a été prouvé que la fréquence des pathologies est nettement supérieure en cas de don rémunéré. Les populations à risque sont davantage contaminées mais, en plus, comme elles donnent souvent, leur plasma se retrouve dans de multiples lots. Les contrôles sont efficaces pour la plupart des virus connus, mais on ne peut jamais exclure qu’un nouveau virus passe un jour entre les mailles, rappelle l’hématologue, lui-même encore marqué par le souvenir du scandale du sang contaminé qui avait provoqué des milliers de décès en Europe, en Amérique et en Asie à la suite de l’épidémie de sida dans les années 80.
Si un nouveau virus venait à apparaître aux Etats-Unis, une éventuelle contamination pourrait avoir des conséquences encore plus dramatiques du fait de la dépendance mondiale au plasma américain.
Expert auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Edward Kelley rappelle que l’institution encourage les pays membres à viser l’autosuffisance dans leur approvisionnement en sang et en plasma. Sauf que le marché mondial ne va pas du tout dans cette direction, au contraire. Comme l’observe Edward Kelley, de plus en plus de pays choisissent de privatiser leurs filières du sang. C’est le cas de la France, notamment, qui a ouvert le secteur à la concurrence en 2016. Octapharma sera l’une des grandes gagnantes de cette privatisation.
La firme est aussi active en Suisse, où elle rachète une partie du plasma extrait du sang des donneurs de la Croix-Rouge. L’institution, qui a le monopole de la collecte, en tire des revenus importants, indispensables à son fonctionnement. La Croix-Rouge est très discrète sur cette commercialisation des dons, par crainte de décourager les donneurs.
Appels à des changements
«La plupart des donneurs ignorent qu’une transaction commerciale se déroule à partir de leurs dons, constate le conseiller national socialiste Jean-François Steiert. Je comprends que la Croix-Rouge puisse vendre une partie du sang qu’elle reçoit, mais cela exige de la transparence pour garder la confiance.» L’élu condamne avec fermeté l’importation de plasma issu de dons rémunérés. A ses yeux, cette filière devrait connaître les mêmes règles que le don d’organes: «Dans ce cas, il est interdit de contourner le droit suisse qui proscrit la commercialisation du corps humain en passant par le Brésil ou l’Afrique. Les mêmes règles devraient s’appliquer aux dons de sang.»
Conseiller d’Etat vaudois responsable de la santé, Pierre-Yves Maillard reconnaît que l’approvisionnement des hôpitaux en médicaments dérivés du sang reste dépendant des firmes spécialisées, et qu’il n’existe actuellement pas de solution de remplacement. «Pour beaucoup d’entre nous, le fonctionnement de cette filière n’est pas connu. Je pense que ces informations devront amener à des changements. Nous devons absolument préserver le don gratuit du sang. Si les gens voient ce commerce, ils peuvent être retenus de continuer à donner. Or, il faut absolument qu’ils continuent, c’est décisif.»
La fortune du fondateur d’Octapharma, Wolfgang Marguerre, est estimée à 6 milliards de dollars par le magazine Forbes. L’Allemand de 73 ans dirige l’entreprise depuis sa magnifique villa surplombant sa ville natale de Heidelberg. Violoniste émérite, il aime particulièrement jouer le Quatuor à cordes No 4 de Beethoven, opus 18. Wolfgang Marguerre refuse toute interview, et préfère appeler la police lorsque des journalistes sonnent à sa porte.