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Harold James: «Les gens ont l’impression que tout devient incontrôlable»

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Jeudi, 26 Janvier, 2017 - 05:57

Maximilian Probst et Mark Schieritz

Interview. La tentation du protectionnisme observée en Europe et aux Etats-Unis s’inscrit dans une longue histoire d’allers et retours entre repli national et globalisation, qui débute au XIXe siècle avec la révolution industrielle. Entretien avec l’historien britannique Harold James, spécialiste du libre-échange.

Votre livre «The End of Globalization» est paru en 2001. Et voilà que les Etats-Unis se donnent un président qui entend isoler l’économie américaine. Etes-vous un pessimiste ou un devin?

A cette époque-là, déjà, la globalisation était contestée. Il y a eu régulièrement des manifestations, parfois violentes, contre l’Organisation mondiale du commerce, comme en 1999 à Seattle. Il a certes manqué au mouvement antiglobalisation la vision d’un autre modèle, mais on a vu à quel point la globalisation était vulnérable. C’est pourquoi j’ai voulu montrer que la crise qui a débuté en 1929 et atteint son apogée en 1931 ne devait pas être vue comme un phénomène unique. Les mêmes facteurs qui avaient mis fin à la globalisation à l’époque peuvent se reproduire.

De quels facteurs parlez-vous?

La globalisation se caractérise toujours par de grands flux de marchandises, de grands flux de capitaux et de grands flux de migrations. La crise économique mondiale des années 30 fut la conséquence de l’interruption ou de la réduction de ces échanges.

Quel rôle ont joué les migrations dans ce contexte politico-économique?

Un rôle plutôt décisif. Le débat sur l’immigration a commencé aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle. Son premier résultat fut la limitation de l’immigration chinoise en Californie. Par ailleurs, le Congrès américain a tenté à plusieurs reprises de restreindre l’immigration en général, en se heurtant chaque fois au veto présidentiel. Mais ensuite, après la Première Guerre mondiale, en 1921 et en 1924, la législation a pratiquement stoppé l’immigration aux Etats-Unis – et aussi dans d’autres pays d’immigration tels que le Canada, l’Australie, le Brésil et l’Argentine.

Pourquoi cette stase de l’immigration a-t-elle rendu l’économie mondiale vulnérable dans les années 20?

C’est l’immobilier qui a souffert en premier. Le boom de la construction au XIXe siècle aux Etats-Unis était bien sûr généré par les flux migratoires. Il faut aussi tenir compte des contextes globaux. Les immigrés venaient surtout de l’espace méditerranéen et d’Europe de l’Est.

Quand les flux se sont taris, les salaires se sont effondrés dans leurs pays d’origine en raison d’un excès de main-d’œuvre. Cela a fait chuter à leur tour les coûts de production. L’exportation de ces produits en provenance de la Méditerranée et d’Europe orientale s’est mise à ressembler à du dumping. Du coup, les Etats-Unis ont réagi en dressant des barrières douanières, ce qu’on appelle le droit de sauvegarde.

D’où vient cette idée de droit de sauvegarde?

L’idée de protéger des branches spécifiques est ancienne. En 1815, les Anglais ont introduit les Corn Laws pour soutenir l’agriculture locale après l’effondrement des prix des céréales au terme des guerres napoléoniennes. La France se montrait, elle aussi, très protectionniste, en lien avec un contexte très fortement nationaliste: dans les années 1830-1840, on parlait du travail national qu’il s’agissait de protéger contre la concurrence cosmopolite. Le protectionnisme devenait ainsi la solution aux problèmes sociaux nés de l’industrialisation.

Mais la globalisation a quand même connu un essor au milieu du XIXe siècle.

Parce qu’un nombre croissant de pays se sont industrialisés sur le modèle de l’Angleterre. Et surtout parce que le libre-échange a commencé à s’imposer. L’abrogation des Corn Laws en 1846 en Angleterre a marqué le début. Ensuite ont commencé les négociations de grands accords de libre-échange.

Cela existait déjà?

Oui. La clause de la nation la plus favorisée s’est notamment imposée, soit l’idée que les avantages commerciaux concédés à un pays doivent être accordés à tous les autres pays qui se revendiquent du libre-échange. La France et la Grande-Bretagne ont signé un accord à ce propos en 1860 et les petits Etats allemands s’y sont joints. Mais ça s’est terminé avec le tournant protectionniste pris par Bismarck en 1879, suivi par l’Italie et, un peu plus tard, par la France.

Pourquoi est-ce l’Allemagne qui a lancé la réaction?

A vrai dire, l’Allemagne faisait partie des vainqueurs de la globalisation, mais son problème résidait dans les importantes populations de ses campagnes: la voix des paysans avait du poids. Dans les années 1870, l’agriculture était sous pression, les exportations russes augmentaient avec l’extension du réseau ferroviaire. En même temps, des navires apportaient des céréales des Etats-Unis et de la viande de bœuf d’Amérique latine. Alors les prix des produits agricoles ont chuté en Allemagne et une spirale protectionniste s’est mise en place.

Autrement dit?

En 1879, les Allemands n’ont pas renoncé à la globalisation, ils ont recouru aux barrières douanières comme arme pour tirer le meilleur profit de la globalisation tout en accroissant leurs exportations. Alors les autres pays ont reproché à l’Allemagne son double jeu – tout comme Trump reproche aujourd’hui son double jeu à la Chine – et les autres Etats ont à leur tour élevé des barrières douanières.

Qu’est-ce que cela a donné?

Le protectionnisme génère toujours des perdants, surtout les consommateurs qui paient les produits plus cher. C’est pourquoi la social-démocratie s’est largement édifiée sur l’opposition aux barrières douanières. On a vu au XIXe siècle des affiches montrant une miche de pain dont une épaisse tranche figure les taxes agricoles.

Qui profite des barrières douanières?

Surtout les entrepreneurs et les propriétaires terriens, en aucun cas les classes démunies. La plupart des gens de condition modeste ont profité de la globalisation. Mais le scepticisme à son égard s’est tout de même répandu. Il y a longtemps que se diffuse le sentiment que l’ouverture au monde est un projet des banques et des grands financiers, que tout le profit finit dans les poches des élites. Cette impression a suscité une attitude défensive qui s’est souvent traduite par de l’antisémitisme.

Le problème paraît être l’inégalité croissante: les simples travailleurs ont peut-être gagné quelque chose de la globalisation mais les élites ont gagné immensément plus.

C’est vrai, la globalisation voit croître simultanément le bien-être et les inégalités. A l’inverse, avec la crise des années 30, les revenus ont fondu mais les inégalités ont également diminué. Les économies nationales se sont rétractées et ont ainsi laissé de la marge à la redistribution.

Protectionnisme et nationalisme vont-ils toujours ensemble?

Oui. Lorsqu’on importe trop, on devient vulnérable et, en temps de guerre, dépendant. Aux Etats-Unis et dans le Reich, on s’inquiétait par exemple du fait que le financement et l’assurance des exportations transatlantiques ne soient assurés que par des banques et entreprises de Londres.

Que rétorquaient les partisans du libre-échange?

Ils jugeaient les craintes infondées, car le libre-échange était un projet de paix. C’était déjà l’idée lors de la levée des Corn Laws: seul un monde qui commerce librement prospère économiquement et cette prospérité est la condition du maintien de la paix. C’est exactement cette argumentation qui a été ressassée en 1945 lors de la mise sur pied de l’ONU et de la conférence de Bretton Woods qui a fixé le cadre politico-commercial visant à ressusciter la globalisation.

Le protectionnisme s’est imposé en 1880. Et en 1914 commençait la Première Guerre mondiale. Y a-t-il un lien entre ces deux dates?

Pas de lien direct. Mais la pensée économique nationaliste conduit à réfléchir en termes de sécurité. Ce sont en général de grands Etats qui misent sur ce mode de pensée parce que, dans un contexte de protectionnisme, ils ont davantage de ressources. Le protectionnisme divise toujours le monde en gagnants et perdants. C’est en quelque sorte un mode de pensée belliqueux.

Et 1914 marque la fin de cette phase de globalisation.

Je le dirais différemment: le premier grand mouvement globalisateur, celui du milieu du XIXe siècle, ne s’est pas achevé en 1914 mais avec la crise des années 1929-1931. Ensuite, le protectionnisme a dépassé tout ce qu’on avait connu auparavant.

Pourquoi?

En 1919, on essayait encore de mettre sur pied un ordre mondial. Mais l’héritage de la guerre et de la pensée sécuritaire a rendu ces tentatives très fragiles. Les Etats-Unis ont lancé leur politique d’immigration restrictive peu après que la Société des Nations eut entamé ses travaux en 1920.

Le krach boursier a suivi à New York en 1929 puis, en 1930, le Smoot-Hawley Tariff Act par lequel les Etats-Unis augmentaient leurs droits de douane de 60%. Et le point de non-retour a été atteint avec l’implosion des banques européennes en 1931 et le tarissement des flux de capitaux. Ce fut alors le triomphe du protectionnisme, avec non seulement les barrières douanières mais aussi des importations contingentées.

A croire que la globalisation génère ses propres ennemis.

Cela évolue par cycles. Dès que la globalisation a assez progressé et que l’on constate les effets de l’ouverture, la situation bascule: tout à coup, la mobilité des biens, des capitaux et des personnes est vue comme dangereuse. Ce phénomène a aussi des ressorts psychologiques: au pic de la vague de globalisation, les gens ont l’impression que tout devient incontrôlable, que les intrications sont trop complexes, les distances trop grandes. Alors la globalisation se mue en péché contre lequel seule peut lutter une régénération morale dans le cadre de la nation.

Or, souvent, un tel programme aboutit à de la violence contre de prétendus ennemis intérieurs ou à une guerre contre l’ennemi extérieur.

Faut-il croire que l’homme ne supporte pas de vivre l’ouverture économique et culturelle?

En tant qu’historien, on est tenu de spéculer sur la nature humaine. Je dirais que la globalisation, telle que nous la connaissons depuis le XIXe siècle, est perçue de manière équivoque: nous nous réjouissons de bénéficier de ses avantages, nous mangeons en hiver des fraises produites sur d’autres continents, mais pour nombre d’entre nous, tout cela ne doit pas aller trop loin.

Aristote professait déjà que ce dont on a besoin pour vivre doit venir du voisinage, car l’éloignement comporte des risques, y compris pour la santé. Au XIXe siècle, on disait que les porcs de Serbie véhiculaient trop de germes, aujourd’hui l’Europe se méfie des poulets américains au chlore.

Dans les années 30, le protectionnisme naissait de la crise. Or en ce moment l’économie se redresse.

Plein de gens ont cependant l’impression que la reprise n’est pas aussi forte que dans la seconde moitié du XXe siècle, ce qui s’explique par le déplacement du centre de gravité du commerce vers l’Asie. Et il ne faut pas oublier la crise de la finance et de la dette de 2007 et  2008. Donald Trump, le Brexit et la montée des populistes de droite en Europe, ainsi que la réticence de Vladimir Poutine à l’endroit de l’Occident sont le résultat de cette crise.

Que vient faire Vladimir Poutine dans cette histoire?

Au début, on a vu Poutine comme un modernisateur qui allait effacer avec brio les fautes de l’ère Eltsine. On le pensait crédible, George W. Bush l’appréciait beaucoup. Le tournant, ce fut le discours du président russe à la Conférence de Munich sur la sécurité en 2007, mais surtout la guerre en Géorgie de 2008.

Que s’est-il passé? Avant 2007, Vladimir Poutine avait compris qu’il valait la peine de coopérer, il avait besoin de capitaux pour consolider l’industrie russe de l’énergie. Après 2008, les Etats-Unis ont été affaiblis par la crise. Barack Obama a annoncé qu’il se concentrerait sur son propre pays. Vladimir Poutine a compris que la coopération lui rapporterait moins qu’une politique nationaliste agressive.

Sombres perspectives.

En effet. On ne sort pas si aisément d’une situation protectionniste. Il faut des années pour bâtir une confiance renouvelée dans la globalisation.

L’histoire livre-t-elle aussi de la consolation?

Pas vraiment. Certes, 1945 fut un grand moment où l’on a contemplé les erreurs du passé et promis d’en tirer les leçons. Mais il aura fallu une crise énorme et des coûts insensés. Or on ne veut plus se souvenir de ces coûts et on ne veut plus écouter les experts qui, au vu des leçons de l’histoire, mettent en garde contre le Brexit, contre Trump et contre le protectionnisme.

Cette critique des experts est-elle nouvelle?

Non, elle fait partie depuis toujours du répertoire des populistes selon lesquels les experts ne défendent que leurs propres intérêts.

Croyez-vous que cette désaffection de la globalisation n’existerait pas si l’on réussissait à créer un libre-échange socialement plus équitable, assorti d’une meilleure redistribution?

Ce serait beau. Mais depuis le temps que j’examine de près les forces déchaînées de la globalisation et les retours de balancier, je ne garde pas beaucoup d’espoir à ce propos.

© Die Zeit Traduction et adaptation Gian Pozzy

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Enno Kapitza / Agentur Focus
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