Emmanuel Garessus
Portrait. Economiste d’origine zambienne devenue l’une des femmes les plus influentes du monde, Dambisa Moyo craint un chômage croissant et une hausse de l’instabilité.
Les deux plus grands employeurs du monde sont étatiques. Le premier est l’armée américaine, le second, l’armée chinoise, selon Dambisa Moyo. La concurrence entre le représentant du capitalisme de marché, les Etats-Unis, et celui du capitalisme d’Etat, la Chine, bat son plein. Le premier est devenu protectionniste, le second mondialiste…
En termes de PIB, les Etats-Unis sont devant la Chine. Mais «le modèle gagnant n’est peut-être pas celui auquel on pense. L’indice Gini des inégalités est le même pour les deux pays. Mais n’est-ce pas la Chine qui présente la tendance la plus favorable et qui réduit le mieux ses inégalités?» demande l’économiste lors d’un exposé devant l’Efficiency Club dans un grand hôtel de Zurich.
Mené au pas de charge durant huitante minutes, son discours est très bien argumenté, truffé de chiffres et d’anecdotes. Le public est conquis. Mais n’a-t-il pas un faible pour les Cassandre?
La question du déclin de l’Occident – et de la montée en force de l’Asie – ne surprend pas vraiment dans la bouche de l’auteure de How the West Was Lost (2011), elle qui accuse l’Occident de s’être endormi, d’avoir privilégié la consommation à l’investissement, la dette à l’épargne et le court terme au long terme.
Elle accuse l’Ouest de perdre le lien entre le peuple et ses représentants. Le Brexit, le non au référendum italien et l’élection de Donald Trump illustrent cette rupture sociétale. «Il est urgent de réformer le système démocratique en Occident», avance celle qui est considérée comme l’une des 100 personnes les plus influentes du monde, selon Time Magazine.
Sa thèse sur le déclin de l’Occident l’a conduite, avant l’arrivée de Trump, à avancer certaines formes de protectionnisme commercial, voir le défaut sur la dette. Mais on est prié de ne pas prendre cette brillante Zambienne pour une adepte du nationalisme, ni d’ailleurs du libéralisme, et encore moins du socialisme. Sur son site (dambisamoyo.com), elle se définit comme «économiste globale».
C’est à l’évidence une femme qui aime observer, s’arrêter sur les chiffres qui révèlent les vulnérabilités et les changements de tendance pour en déduire des pistes de réflexion et des propositions. Une femme qui refuse les modes. Ne lui demandez pas de présenter le président Barack Obama comme un chantre de l’ouverture. «La globalisation n’a pas pris fin avec Donald Trump. Jamais les Etats-Unis n’ont autant édicté d’obstacles au commerce que la dernière année du mandat de Barack Obama», affirme-t-elle.
L’art de la provocation
Marathonienne, économiste, auteure à succès, Dambisa Moyo est avant tout l’une des personnalités les plus consultées. Même par les plus grands. «Le président Xi Jinping me demandait il y a quelques mois quel était le plus grand risque du moment. Je vous assure que pour le numéro un chinois, la préoccupation majeure, c’est le manque progressif de ressources naturelles», avance l’économiste.
Le tableau de l’économie mondiale brossé par Dambisa Moyo est particulièrement sombre. «Je m’étonne qu’il n’y ait pas davantage de criminalité en Europe», lance-t-elle par exemple, observant le nombre record de jeunes chômeurs sur le Vieux-Continent.
Dambisa Moyo n’a pas peur de provoquer. On lui doit notamment d’avoir brisé le tabou de l’aide au développement avec son livre Dead Aid: Why Aid Is Not Working and How There is a Better Way for Africa (2009). Les 1000 milliards dépensés en cinquante ans sont non seulement inutiles, mais néfastes et source de corruption, analyse-t-elle. Mieux vaut le commerce et le marché, ainsi que la suppression des subventions agricoles dans les pays occidentaux.
De la part d’une économiste née en Afrique subsaharienne en 1969, qui y fit une grande partie de ses études, en chimie puis en économie, avant de poursuivre à Harvard (master) puis à Oxford (doctorat) et de devenir économiste à la Banque mondiale, puis de travailler huit ans chez Goldman Sachs, dans l’analyse des tendances économiques et des marchés de la dette, l’argumentation présentée ne pouvait pas être rejetée comme celle de n’importe quelle néolibérale.
Dans son livre, Dambisa Moyo décrivait les affaires de corruption et les effets incitatifs négatifs de l’aide, notamment l’absence de besoin de se réformer. Une fois l’ouvrage refermé, impossible de considérer l’aide au développement du même œil.
Introduite dans les élites
Si d’autres ont utilisé leur expérience auprès de Goldman Sachs pour faire carrière dans la politique et les organisations internationales, Dambisa Moyo est restée fidèle à son créneau d’économiste indépendante. Pourtant, si elle est si réputée, c’est aussi grâce à son appartenance à des conseils d’administration de grands groupes, à commencer par le géant de la bière SAB- Miller (2009), puis Barclays Bank (2010), le groupe minier Barrick Gold (2011), Seagate Technology et, depuis août dernier, la multinationale du pétrole Chevron (2016).
Difficile d’être mieux introduite dans les élites, d’autant qu’elle participe à la très fermée Conférence de Bilderberg, lieu de tous les fantasmes et des théories du complot.
«La globalisation, c’est fini», assure-t-elle à Zurich. Depuis une dizaine d’années, la tendance n’a fait que se détériorer. Membre du conseil d’administration de Barclays, elle a constaté de visu en quoi les mesures des régulateurs, américains et européens, et portant sur les fonds propres, se traduisaient par une réduction de la présence du groupe dans le monde.
«Nous sommes entrés dans une longue stagnation mondiale», avertit l’économiste. Elle appuie sa thèse sur une autre étude, cette fois de McKinsey, qui prévoit que la croissance mondiale des cinquante prochaines années sera de moitié inférieure à celle des cinquante dernières années. Même les pays émergents seront condamnés à une modeste progression. Or, le manque d’augmentation du pouvoir d’achat crée un boulevard aux partis d’opposition.
La stagnation économique est dangereuse. C’est une source de conflits politiques, d’autant plus que le nombre de réfugiés est au plus haut depuis la Première Guerre mondiale et que l’instabilité géopolitique a rarement été aussi forte. Dambisa Moyo considère Donald Trump comme un phénomène à décrypter, comme un résultat logique. «Nous aurions dû le voir venir», se reproche-t-elle.
Un excellent article d’opinion paru dans le Wall Street Journal au printemps dernier révélait par exemple des statistiques dramatiques en termes de criminalité, de baisse des salaires réels et de pauvreté. «Mais ces statistiques portaient sur les communautés blanches américaines alors que tout le monde croyait y voir le portrait des communautés noires», observe Dambisa Moyo.
L’emploi est au plus mal en Occident, et les perspectives sont, à son goût, encore bien pires qu’on ne le croit, en raison des «disruptions» technologiques attendues. Dans la plupart des Etats américains, la majorité des emplois sont liés au transport de marchandises.
Or, les camions sans conducteur sont devenus une réalité. Quarante-sept pour cent des emplois actuels n’existeront plus dans vingt ans, ajoute-t-elle. Dans un McDonald’s, il n’est nul besoin de parler au personnel. Dans un aéroport, il en ira bientôt de même. Et, dans les grands magasins, chacun sait que les emplois seront rapidement remplacés par des robots et des machines.
Après la réduction des effectifs dans l’industrie manufacturière, le secteur tertiaire est victime de l’automatisation. Dans les services aussi, les robots prennent le pouvoir avec rapidité, précision et à un bon prix. Aujourd’hui déjà, des dizaines de millions de jeunes sont complètement sortis du marché du travail. Les perspectives de leurs enfants sont épouvantables.
Pour Dambisa Moyo, «la situation est réellement explosive». Aux Etats-Unis, alors que la réponse à la «disruption» technologique suppose un effort particulier en formation, pour la première fois dans l’histoire, les qualifications de la génération actuelle sont inférieures à celles de la précédente.
Moroses perspectives
La qualité de la main-d’œuvre définit la productivité. Or, 60% des différences de croissance économique entre les pays s’expliquent par les écarts de productivité, note l’économiste. Les Etats-Unis sont une économie où dominent largement les services (80% du PIB, contre 50% il y a soixante ans). Les perspectives sont réellement moroses.
Certes, la montée en force de la révolution industrielle ne sera pas linéaire. Les médias font état d’échecs politiques ou juridiques occasionnels de la part d’Uber ou d’Airbnb, mais la «disruption» se poursuit et l’emploi disparaît. «Lorsque je demande à mes amis de la Silicon Valley de me désigner les sources d’emplois du futur, personne n’a de réponse. On m’exhorte à ne pas m’inquiéter si leurs innovations réduisent les prix à la consommation, mais je partage difficilement leur version», s’inquiète Dambisa Moyo. Où sera l’emploi à l’heure du tout-gratuit?
Le premier groupe privé du monde, Walmart est le leader américain du commerce de détail, avec 2,1 millions d’employés. Mais son premier concurrent, Amazon, n’en a que 200 000. Comment ne pas s’inquiéter? Les Etats-Unis doivent résolument investir en infrastructures et en formation, comme le veut Donald Trump. Mais leur dette est déjà si élevée que, si les rendements obligataires dépassent 3%, il est permis de se demander comment ils la financeront…