Interview. A quoi peut servir le World Economic Forum? A échanger des idées et à prendre des contacts qui débouchent parfois sur des initiatives concrètes et ambitieuses. Par exemple le projet digitalswitzerland, dont le directeur général du groupe Ringier est l’instigateur. Objectif: mobiliser la Suisse autour de l’impératif de la numérisation.
Peut-être la vague numérique a-t-elle touché l’industrie de la musique et la presse de manière particulièrement spectaculaire et précoce. Mais aucun secteur n’est désormais à l’abri: ni la banque, ni l’industrie pharmaceutique, ni l’horlogerie, ni le commerce de détail… qui tous doivent se réinventer. Comment susciter la prise de conscience nécessaire? Les réponses de Marc Walder, directeur général du groupe Ringier, notamment éditeur en Suisse romande du Temps, de L’illustré et de L’Hebdo.
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L'Hebdo: Dans quelles circonstances est né le projet digitalswitzerland?
Marc Walder: C’était il y a exactement deux ans, au WEF, ici à Davos: dans les salons et les lobbys des hôtels, j’ai abordé les CEO de grandes entreprises suisses. De manière spontanée et informelle.
- Pour leur dire quoi?
- J’avais trois questions. Premièrement, croyez-vous que la numérisation influencera de façon substantielle votre domaine d’activité, vos affaires, votre entreprise? Deuxièmement, croyez-vous que la Suisse court le danger de manquer le train de la numérisation?
- Et qu’ont-ils répondu?
- Clairement oui, dans les deux cas.
- Et puis?
- Puis je leur ai demandé si, avec leur entreprise, ils étaient prêts à soutenir une initiative qui viserait à faire de la Suisse un centre de la technologie et de l’innovation.
- Et alors?
- Vous n’y croirez pas: tous ont été tout de suite d’accord. Urs Schäppi de Swisscom, Susanne Ruoff de La Poste, Sergio Ermotti et Lukas Gähwiler d’UBS, Heinz Karrer d’Economiesuisse, Lino Guzzella de l’EPFZ, la maire de Zurich, Corine Mauch, Patrick Warnking de Google, Herbert Bolliger de Migros, Ivo Furrer de Swiss Life, Markus Hongler de La Mobilière, le conseiller national PLR et entrepreneur IT Ruedi Noser, Marcel Stalder d’EY et tant d’autres encore. J’énumère volontairement ces premiers engagés car sans eux on n’aurait pas aujourd’hui cette vaste initiative nationale. Désormais, nous comptons 55 membres, uniquement de grandes entreprises, la plupart internationales.
- Ces entreprises ne poursuivent-elles pas leurs intérêts propres?
- Bien sûr. Mais un grand danger les rallie toutes: en l’espace de quelques années, la numérisation est susceptible de faire fortement croître votre entreprise, mais aussi de la faire disparaître.
- Vous exagérez…
- Je vous cite un chiffre impressionnant: l’appartenance moyenne d’une entreprise au S&P 500, le principal indice boursier américain, était de 60 ans en 1980. Et aujourd’hui? Il est tombé à 12 ans! Cela veut dire que, si l’on ne s’accommode pas de la numérisation, on disparaît. Peu importe que l’on parle des industries de la musique, des médias, des télécoms, de la banque, de l’assurance, de la distribution – et même des taxis. Qui l’eût cru il y a cinq ans seulement? Autre illustration: il y a une dizaine d’années, les géants suivants n’existaient pas encore: WhatsApp, Uber, Netflix, Airbnb, Snapchat, Instagram, Twitter, Spotify, etc.
- Quels projets concrets digitalswitzerland s’apprête-t-elle à lancer?
- Il y en a toute une série. Je vous donne quelques exemples: Education Digital, une plateforme par le biais de laquelle plus de 250 cours sont proposés par plus de 20 institutions. Des études tablent sur le fait que, d’ici à 2024, il manquera à la Suisse 25 000 experts qualifiés du numérique dans les divers domaines des technologies de l’information et de la communication.
Prenez l’Investor Summit, qui a eu lieu en début de semaine à Zurich: les meilleures start-up du pays ont pu y présenter leur travail aux plus grands investisseurs internationaux. Ou pensez au WorldWebForum, où l’on verra la semaine prochaine les orateurs les plus demandés du monde numérique s’adresser à plus de 1000 participants. Ou encore au Digital Manifest de la Suisse, qui a été élaboré en décembre à Berne et qui sera transmis au conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann au même WorldWebForum.
- De quelle initiative êtes-vous le plus fier?
- Clairement du succès du Kickstart Accelerator l’été dernier à Zurich: 60 créateurs d’entreprises du monde entier ont travaillé trois mois sur leurs projets – le plus grand programme de start-up d’Europe. Quel succès pour la Suisse! Le retentissement international a été énorme.
- Justement, en décembre, digitalswitzerland a proposé des mesures ambitieuses pour accompagner la numérisation de notre économie et de notre société. Par exemple un financement supplémentaire de 2 milliards de francs sur dix ans pour les deux écoles polytechniques. Dans le rapport sur la révolution 4.0 qu’il vient d’approuver, le Conseil fédéral, Johann Schneider-Ammann en tête, se refuse toutefois à toute intervention, y compris sous forme de nouveaux appuis financiers directs. Pas question non plus de créer un Secrétariat d’Etat à la numérisation. Notre gouvernement a-t-il vraiment saisi l’ampleur du défi qui nous attend?
- Le Conseil fédéral a présenté un bon rapport sur la numérisation: concret, serein mais vigilant. Le gouvernement est sensiblement plus actif en matière de technologie, de données et de nouveaux modèles d’affaires numériques du fait des deux présidences de Johann Schneider-Ammann, en 2016, et de Doris Leuthard, cette année. Il créera aussi un comité consultatif numérique, ce qui constitue un signal fort. Faut-il un Ministère du numérique? Ou un Secrétariat d’Etat à la numérisation? On peut aussi penser que la numérisation concerne tout et tout le monde; qu’elle doit donc être présente partout et ne pas constituer un département isolé.
- Daniel Borel, le fondateur de Logitech, a répété à plusieurs reprises ces derniers temps, dans nos colonnes, à la radio/TV, au Forum des 100 consacré à la révolution 4.0, que l’immense majorité des dirigeants politiques n’a rien compris ni aux technologies de l’information, ni à l’impact du big data sur tous les secteurs de l’économie, y compris sur les secteurs de la santé et de la pharma, si importants pour la Suisse. Il ajoute que nous allons payer très cher ce manque d’anticipation. Partagez-vous cette opinion?
- Il a raison. Mais cela vaut aussi pour l’économie, les écoles (au moins l’école obligatoire), les communes et les villes. A dire vrai, nous sommes tous mis au défi et souvent dépassés par la radicalité de la numérisation. En la matière, le Parlement compte d’ailleurs des personnalités très compétentes: Fathi Derder, Ruedi Noser ou Marcel Dobler, pour n’en citer que trois. Conclusion: nous sommes tous mis au défi. Nous autres citoyens aussi. A bien des égards, notre vie sera plus confortable grâce aux assistants numériques. Mais il faudra apprendre chaque jour.
- Quel est votre souhait en ce qui concerne les écoles?
- La programmation doit figurer au nombre des branches obligatoires. Au plus tard à partir de la 3e année.
- A l’origine, le projet a été baptisé DigitalZurich2025, ce qui a provoqué un certain étonnement doublé d’irritation en Suisse romande…
C’est que nous avons lancé cette initiative à Zurich d’abord. Volontairement. Nous voulions démontrer une année durant que nous pouvions construire quelque chose qui tient debout. Comme c’était déjà assez compliqué, nous nous sommes concentrés sur Zurich. Un an plus tard, il y a eu une extension logique à tout le pays. La Suisse romande, avec ses multiples entreprises et l’EPFL, est une région tout à fait fascinante et essentielle en Europe.
- Pourquoi avoir renommé l’initiative?
- Il y a eu une rencontre avec Daniel Borel. Il a demandé à juste titre ce que signifiait la date 2025 dans le nom DigitalZurich2025. Si ce devait être la fin de l’initiative ou si tous les objectifs visés seraient alors atteints. Il avait raison, du coup nous avons supprimé 2025.
- Google, Facebook et les autres «disruptent» les médias traditionnels. Sont-ils des amis ou des ennemis?
- Hum… Sans Facebook ni Google, nous aurions nettement moins d’utilisateurs sur nos pages Internet. Ils sont donc des amis. Par ailleurs, Google et Facebook attirent désormais plus de 90% de la croissance de la publicité numérique. Or ce ne sont que deux entreprises. Et il existe des milliers de sites d’informations numériques. Donc ils sont nos ennemis.
- Est-il encore possible de créer des plateformes concurrentes?
- Je ne vois pas comment.
- Pourquoi avoir demandé à Google de rejoindre digitalswitzerland?
- Parce que digitalswitzerland ne concerne pas les seuls médias mais l’ensemble de la place économique suisse.
Profil
Né en 1965, Marc Walder a été joueur de tennis profes-sionnel avant d’entrer chez Ringier, en 1991. Rédacteur en chef dès 2000 de la Schweizer Illustrierte, puis du SonntagsBlick, il a pris la direction de Ringier Suisse et Allemagne en 2008. Il a dès lors conduit la diversification numérique de l’entreprise de médias. Il est depuis 2012 le directeur général du groupe.