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Saint-Valentin: histoire subversive d’un quiproquo

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Jeudi, 5 Janvier, 2017 - 05:53

Interview. Dans son dernier ouvrage, le sociologue français Jean-Claude Kaufmann propose un tour du monde de la Saint-Valentin et une plongée dans sa véritable histoire. Surprises en perspective.

Postua, village du nord du Piémont. La route s’arrête dans cette jolie bourgade de 569 habitants. C’est ici, dans une maison avec vue sur la Strona, impétueux torrent qui descend de la montagne, que Jean-Claude Kaufmann, sociologue français et auteur de nombreux ouvrages sur la vie quotidienne et le couple, vient séjourner régulièrement. Postua, c’est le village de sa mère, une Piémontaise partie travailler en France – comme de nombreux habitants de la région – où elle a rencontré l’amour.

Si ce directeur de recherche au CNRS a grandi et habite en Bretagne, c’est ici qu’enfant il passait toutes ses vacances. Lorsqu’il revient au village, son rythme de travail ralentit: il prend le temps de vivre avec son épouse Soizic. Il rend également de nombreuses visites à sa mère, une alerte petite dame qui fêtera ses 100 ans en mai prochain. Elle habite non loin de la maison achetée par son fils, une bâtisse datant du XVIIe siècle entièrement rénovée avec goût. C’est dans cet endroit, loin des bruits du monde, que le sociologue a reçu L’Hebdo.

Pourquoi ce livre sur la fête de la Saint-Valentin, sujet convenu?

D’habitude je choisis mes sujets, mais cette fois, il m’est tombé dessus. Un journaliste m’a posé des questions sur les mouvements d’opposition à la Saint-Valentin. Je lui ai répondu: «Désolé, je n’ai rien à vous dire.» Puis je me suis renseigné et j’ai constaté que le phénomène n’était pas marginal. Dans 30 à 40 pays, les autorités politiques ou religieuses mais également des mouvements religieux interdisent ou essaient de brider cette fête.

En Afrique et aux Etats-Unis, ce sont les Eglises évangélistes qui s’y opposent. Dans certains pays, le 14 février, il est interdit de se tenir par la main. Les signes comme la couleur rouge sont prohibés, tout comme les nounours, symboles de la Saint-Valentin au Moyen-Orient.

Comment expliquer cette lutte contre la fête de l’amour?

Dans les pays organisés de façon traditionnelle, des sociétés où le contrôle familial est important et où les relations avant le mariage sont interdites, on entend toujours les mêmes critiques: «C’est une fête commerciale, occidentale, américaine.» Mais ce sont des critiques superficielles. C’est que la liberté sexuelle et amoureuse de la jeunesse fait peur. Il existe une deuxième peur, plus surprenante, qui concerne l’expression du sentiment.

Dans ces sociétés-là, les sentiments existent bien sûr, mais il règne surtout un code de la place. Chacun tient son rôle, et le couple est une équipe qui s’épaule et sait être côte à côte. Mais communiquer en face-à-face sur les désirs et les attentes personnelles, les satisfactions ou les insatisfactions de l’un ou de l’autre est un monde inconnu. Ce monde-là déstabilise toute l’économie des relations et fait peur. Les hommes résistent, notamment les plus âgés.

La demande vient des femmes. Elles ne désirent pas tout chambouler, mais souhaitent qu’à l’intérieur du couple cette nouvelle attitude d’écoute de l’autre et d’échange intime se développe. Cela peut commencer par une journée dans l’année, car le code rituel consiste à exprimer ses sentiments personnels. Cela montre que l’on peut le faire le reste du temps.

En Europe, l’Eglise s’est également opposée aux fêtes amoureuses de février…

Oui, durant plus de mille cinq cents ans, mais sans succès. A l’origine de ces fêtes, on trouve les lupercales, une fête religieuse romaine qui a lieu le 15 février. Durant cette fête de la fertilité, les luperques, de jeunes Romains, se baladaient nus dans les rues de la ville. Ils fouettaient, mais pas trop durement, les femmes sur le ventre et parfois les fesses. Il y avait notamment un banquet d’après-fête : c’était religieux, mais joyeux et un peu lubrique.

Cette fête allait devenir totalement obscène et incompréhensible sous le regard des nouveaux chrétiens. C’est à ce moment que va commencer l’histoire de la Saint-Valentin, avec un gros quiproquo. On va croire que c’est l’Eglise qui a inventé cette fête, mais elle l’a créée malgré elle, en s’opposant à quinze ou seize siècles de dérapages durant les fêtes amoureuses de février.

Comment?

Après les Romains, les lupercales continuent sous des formes débridées. Pour faire diversion, le pape Gélase, un théologien puriste de la fin du Ve siècle, instaure la Chandeleur, le 2 février, une fête très religieuse. Cela n’empêche pas les lupercales de se développer. Il décide alors de faire diversion la veille, le 14 février, en fêtant la Saint-Valentin. C’est ainsi que ce saint est arrivé dans l’histoire.

Ce jour-là, on organise alors des messes et des processions. Les lupercales déclinent, mais elles sont remplacées par toutes sortes de fêtes subversives et libidineuses. Et comme ces réjouissances tournaient autour de février, il y eut une cristallisation sur le 14 février, qui est devenu une date de célébration de l’amour, ce contre quoi luttait l’Eglise. On parle même de «valentinages» pour désigner les écarts libertins.

Pourquoi tous ces libertinages ?

Au Moyen Age, les gens se marient vers 25 ans et meurent vers 40-45 ans. Certains ne se marient même pas. Environ la moitié de la population en âge de procréer est alors théoriquement interdite de relations sexuelles. A une exception: en février, à l’approche du printemps, durant des fêtes de type carnavalesque, des rituels bienvenus permettent aux pulsions trop longtemps contenues de se libérer.

Les fêtes de l’ours, qui ont lieu en février, sont-elles les ancêtres rustiques de la Saint-Valentin actuelle?

En effet, des hommes déguisés en ours – personnage central des mythes européens – attrapent une femme et l’amènent dans une tanière. Cela peut ressembler à un viol, mais c’est déjà un adoucissement des mœurs par rapport aux viols collectifs; il fallait quand même que les femmes sortent dans la rue.

En fait, toute l’histoire de la Saint-Valentin est celle de l’adoucissement des mœurs amoureuses. Tous les rituels qui vont suivre prennent la forme d’un flirt un peu gentil. L’étape ultérieure, encore plus forte, est le tournant poétique, héritier de l’amour courtois. Il annonce le romantisme.

Un chevalier et poète vaudois du XIVe siècle, héritier de la tradition de l’amour courtois, a joué un rôle important dans la popularisation de la Saint-Valentin.

Oui, il s’agit d’Othon de Grandson qui prend prétexte de la Saint-Valentin, soit le jour des carnavals amoureux, pour évoquer ses tourments d’amour et en parler à saint Valentin en personne. Il a inventé les poésies sur la Saint-Valentin. En pur héritier de l’amour courtois, il n’arrête pas de chanter son chagrin. Mais personne ne retient sa souffrance. On entend surtout qu’il chante l’amour. Il fait une telle publicité à ce mot qu’il deviendra, un peu malgré lui, le poète de la Saint-Valentin.

Mais ce n’est pas lui que l’on a retenu dans l’histoire.

Non, ce sont les Anglais, qui connaissent alors très bien Grandson, qui a séjourné de nombreuses fois en Angleterre et qui en a influencé les poètes, notamment Chaucer. Leur façon de parler de l’amour va devenir joyeuse. C’est cela qu’il fallait pour que s’installe le succès de cette tradition. L’habitude s’établit, en Angleterre, de fêter la Saint-Valentin avec des billets doux, des sortes de petites poésies personnelles, ceci dans tous les milieux.

L’histoire de la Saint-Valentin ne fera que se développer, avant de péricliter.

Oui, l’Eglise continue son combat acharné contre les fêtes amoureuses de février. De plus en plus souvent, aux XVIIe et XVIIIe siècles, elle demande à la police d’intervenir. La fête des amoureux disparaîtra progressivement tout au long du XIXe siècle.

Quand reprendra-t-elle du poil de la bête?

Après la Seconde Guerre mondiale, sous l’influence des soldats américains qui cherchent à draguer les Françaises. La troisième phase de la Saint-Valentin est commerciale. En dix ans, dès la moitié du XIXe siècle, la fête prend une ampleur inespérée aux Etats-Unis. On parlera de «valentine mania». Les Américains ont eu l’impression d’inventer cette fête.

A-t-elle eu tout de suite du succès en Europe?

Non. En France, très vite des commerçants sentent la bonne affaire. Des comités s’organisent pour essayer de lancer la fête, mais pendant dix ans, cela ne marche pas. La fête s’adresse à la jeunesse: ce n’est pas le bon public. Le commerce finit par trouver sa cible: le couple installé. Avec l’insatisfaction que ressentent beaucoup de femmes par rapport au couple. L’homme n’est pas totalement à la hauteur des attentes de communication intime. Au moins, ce jour-là, il a le moyen de créer une petite bulle d’échange sentimental et de romantisme.

Dès que les hommes ont commencé à offrir le premier bouquet, ils étaient pris au piège. Si l’année suivante ils ne le faisaient pas, c’était comme une déclaration de guerre. Au début, les hommes ont trouvé ça très bien: un bouquet pour la Saint-Valentin et on était tranquille pour l’année. La Saint-Valentin s’est développée parce qu’elle fonctionne sur le désir de consolation des femmes et sur la culpabilité des hommes. Et cela continue aujourd’hui. On lit des critiques assez fortes sur l’aspect répétitif et commercial de la fête, mais elle continue de se développer en Europe.

Aujourd’hui, la fête des amoureux est célébrée diversement suivant les pays.

Le pays qui m’amuse beaucoup est le Japon où il n’y a pas de tradition de ces fêtes amoureuses. Les Japonais adorent le chocolat et ce sont les industriels du chocolat qui ont lancé la Saint-Valentin. Je me suis rendu plusieurs fois au Japon et je travaille avec une collègue japonaise qui étudie le couple, qui est quelque chose de très particulier. C’est une association contractuelle qui n’est pas basée sur le sentiment et l’échange.

A la Saint-Valentin, comme l’entreprise est plus importante que le couple, ce sont les femmes qui offrent du chocolat à leur patron. Mais sur quel critère? Est-ce le bon patron ou celui qui est un peu craquant, ce n’est pas net du tout. Problème: la tradition veut que toute la journée du 14, les chefs laissent les boîtes de chocolat reçues sur leur bureau. Je cite le cas d’un chef qui n’a presque rien sur le sien et en fait une dépression. C’est une journée très difficile pour les hommes. Les femmes sont excitées, elles discutent entre elles de qui donne quoi et à qui.

La fête, fondée sur la soumission féminine à l’autorité, a d’une certaine manière pour effet d’inverser le rapport homme-femme. Certes, ce sont les femmes qui font les cadeaux, mais elles affirment ainsi un contre-pouvoir face à la hiérarchie. On voit que cette fête fatigue les jeunes Japonaises. Il y a un début d’aspiration à la Saint-Valentin amoureuse, comme il y a un début d’aspiration au couple communicant et romantique.

Et dans les autres pays?

En Chine, par exemple, l’ethnographe Roberta Zavoretti est frappée par le prix exorbitant des bouquets de fleurs offerts par rapport au salaire moyen. Pour un mari, ne rien offrir ou ne donner qu’une seule rose, c’est perdre la face. Vis-à-vis de sa femme, mais surtout publiquement. L’immense bouquet, au contraire, est un indice de classement social, tout comme le «romantisme qu’il est censé symboliser».

En Inde, où les mouvements fondamentalistes hindous tentent d’interdire cette fête, même avec violence, la Saint-Valentin est présentée comme une fête familiale, l’occasion de célébrer l’amour sous toutes ses formes, y compris pour ses parents, ses professeurs et ses collègues de travail. Les jeunes amoureux peuvent certes réussir à fêter ensemble, mais en rusant: le bouquet de roses sera pour future belle-maman…

«Saint-Valentin, mon amour!». De Jean-Claude Kaufmann. Editions Les Liens qui Libèrent (LLL), 233 pages.

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Mikael Moune
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