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Lawrence d’Arabie, traître contre son gré à la cause arabe

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Jeudi, 5 Janvier, 2017 - 05:51

Samiha Shafy

Reportage. Il y a cent ans, le lieutenant Thomas Edward Lawrence poussait les tribus du désert à se soulever contre les Ottomans. Et de ce fait contre l’Empire allemand. Si l’aventurier britannique est pour sa part devenu une légende, la région, elle, reste aujourd’hui encore un champ de bataille.

En ce mois de septembre 1917, Lawrence d’Arabie a pour objectif de s’emparer à tout prix d’un petit édifice à arcades blotti dans les sables blafards du désert. De nos jours, l’endroit est entouré de quelques bicoques à toit plat et de tentes. Nous sommes à l’oasis de Mudawwara. A quelques kilomètres au sud se situe l’une de ces frontières que les colons européens avaient tracées au cordeau à travers le Moyen-Orient. Une ligne qui divise la partie du désert que l’on nomme aujourd’hui Jordanie de cette autre baptisée Arabie saoudite.

En galabieh et keffieh à carreaux rouges et blancs traditionnels, le cheik de Mudawwara s’avance vers la bâtisse délabrée puis s’arrête à distance respectueuse. Il ne veut pas déranger les familles qui en ont fait leur gîte. Khaled Souleymane al-Atoun, 54 ans, est le chef de la tribu des Atoun qui vit dans le coin depuis des générations. «Mon grand-père a combattu au côté de Lawrence contre les Turcs. J’aurais pris la même décision, à sa place, vu toutes les promesses qui avaient été faites aux Arabes pour les inciter à se soulever.»

Il y a cent ans, en pleine Première Guerre mondiale, mandaté par les Services secrets britanniques, le lieutenant Thomas Edward Lawrence rameutait les tribus arabes. Dès octobre 1916, il les poussa à une guerre hasardeuse contre l’Empire ottoman, allié de l’Allemagne. L’épisode fit de lui un héros, l’une de ces figures légendaires de l’histoire du monde: Lawrence d’Arabie.

Destructions et exil massif

Au nom de la couronne britannique, Lawrence avait promis au grand-père Atoun et à ses semblables la liberté. S’ils consentaient à chasser avec lui les Turcs d’Arabie, s’ils aidaient l’Empire britannique à écraser l’Empire ottoman, leur récompense serait de pouvoir former une nation arabe libre. En plus de la péninsule Arabique, cette nation engloberait une bonne partie des territoires actuels de la Jordanie, de l’Irak, de la Syrie, d’Israël et de la Palestine.

Le cheik Atoun désigne la bâtisse aux arcades: «C’était la gare de Mudawwara.» Elle était située sur la ligne de chemin de fer du Hijaz, stratégique pour les Ottomans, en direction de Médine. C’est ici qu’à l’automne 1917, les troupes ottomanes stockaient leurs réserves d’eau. Trop bien gardées pour que l’on songeât à les attaquer. Aussi le grand-père Atoun et ses combattants, sous la direction de Lawrence, posèrent-ils un piège sur les voies: lorsqu’un convoi ottoman arriva, ils le firent exploser. Le cheik trouve dommage qu’il ne reste plus grand-chose des voies de chemin de fer: «Ce serait bien que les jeunes générations les voient et comprennent ce qui nous a conduits à cette situation fâcheuse.»

Car, depuis lors, il n’y a plus de liaison ferroviaire à Mudawwara. Mais le pire est ailleurs, se désole le cheik dans un grand geste vers le sud, vers l’Arabie saoudite. Non loin d’ici, il y a une autre source d’eau où sa tribu faisait souvent provision. Depuis que, au lendemain de la Première Guerre mondiale, des frontières ont été tracées à travers les sables du Moyen-Orient, même sa tribu s’est trouvée divisée. Ceux qui étaient à Mudawwara sont devenus Jordaniens, les autres Saoudiens. «Si je veux rendre visite à ma famille de l’autre côté, il me faut des mois pour obtenir un visa. Vous trouvez cela normal?», demande Atoun, le regard furibard.

Naguère idéalisé par les poètes, les peintres et les compositeurs occidentaux, le monde arabe mobilise aujourd’hui la politique mondiale avec ses crises et le terrorisme, avec les destructions et l’exil massif. Des Etats comme la Syrie et l’Irak sont devenus les champs de bataille des grandes puissances qui font mine de combattre l’Etat islamique (EI) tout en établissant leur hégémonie sur la région. Par ses guerres, l’effondrement de ses régimes et les périls collatéraux, le Moyen-Orient occupe bien davantage l’Occident que toute autre région de la planète.

Un personnage énigmatique et contradictoire

Pour comprendre comment on en est arrivés à cette situation, il faut regarder cent ans en arrière, vers l’Empire britannique et le désert arabe. C’est là que se joue le destin de cet homme venu de nulle part qui a pris le sort des Arabes entre ses mains. Pour les uns, Lawrence d’Arabie est un combattant romantique de la liberté; pour les autres, il est un traître. Selon l’historien américain David Fromkin, auteur d’une œuvre majeure sur la naissance du Moyen-Orient moderne (A Peace to End All Peace: Creating the Modern Middle East, 1914-1922), il fait en tout cas partie de ces hommes qui ont marqué le XXe siècle, à l’égal de figures comme Churchill, Lénine, Staline, Mussolini. Et Hitler.

Des générations de chercheurs ont tenté de comprendre comment Lawrence, ce jeune aventurier, avait bien pu influencer pareillement l’histoire du monde. Plus de 70 biographies lui ont été consacrées, la dernière remontant à mai dernier. Huitante ans après sa mort, ses Mémoires sont disponibles en une douzaine de langues. En 1962, le réalisateur américain David Lean lui a consacré un monument du cinéma couronné par sept oscars et intitulé tout simplement Lawrence d’Arabie.

Dans ce film, Lawrence, incarné par Peter O’Toole, est un héros brisé. Il déborde d’arrogance, bouscule ses supérieurs et convainc les Arabes de le suivre jusqu’à ce que les forces souterraines qu’il a réveillées menacent de l’anéantir. Le vrai Lawrence ressemblait au héros du film, le poil blond et le regard bleu acier, habillé de vêtements indigènes et en quête d’expériences limites dans le désert. Un personnage énigmatique et contradictoire, y compris pour ceux qui l’ont fréquenté de près: brillant, obsédé et vaniteux, mais aussi compassionnel et accablé par le doute.

Comment ce Moyen-Orient jadis puissant, à la culture florissante, a-t-il pu devenir, après le passage de Lawrence, une région sans espoir ? Pourquoi les Etats arabes s’effondrent-ils les uns après les autres sous les yeux de la planète? Comment en est-on arrivés à la marche triomphale des islamistes qui prétendent que les valeurs occidentales sont une maladie et que le fanatisme religieux est le seul salut? Les réponses se trouvent en partie dans la biographie de Lawrence d’Arabie.

Son histoire a failli se terminer avant même d’avoir commencé. Né en 1888 dans le pays de Galles, il était le deuxième d’une série de cinq fils illégitimes du propriétaire terrien Thomas Chapman et de la gouvernante Sarah Junner qui avait veillé sur les quatre filles de Sir et Lady Chapman. Comme Lady Chapman s’opposait à l’idée d’un divorce, son mari et la gouvernante optèrent pour un autre patronyme: Lawrence. Ils déménagèrent à Oxford et firent mine d’être un couple ordinaire. Mrs. Lawrence s’échina à paraître pieuse et vertueuse. Tant et si bien que Thomas Edward se résolut à échapper au corset familial. Il étudia l’histoire et, en 1910, partit pour la Syrie afin d’y participer à des fouilles archéologiques. Mais la dysenterie allait presque le tuer.

Lawrence d’arabie, le moteur des événements

Alors qu’il oscille entre la vie et la mort, un jeune porteur d’eau arabe du nom de Dahoum lui rend visite quotidiennement. Lawrence se rétablit – et tombe amoureux. C’est évidemment un amour aussi impossible que celui de ses parents. Peut-être d’ailleurs la romance se déroule-t-elle surtout dans les fantasmes du Britannique. Pour lui, qui entretient une vision idéalisée des Arabes, Dahoum représente l’image du Bédouin noble et pur.

Le 4 août 1914, la Grande-Bretagne entre en guerre contre l’Allemagne. L’Empire ottoman, lui, s’effrite depuis belle lurette. Il a abandonné l’Afrique du Nord et l’Europe orientale mais s’étend toujours jusqu’en Mésopotamie, au golfe Persique et jusqu’au Yémen. Alep, Damas, Bagdad, Sanaa en font partie.

A Constantinople, le sultan ne se doute guère que ces terres renferment les plus grandes réserves d’or noir de la planète. On ne sait alors pas si l’Empire ottoman prendra parti dans la guerre. En 1911, il a tenté en vain une alliance avec la Grande-Bretagne. Les autres Etats de l’Entente (France et Russie) n’ont affiché aucun intérêt, et même les Allemands ont renoncé en 1914.

Puis les diplomates de Guillaume II changent d’avis. Les Ottomans n’ont pas une armée très efficace mais ils règnent sur La Mecque et Médine, les villes saintes de l’islam. Le sultan Mehmed V, lui, se considère comme le protecteur de tous les musulmans. Les Allemands se disent alors: s’il appelle les musulmans à la guerre sainte, y compris les 140 millions qui vivent sous le contrôle de l’Entente, notamment en Egypte et au Soudan, cela pourrait décider du sort des armes. L’Allemagne conclut donc une alliance avec l’Empire ottoman, et ce dernier appelle à la guerre sainte contre leurs ennemis désormais communs.

Par hasard, Lawrence se trouve exactement à l’endroit où est formulée la réponse britannique: au Caire. Comme il connaît le Moyen-Orient, on lui a attribué à lui, simple lieutenant, une fonction au sein du département géographique de l’état-major général. Le plan du Renseignement britannique est d’inciter à la révolte le chérif de La Mecque, Hussein ben Ali, vu dans le monde musulman comme l’héritier direct du prophète Mahomet et protecteur véritable des Lieux saints.

Le chérif est en contact avec des nationalistes arabes et rêve d’un califat pan­arabe. Les Turcs le savent et ont fait construire par des ingénieurs allemands le chemin de fer Damas-Médine qui doit être prolongé jusqu’à La Mecque. Il permet au sultan d’envoyer rapidement ses troupes en cas de désordres.

Partisan déclaré des menées britanniques, Lawrence rédige des plans stratégiques. Finalement, le haut-commissaire britannique au Caire, Henry McMahon, se met d’accord avec le chérif Hussein: les Arabes doivent fomenter un soulèvement contre l’Empire ottoman. En octobre 2015, McMahon promet par écrit qu’après la victoire il soutiendra la revendication de Hussein: une Arabie indépendante, comprenant la péninsule Arabique, la Syrie, la Mésopotamie et la Palestine. Il se conforme de la sorte aux injonctions de Londres: recourir à un langage aussi fumeux que possible.

En réalité, il ourdit une trahison historique qui aura déstabilisé le monde arabe jusqu’à ce jour. «On peut bien sûr argumenter que toutes les frontières sont artificielles, fait remarquer l’historien britannique James Barr. Mais la différence au Moyen-Orient est que les frontières incarnent une promesse violée. Par cette promesse, les Britanniques ont incité les Arabes à se battre dans l’intérêt de la couronne.» James Barr, 40 ans, a passé des années à compulser les documents déclassifiés britanniques et français de la Première Guerre mondiale pour comprendre comment les puissances coloniales en sont arrivées à trahir les Arabes. Le résultat de ses recherches est paru en 2011 sous forme d’un ouvrage intitulé A Line in the Sand.

Le jeune lieutenant Lawrence est le moteur des événements. «Il était lui aussi un impérialiste. Il s’est battu pour une Arabie certes indépendante mais sous influence britannique. Selon les critères de l’époque, il était certes moins raciste que d’autres, du moins envers les Arabes. Mais sa motivation principale était qu’il ne supportait pas les Français.»

Début 1916, Lawrence entend dire que le parlementaire britannique Mark Sykes aurait conclu avec le diplomate français François Georges-Picot un accord secret au terme duquel les provinces arabes de l’Empire ottoman seraient réparties à titre préventif entre la France et la Grande-Bretagne. Les deux hommes s’étaient contentés de tirer sur une carte une ligne droite reliant le «e» de la ville d’Acre au deuxième «k» de la ville de Kirkouk. Après la victoire sur l’Allemagne et la Turquie, la partie nord devait revenir à la France, la partie sud au Royaume-Uni. Seule la Palestine constituait une pomme de discorde entre les deux parties, qui décidèrent qu’elle serait sous administration internationale.

Les bases de l’état d’Israël

L’accord Sykes-Picot est le second élément de la trahison historique des Arabes. Il sert à faire des concessions à la France, principale alliée de la Grande-Bretagne dans la Grande Guerre. Les Anglais offrent en quelque sorte aux Français un immense territoire qui appartient encore aux Turcs mais qu’ils ont déjà promis aux Arabes. Au Moyen-Orient, la simple évocation de l’accord Sykes-Picot éveille un sentiment inaltérable de frustration et de colère, celui de toujours être victime d’intérêts étrangers. D’autant qu’à cette époque, on commence à découvrir les formidables réserves de pétrole nichées sous les sables.

Du point de vue des Arabes, Sykes-Picot est le déclencheur d’une série de catastrophes qui perdurent aujourd’hui encore, la guerre en Syrie s’étant muée en une sorte de guerre mondiale par procuration, réduite au territoire syrien. C’est bien ce sentiment de frustration qu’exploitent habilement aujourd’hui les islamistes et d’autres ennemis de l’Occident, ainsi qu’en témoigne cette vidéo d’un combattant de l’EI, à cheval sur la frontière syro-irakienne, qui proclamait: «Nous allons casser les frontières entre l’Irak, la Jordanie, le Liban et les autres pays.» Diffusée à l’été 2014, la vidéo de l’EI portait le titre «La fin de Sykes-Picot».

L’impression désagréable d’avoir offert un trop généreux territoire aux Français conduit les Britanniques à un troisième accord lourd de conséquences, cette fois avec les sionistes européens: la Grande-Bretagne va aider les juifs à s’installer en Palestine. La couronne britannique s’assurera ainsi le contrôle d’un territoire initialement promis aux Arabes et censé rester neutre aux termes de Sykes-Picot. Quelque 640 000 Arabes et 60 000 juifs vivent à l’époque en Palestine. Ce plan britannique jette les bases de l’Etat d’Israël.
EN route vers Damas
Dans un premier temps, Lawrence ne connaît ni le pacte conclu avec les sionistes ni les détails de Sykes-Picot. Mais il n’entend pas laisser aux Français la moindre parcelle de terre arabe. A l’été 1916, les troupes du chérif Hussein mettent les Turcs à la porte de La Mecque. Mais elles sont peu aguerries et, quatre mois plus tard déjà, les Ottomans reprennent la ville sainte. Lawrence est alors chargé d’échafauder des plans pour généraliser le soulèvement. Il a 28 ans, aucune expérience militaire, mais il est décidé.

Hussein vieillissant, il porte son choix sur son fils, Fayçal. Au terme d’un voyage de 160 kilomètres à dos de chameau, il rencontre un gaillard «grand, souple et musclé, d’allure royale». Le plan de Lawrence est toujours de saboter ce qu’il sait de Sykes-Picot et de tenir les vilains Français à l’écart. Il entend diriger les Arabes vers le nord afin qu’ils s’emparent de Damas, un des centres économiques du monde arabe.

Les archéologues britanniques Neil Faulkner et Nick Saunders ont parcouru en tous sens le désert jordanien sur les traces de Lawrence. Ils ont découvert que sa narration de la guerre n’était pas destinée à faire de lui une légende, contrairement à ce que ses critiques ont souvent prétendu, et que lui, le civil, avait même mis au point une sorte de tactique de guérilla dont les chefs militaires modernes pourraient encore tirer des leçons. Saunders explique que la difficulté est d’organiser une offensive militaire en territoire hostile lorsqu’on n’a pas de solides troupes au sol sous la main:

«Lawrence est passé maître dans l’art d’organiser un apparent chaos. Il a compris que les combattants de Fayçal n’étaient pas des soldats éprouvés mais qu’ils se montraient assez courageux pour déstabiliser le pouvoir ottoman par des actes isolés à haut risque.»

L’ouvrage que Nick Saunders prépare sur Lawrence au terme de dix ans de recherches paraîtra cette année aux Editions de l’Université d’Oxford. Rencontré dans un pub de la côte sud de l’Angleterre, il exhibe les vestiges retrouvés dans le désert, non loin de Mudawwara, de l’épopée de Lawrence: un bouton d’uniforme, de la munition, un fer à cheval.

Lawrence et ses combattants arabes à cheval et à dromadaire atteignent Mudawwara en septembre 1917. Il est d’humeur sombre car il sait désormais avec certitude que les Arabes ont été trompés. Lawrence s’habille et se comporte à la manière des Bédouins, de façon spartiate. Il souffre de la trahison dont il a été informé car il doit mentir à des milliers de guerriers afin qu’ils continuent à se battre pour la Grande-Bretagne. Il tente de soulager sa conscience en mettant Fayçal dans la confidence et le convainc de marcher sur Damas afin de créer le fait accompli.

Contre la volonté de ses supérieurs, il s’empare d’abord d’Al Wajh, sur la mer Rouge, puis du port stratégique d’Aqaba. Lawrence et ses séides poursuivent inlassablement vers le nord, tombant comme des brigands sur les avant-postes de l’Empire ottoman. La faim et la soif tenaillent les troupes, le soleil torride et les tempêtes de sable brûlent la peau et les yeux. Quand ils attaquent le train turc à Mudawwara, c’est le pillage et le massacre.

Parfois, Lawrence doute de sa mission: l’armée de Fayçal ne forme pas une force unie capable de constituer une nation et de chasser les Français. Les tribus bédouines n’ont pas grand-chose à voir avec les Arabes de la Syrie et de l’Irak actuels. Elles ne cessent de se disputer entre elles et Lawrence se pose alors la question qui n’a toujours pas trouvé de réponse aujourd’hui: qui sont vraiment les Arabes?

De nouvelles lignes sur la carte du Moyen-Orient

A Londres, le doute assaille également Mark Sykes. Empreint d’idéalisme démocratique, le président américain Woodrow Wilson a exigé pour les nations de l’Empire ottoman vaincu «une sécurité de vie absolue et la pleine possibilité de se développer de façon autonome». Sykes redoute de se trouver du mauvais côté de l’histoire.

En août 1918, Lawrence fête son 30e anniversaire et se fait des reproches: Fayçal lui fait confiance et obéit à ses conseils, ses combattants le vénèrent. Mais à quoi tout cela aura-t-il servi s’il n’a pas su empêcher la trahison? Plus les troupes arabes s’approchent de Damas, plus l’ambiance se fait euphorique parmi elles – et plus Lawrence se sent misérable. «J’ai eu deux ans, écrit-il, uniquement pour les exploiter, pour faire semblant d’être leur compagnon de route.»

Le 1er octobre, le soulèvement arabe atteint sa cible: Damas. Dans les rues, les habitants chantent et dansent en voyant débouler les combattants. Et ils scandent: «Lawrence, Lawrence!»

Ce fut le plus grand triomphe des Arabes. Et en même temps leur plus grande défaite. Quand il arrive à son tour à Damas, le maréchal britannique Edmund Allenby explique à Fayçal que le Royaume-Uni n’a pas promis la ville uniquement aux Arabes mais aussi aux Français. Et que ces derniers comptent davantage. La nation arabe était une promesse vide de contenu; comme la guerre était gagnée, les Britanniques n’avaient plus besoin des Arabes.

Les puissances coloniales tracèrent de nouvelles lignes sur la carte du Moyen-Orient, au mépris de toute réalité ethnique et confessionnelle. Le ministre britannique des Affaires étrangères, Arthur Balfour, qui, un an auparavant, avait concédé aux sionistes une patrie en Palestine, annonça à Londres que son pays respecterait l’accord Sykes-Picot. En omettant de dire que cet accord ne valait pas pour la Palestine.

A la Conférence de Paris en 1919, le ministre britannique de la Guerre Winston Churchill recruta Lawrence en tant que conseiller. Face à la carte du Moyen-Orient, les politiques affichent leur perplexité, ils ne connaissent que les frontières tracées par Sykes et Georges-Picot. De trois provinces ottomanes autonomes ils font l’Irak; au sud des chiites, au centre des sunnites, au nord des Kurdes, un cocktail évidemment explosif. La Syrie est subdivisée en petites régions rivales, afin qu’elles se battent entre elles et qu’il ne leur vienne pas à l’esprit de s’allier pour combattre le protectorat français. Comme le disait l’historien David Fromkin: «Une paix qui mettait fin à tout espoir de paix.»

A ce jour, dans la plupart des Etats arabes, seule la main de fer d’autocrates corrompus assure la cohésion des pays. Quand l’un de ces dictateurs tombe, comme en 2003 en Irak ou en 2011 en Libye, l’édifice étatique s’effondre. Et si le tyran ne fait que vaciller, comme en Syrie, le résultat est encore pire. Ainsi les répercussions de la Première Guerre mondiale continuent-elles de marquer l’actualité politique.
 

© DER SPIEGEL traduction et adaptation Gian Pozzy

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