Portrait. Le cofondateur de Google a façonné son entreprise selon sa vision du monde. Un territoire régulé par l’intelligence artificielle et les big data.
Ne parlez pas de dictature des algorithmes à Larry Page. Cette lecture de la société numérique dans laquelle nous vivons depuis bientôt vingt ans n’entre pas dans son schéma de pensée. Ne lui parlez pas non plus de la surpuissance de Google, l’entreprise qu’il a cofondée, en 1998, avec son acolyte Sergueï Brin. Ni de réglementations en matière fiscale, de concurrence, de propriété intellectuelle ou de protection des données personnelles. Ce sont des freins à l’innovation.
La vision du monde de Google, c’est d’abord celle de Larry Page, c’est-à-dire une société où l’éducation, la santé, la sécurité, le logement… sont régulés par les algorithmes. Un monde constitué de voitures volantes et de voyages dans l’espace. Un univers où l’homme serait immortel car augmenté. Une planète où toutes les maladies seraient éradiquées grâce aux technologies. L’Américain de 43 ans, douzième fortune mondiale, selon Forbes, avec 35,2 milliards de dollars, n’y trouve rien à redire. Ce monde futuriste et utopique, c’est ce dont il rêve. Vraiment?
Larry Page est avare en interviews et déclarations publiques. Surtout depuis que Google règne avec une quasi-hégémonie sur le web mondial et que les polémiques sur cette toute-puissance s’enchaînent. Pour comprendre Google, il faut entrer dans le cerveau de Larry Page et remonter aux origines de ce projet façonné par un «techno-prophète» de la Silicon Valley.
Les Américains excellent dans le storytelling de leurs pépites commerciales: Apple, Facebook, Microsoft, IBM… et Google. A chaque fois, l’histoire commence par «Il était une fois des copains d’université qui s’installent dans un garage». Celle de Google ne fait pas exception dans cette hagiographie californienne.
Nous sommes en 1998. Larry Page a 25 ans. Il vient de décrocher une licence en informatique à la prestigieuse Université Stanford et commence un doctorat. Sur les bancs de l’université, il rencontre Sergueï Brin, lui aussi doctorant à Stanford. Les deux hommes fondent Google, dont le projet vise à classer les liens des pages web en fonction du moment où ils apparaissent. C’est une aventure à deux, mais le projet vient de Larry.
En effet, trois ans auparavant, Larry Page a téléchargé l’ensemble du web pour étudier les liens entre les pages. Il décide alors d’écrire un algorithme, baptisé PageRank, qu’il utilisera pour alimenter un moteur de recherche appelé BackRub (Massage de dos). Il sera renommé Google en 2001.
Pourquoi? A l’époque, Larry et Sergueï mandatent les étudiants de Stanford pour trouver un nom qui corresponde à l’indexation d’une quantité de données gigantesque. L’un d’eux évoque «googolplex», terme qui désigne un très grand nombre. Larry Page aime bien «Googol». Il demande à devenir propriétaire de ce nom de domaine. Mais une faute de frappe lors de l’enregistrement le transforme en Google.
Depuis tout petit, Larry Page est un fan de Nikola Tesla. Ce grand scientifique serbe est notamment à l’origine de nombreuses inventions capitales dans la production d’électricité. Nikola Tesla mourra seul et ruiné, en 1943, dans l’anonymat d’une chambre d’hôtel. Larry Page lit les mémoires de Tesla et réalise qu’il ne suffit pas d’imaginer un avenir technologique innovant et d’avoir de grandes idées. Il faut savoir les commercialiser pour ne pas terminer comme Tesla.
«Un solutionnisme technologique»
Dès ses premiers pas avec Google, Larry Page veut faire de son entreprise davantage qu’un moteur de recherche. Quand il était étudiant à l’Université du Michigan, il proposait de remplacer le système de bus par son projet baptisé PRT, pour Personal Rapid Transit System («transport personnel automatisé»). Il s’agissait d’un monorail sans chauffeur avec des wagons séparés pour chaque utilisateur. Plus tard, à Stanford, il imagine des cerfs-volants solaires pour recueillir l’énergie de l’espace. En résumé, il veut changer le monde et l’améliorer grâce à la technologie.
Le problème de Larry Page est qu’il vit dans un monde à part. Un univers personnel où tout peut être bonifié par la technologie. En 2013, il confiait au Financial Times qu’il ne comprenait pas pourquoi certains regrettaient de perdre un travail devenu obsolète. «Ces gens ne voient pas l’innovation de rupture dans ses côtés positifs», confiait-il au journaliste. Pour Larry Page, la technologie est le remède à tous les maux de la société.
Un «solutionnisme technologique» décrié par de nombreux experts, dont le chercheur et écrivain américain Evgeny Morozov. Quelle place reste-t-il au politique, dénonce-t-il? N’est-ce pas le rôle des Etats de régler les problèmes du monde et d’esquisser les contours de notre société du futur? Réponse de Larry Page au Financial Times: «Eh bien, il faut bien que quelqu’un le fasse!» Ce sera Google.
Faire le bien
Dans le schéma mental de Larry Page, ce qui est juste pour lui l’est pour le monde. La planète est un vaste laboratoire d’expérimentation où tout est possible. L’Etat, les législations n’y ont pas leur place. Le cofondateur de Google partage une vision techno-libertarienne de la société. Ni de gauche ni de droite, les libertariens sont ultralibéraux sur les plans économique et politique. Ils prônent la disparition de l’Etat en tant que système. Pour le milliardaire, les Etats manquent d’ambition. «En technologie, nous avons besoin de changements révolutionnaires, pas progressifs.»
Cette vision du monde se retrouve dans les produits et les services de Google. Elle constitue l’ADN de la firme californienne et définit sa fibre entrepreneuriale. Dans une interview au magazine américain Business Insider, Heather Cairns, sa première directrice des ressources humaines, se souvient d’avoir surpris Larry Page en grande conversation avec le concierge de Google.
A la fin de l’échange, elle lui avait demandé de quoi ils discutaient si attentivement. «Je veux savoir comment les gens travaillent», avait-il répondu, exposant à Heather Cairns le menu détail de la méthode utilisée par le concierge pour mettre des sacs vides au fond de chaque poubelle afin de pouvoir les remplacer facilement. «C’est très efficace, ajouta Larry Page, il gagne du temps et j’en ai tiré une leçon.»
Heather Cairns se remémore encore le moment où Larry Page résumait son approche de la direction d’entreprise devant ses employés. Le patron de Google expliquait alors que sa méthode pour résoudre des problèmes complexes était de les réduire à un choix binaire, puis de simplement opter pour la meilleure solution, quels que soient les inconvénients, qu’il envisageait en termes de dommages collatéraux. Au même titre que la fin de la vie privée sur l’internet?
Très rapidement, Google génère des profits astronomiques. Comme Eric Schmidt, PDG jusqu’en 2011, s’occupe de gérer l’entreprise, Larry Page peut se consacrer entièrement à la concrétisation de ses rêves. Et il se laisse aller. Après avoir installé un ordinateur connecté à Google dans la poche de chaque individu de la planète, le milliardaire a conçu des voitures sans chauffeur en passant par l’élaboration de drones stratosphériques pour connecter la planète entière au web.
Transhumanistes
Depuis 2013, Larry Page s’attaque à l’homme, qu’il voit augmenté. Le cofondateur de Google crée alors Calico. Cette société de biotechnologie fondée dans le complexe secret du Google X Lab n’a qu’un but: «tuer la mort» en luttant contre le vieillissement et les maladies qui y sont associées.
Dès lors, Google devient un acteur de premier plan dans le mouvement transhumaniste. C’est d’ailleurs l’un de ses principaux sponsors. Larry Page a nommé Ray Kurzweil à la tête de Calico. Ce spécialiste de l’intelligence artificielle et théoricien du mouvement transhumaniste a cofondé la Singularity University, qui travaille à l’avènement d’une intelligence artificielle vouée à supplanter les capacités du cerveau humain.
Devenue une superpuissance, Google côtoie aujourd’hui les élites financières, politiques, militaires et scientifiques. La firme californienne ne domine pas seulement la technologie, elle administre le monde. Désormais, Larry Page a toutes les cartes en main pour réaliser ses projets les plus fous et nous imposer sa vision de la société. Un monde où la technologie se substituera à l’homme. Un monde meilleur… selon Larry.