Reportage. Dans le village haut-valaisan, où les employés de l’industrie touristique de Zermatt viennent chercher des logements aux loyers abordables, près de la moitié des habitants sont Portugais.
Bruno Mauricio se tient prêt bien avant le coup d’envoi. Installé à la meilleure table du café Dolce Bella, il arbore une écharpe de supporteur rouge vif. En ce dimanche soir de décembre, il est venu soutenir le Benfica Lisbonne, qui affronte l’autre grand club de football de la capitale, le Sporting.
«Ici, presque tout le monde soutient le Benfica», s’enthousiasme-t-il entre deux cigarettes. Dans ce troquet 100% portugais, où coule à flots la Super Bock, une bière du pays, on oublierait presque que l’on se trouve à Täsch, petit village valaisan situé à 1450 mètres d’altitude. Seul le mobilier de style chalet et un tableau du Cervin, vestiges d’un autre temps, viennent rappeler qu’il faut se glisser entre les raccards pour atteindre le Dolce Bella et que, dehors, la température a largement chuté en dessous de zéro degré.
Une nouvelle vie
Près de la moitié des 1200 habitants de Täsch sont originaires du Portugal. Ce rassemblement ibérique au cœur des Alpes trouve son explication à 5 kilomètres en amont: Zermatt. La station sans voitures, qui attire les touristes du monde entier et totalise 2 millions de nuitées annuelles, compte 110 hôtels et plus de 150 restaurants.
En coulisses, des centaines de travailleurs s’activent pour faire fonctionner cette mécanique parfaitement huilée. Les Italiens, qui occupaient initialement ces emplois, ont été peu à peu remplacés par les petites mains portugaises, une tendance qui s’est encore accélérée depuis le début de la crise européenne.
Mi-temps. Bruno Mauricio et ses amis ont le sourire: le Benfica mène 1 à 0. Le trentenaire explique dans un français parfait qu’il a choisi de s’installer à Täsch car les loyers y sont environ deux fois moins élevés qu’à Zermatt. «C’est aussi plus calme, un meilleur environnement pour ma fille de 4 ans.» Originaire de la ville portuaire d’Aveiro, à 70 kilomètres de Porto, l’ancien vendeur en informatique au contact facile est arrivé en Valais en 2008 pour suivre sa femme, Ana.
«Elle venait de perdre son travail dans le milieu bancaire. Elle s’est inscrite dans une agence qui lui a proposé une semaine plus tard un poste de femme de chambre à Zermatt. Et nous sommes partis.»
Le jeune homme commence comme portier de nuit, avant de gravir les échelons pour devenir concierge au Mont Cervin Palace. A ce poste prestigieux, qu’il a décroché en maîtrisant six langues, il se charge d’organiser les déplacements des clients de l’hôtel, leurs sorties à skis, au restaurant, ou encore leurs achats.
Aujourd’hui, Bruno Mauricio se sent à la maison dans les montagnes valaisannes et imagine y passer sa vie. Il a acheté une voiture. Sa fille va au jardin d’enfants. Et les contacts avec les Suisses?
«On se connaît, on se parle, tout se passe bien.» Ce soir, un seul représentant valaisan, le retraité Joe Lauber, a fait le déplacement. Il sirote un verre de vin blanc au bar et échange quelques mots avec un groupe de jeunes supporteurs assis à ses côtés. Le coup de sifflet final assure la victoire 2 à 1 du Benfica. La cinquantaine de clients exulte. La patronne, Sandra Sousa, débouche quelques bouteilles de vin rosé Mateus. Si Joe Lauber vient ici, c’est pour l’ambiance: «Ailleurs, il ne se passe rien.»
Il est vrai que Täsch n’a pas grand-chose à offrir. Le lendemain matin, alors que les travailleurs ont rejoint Zermatt, les rues sont désertes. Dans ce coin encaissé au fond de la vallée, pas de vue sur le Cervin ni de domaine skiable. La plupart des visiteurs ne s’arrêtent que brièvement pour déposer leur voiture dans l’énorme parking couvert qui peut accueillir 2100 véhicules, avant de monter dans la navette ferroviaire pour Zermatt.
Aux abords de la gare, quelques hôtels proposent des chambres bon marché, où une poignée de touristes semblent s’être égarés. Avec son église typique et ses chalets anciens, le centre du village est certes joli, mais ne peut rivaliser avec les perles de la région.
La communauté portugaise a insufflé un peu de vie dans cette localité dont elle a fait progresser la population d’un tiers en une décennie. Sans ostentation, sans drapeaux aux fenêtres, comme pour ne pas heurter les sensibilités locales. En cette période de l’avent, seule l’exubérance d’une gigantesque crèche animée, installée devant le petit chalet de Luisa da Silva et de son mari Lee, détonne dans le paysage.
Les immigrés sont souvent de jeunes gens qui, face à l’absence de perspectives à la fin de leur formation, ont rejoint ici une sœur ou un cousin. Soraia Rodrigues, 28 ans, fait partie de ceux qui donnent un coup de jeune à Täsch. Elle se rêvait journaliste sportive. La destinée économique de son pays en a voulu autrement. Il y a six ans, à la fin de ses études de lettres, la jeune fille originaire de Lisbonne suit son ami à Zermatt où elle décroche un emploi de femme de chambre. Leur histoire prend fin quelques années plus tard. Il rentre, elle reste.
Aujourd’hui, elle tient, 45 heures par semaine, la réception et le service de l’Alpenhotel à Täsch. Son salaire de 3000 francs par mois représente «bien plus que les 600 ou 650 euros que je gagnerais pour un travail similaire au Portugal. Cela me permet d’aider un peu ma famille. Et j’adore mon travail, parler différentes langues, être au contact des gens!»
Ce souffle venu du Sud se ressent à l’épicerie, qui vend désormais des produits portugais: bacalhau congelé, pâtisseries, vins ou encore liquide pour la vaisselle. Les nouveaux arrivants ont encore apporté leurs fêtes traditionnelles, recommencé à cultiver les jardins et les potagers laissés en friche, alimenté les rangs de la fanfare locale et mis en place une messe hebdomadaire en portugais. L’école, flambant neuve, témoigne également de cette dynamique. Aujourd’hui, les trois quarts des 70 élèves sont originaires du Portugal.
Attablé devant un café au restaurant Walliserkanne, José Lourenço, le plus ancien habitant portugais de Täsch, observe que l’augmentation du nombre de contribuables a aussi une influence positive sur les finances de la commune.
«Elle dispose ainsi de davantage de moyens pour améliorer ses infrastructures.» Arrivé en 1983 de Castro Daire, à l’âge de 18 ans, ce père de trois enfants, marié à une Suissesse, dirige la branche locale de l’entreprise en charge du ramassage et du recyclage des déchets. Il semble être apprécié de tous, connaît le village comme sa poche, ses légendes, ses habitants et leurs histoires. En riant, il se décrit comme un caméléon, qui peut se fondre aussi bien parmi les Haut-Valaisans que parmi les Portugais.
Alors, les deux communautés cohabitent-elles de manière harmonieuse? «C’est difficile. De nombreux Portugais vivent, mangent, achètent comme à la maison, et préfèrent rester entre eux. D’autres font des efforts, mais ne se sentent pas les bienvenus. Certains Suisses pensent que c’en est trop.
Le fait de voir de plus en plus de Portugais acheter et construire des maisons ces dernières années a soulevé beaucoup de craintes. Pour résumer la situation, les Portugais se plaignent que les Suisses ne les saluent pas, et les Suisses se plaignent que les Portugais ne les saluent pas!»
En 2009, la commune de Täsch s’est dotée d’une préposée à l’intégration. Eva Jenni, élue hors parti au Conseil municipal, occupe le poste depuis début 2015. Elle veille à l’offre de cours d’allemand, informe les nouveaux arrivants sur le fonctionnement du village et les oriente vers les bons services en cas de problèmes d’argent ou d’assurances sociales.
«Ma mission consiste également à construire des ponts, à sensibiliser les étrangers, mais aussi les Suisses», explique-t-elle en berçant son fils de 10 mois qui l’accompagne ce jour-là. Lucernoise, la jeune femme se souvient qu’elle a dû elle-même batailler pour faire oublier son étiquette d’«Üsserschwiizerin», de «Suissesse de l’extérieur», pour reprendre le qualificatif que les locaux utilisent pour désigner les habitants des autres cantons.
Le défi de la langue
La soudaine hausse du nombre de ressortissants portugais ces dernières années représente un défi pour la mairie. «Lorsqu’une communauté étrangère atteint cette importance, elle n’est plus encouragée à s’intégrer, poursuit la jeune femme. Le défi principal, c’est la langue, et le fait que certains résidents portugais ne voient pas l’intérêt de l’apprendre.» Dans l’industrie touristique de Zermatt, l’italien s’est imposé depuis longtemps comme lingua franca, plus facile pour tout le monde, ce qui ne fait pas l’affaire d’Eva Jenni.
«Ils peuvent s’en sortir au quotidien sans parler allemand. Le décalage devient manifeste quand leurs enfants entrent à l’école et qu’ils ne parviennent pas à communiquer avec les enseignants sans un interprète.» Les enfants, en revanche, s’adaptent facilement au moment de leur entrée en classe, où l’allemand est la règle. «Au final, j’aime rappeler que le village compte en tout 30 nationalités différentes et que l’on y vit bien, avec parfois des tensions, mais jamais de violence.»
Les ingrédients sont-ils réunis pour que cette fable alpine se poursuive sur une note positive? Nicole Lauber, blonde quadragénaire qui travaille aux guichets de la gare, incarne une génération plus ouverte à la mixité. Son ami est d’ailleurs Portugais.
Et même si elle s’interroge sur la capacité du village à accueillir davantage de travailleurs immigrés dans les mois et les années à venir, elle fréquente les fêtes de ces nouveaux voisins, suit leur championnat de foot, a appris quelques mots de leur langue. «Aujourd’hui, seules les personnes âgées ont encore de la peine à s’y faire. Pour moi, c’est tip-top.»