Historique. Retour sur les grands moments du magazine, sur ce qui l’a animé, sur ceux qui l’ont fait. Par Alain Jeannet, qui a commencé sa carrière journalistique à «L’Hebdo» et en sera le dernier rédacteur en chef.
Les équipes de TV défilent. Un cinéaste prépare un documentaire sur les difficultés de la presse et souhaiterait filmer dans nos locaux. Les confrères nous bombardent d’e-mails et de demandes d’interview. La dernière fois queL’Hebdo avait suscité autant d’intérêt, et même plus puisque nous avions fait la une du New York Times et du Monde, c’était lors de la création du Bondy Blog, en 2005. Mais cette fois, il s’agit de la fermeture de notre magazine.
Depuis des jours, les messages d’incompréhension et de tristesse déferlent. On aimerait y répondre tout de suite. Impossible, ils s’accumulent et il faut trouver une solution qui permette de faire face. L’Hebdo a une longue tradition de rencontre avec ses lecteurs. Nous lançons une invitation à prendre un brunch avec la rédaction. Près de 500 personnes y répondront. Elles nous aideront à choisir la une de la dernière édition, elles nous diront pourquoi ce magazine a compté dans leur vie. Et elles s’étonneront de ne pas avoir compris plus tôt les difficultés du titre et de la presse en général.
Y aurait-il une vente ou une reprise possible par le management? La position de la direction et des actionnaires de la société Ringier Axel Springer Suisse est formelle: ce scénario a été testé, il a été jugé irréaliste. Et il a donc été écarté. «Nous avons étudié la possibilité d’une vente ainsi que celle d’un rachat par le management. Pour ce qui est de la vente, il ne s’est présenté aucun acquéreur stratégique. C’est certainement dû au fait que le déficit de L’Hebdo est aujourd’hui tel que le racheter n’a tout simplement pas de sens, financièrement parlant, pour un acquéreur potentiel.
N’oublions pas que L’Hebdo enregistre des pertes depuis 2002. C’est aussi la raison pour laquelle toute reprise par le management est illusoire. Nous avons également été en contact avec des fondations qui auraient pu y voir un intérêt d’ordre supérieur, hélas sans résultat», a précisé Marc Walder.
La fermeture de L’Hebdo relance d’emblée une discussion sur le mode de financement des médias, le rôle des journalistes. Et l’étroitesse du marché romand. Un air de déjà-vu – une question qui a accompagné L’Hebdo dès sa naissance. Nous sommes fin 1982. Un an auparavant, le groupe Ringier a lancé Die Woche et son petit frère romand L’Hebdo. La version alémanique n’a pas trouvé sa place, son pendant francophone se retrouve lui aussi sur la sellette, malgré son succès auprès des lecteurs.
Nous attendons une décision. Incertitude. L’aventure se poursuivra finalement. En raison de la qualité de l’équipe constituée par Jacques Pilet, le rédacteur en chef, mais aussi grâce à la persévérance d’un éditeur basé à Zurich, l’entreprise Ringier, déjà fondatrice de L’illustré, qui croit au potentiel du titre. Grâce enfin au plaidoyer d’un journaliste important de la maison, le Biennois Frank A. Meyer (lire Les coulisses de la naissance de L’Hebdo).
Rêve d’adolescent
Depuis octobre 1981, je suis stagiaire à L’Hebdo. C’est la réalisation d’un rêve d’adolescent où je me voyais grand reporter, spécialiste du Moyen-Orient. Je suis entré par la porte de la culture, j’ai écrit mon premier papier sur le bluesman B.B.King, cornaqué par la cheffe de rubrique Lorette Coen, surnommée par nous «la reine du Tipp-Ex», tant elle nous faisait reprendre nos papiers – à la machine à l’époque.
Le mouvement Lôzane bouge et son Centre autonome font l’actualité – j’y passerai trois semaines en immersion totale pour un long reportage. Le magazine s’attache à raconter l’actualité autrement: avec davantage de détails que ne le faisaient les quotidiens de l’époque, avec un regard assumé. On retrouve cette voix dans le débat sur le nucléaire qui va occuper la scène politique pendant les trois décennies suivantes.
La presse d’alors reste principalement confinée aux frontières cantonales? L’Hebdo fera surgir des personnalités de l’entier de l’espace romand. Par ses enquêtes et ses coups de gueule, le magazine participe à la constitution d’une identité romande, quelques années seulement après la création du canton du Jura.
Les sujets les plus brûlants comme le blanchiment d’argent sale sont abordés, les manquements de certains conseillers fédéraux dénoncés sans complaisance. Un genre pratiqué toutes ces années avec, par exemple, en 2012, une tentative de bloquer par des mesures préprovisionnelles la publication d’un article sur la société Comparis signé Michel Guillaume.
La qualité de l’écriture des papiers fait alors l’objet d’une attention presque névrotique. Et les stagiaires comme les rédacteurs plus expérimentés doivent parfois remettre deux, trois, quatre fois l’ouvrage sur le métier, jusqu’à trouver le ton juste, la phrase qui fait mouche. On construit chaque article comme un roman. Et ce moment clé dans la semaine: la Grande Séance. C’est le rituel qui fait trembler les stagiaires, la grand-messe du mercredi matin où Jacques Pilet interpelle les uns et les autres à l’improviste, défie, demande des argumentaires, distribue les missions.
Le moment vire souvent à la joute oratoire, au concours de brio – mais c’est dans cette effervescence intellectuelle que se construit la trame du magazine de la semaine, chacun se sentant appelé à se dépasser. Encore stagiaire, je serai envoyé en 1983 pendant plusieurs semaines à la Silicon Valley et ensuite sur les traces des émules helvétiques de Steve Jobs. Pour la longueur des textes, c’est «no limit». Ou presque: si le texte est bon, si la matière y est, on trouve des pages.
En revanche, les nuits sont courtes et les délais difficiles à respecter. Je peux compter sur l’aide et les conseils du meilleur maître dont on puisse rêver, Yves Lassueur, qui m’aidera à mettre un peu d’ordre dans mes histoires de puces électroniques et de souris d’ordinateur. Et j’ai perdu le compte des nuits passées à la rédaction, glanant quelques heures de sommeil, allongé par terre au pied du bureau.
Décryptage du monde numérique
Rétrospectivement, cet intérêt précoce pour la Silicon Valley, le berceau de la révolution informatique, apparaît comme le début d’un fil conducteur qui a accompagné toute l’histoire de L’Hebdo. C’était le premier des multiples articles qui ont tenté de décrypter le monde numérique qui n’en finit plus de naître. Entre Menlo Park, San Jose et Mountain View se sont dessinés les principes qui ont donné Uber, Airbnb…
Qui aurait pensé alors que l’internet bouleverserait jusqu’à la vie des hôteliers valaisans et des chauffeurs de taxi genevois? Qui aurait anticipé qu’il nous forcerait à repenser nos systèmes de formation et nos écoles? Et, last but not least, qui croyait que la presse serait confrontée de manière parfois fatale au défi de la dématérialisation de ses contenus?
En 2006, nous nous étions essayés, lors de notre 25e anniversaire, à un exercice de prospective. Nous avions sollicité plusieurs experts pour nous expliquer où ils se voyaient en… 2031. Le fondateur de Logitech, Daniel Borel, dont L’Hebdo a été le premier à décrire le succès, ne parlait pas encore de tablettes – l’iPad n’existait pas. Et Jean-Claude Biver, CEO de Hublot, ne voyait pas qui pourrait concurrencer les Suisses dans ce qu’il appelait le «troisième cycle horloger après la mécanique et le quartz». La preuve, une de plus, de la rapidité des changements technologiques.
Pour ce même anniversaire, dans une veine rétrospective, Pierre-André Stauffer, l’une des grandes plumes du magazine, avait, lui, testé les intuitions journalistiques des rédacteurs de ce magazine depuis ses origines. Nous reproduisons en page 28 l’essentiel de son texte sur nos succès, mais aussi sur quelques-unes de nos prévisions foireuses. Notre plantage le plus spectaculaire fut la mort des forêts, une menace que nous avons consciencieusement traitée pendant une décennie… avant de réaliser que nos arbres continuaient à verdoyer avec panache.
Sur l’Europe, L’Hebdo aura d’emblée eu une longueur d’avance. Avec toujours cette envie d’aller voir sur place, dans les lieux où se construit l’histoire, le magazine a envoyé un correspondant à plein temps à Bruxelles en 1988 déjà. Dans un registre volontiers didactique, d’abord, pour expliquer les complexités du marché unique. En essayant ensuite de raconter les stories et les personnalités derrière l’actualité et de rendre intéressante une thématique parfois rébarbative pour une bonne partie des lecteurs.
C’est peu dire que le thème nous a collé à la peau et l’on entend encore Jacques Pilet prononcer le mot en faisant sauter le P comme un bouchon de champagne. Chantal Tauxe, cheffe de la rubrique politique depuis 2003 puis rédactrice en chef adjointe, et Michel Guillaume, correspondant parlementaire, continueront de couvrir nos relations avec l’Europe et la construction de l’Union avec une compétence inégalée.
Adhésionniste, et donc opposé en 1992 à l’Espace économique européen (EEE), L’Hebdo garde aux yeux de certains une image d’«euroturbo» naïf et aveugle. Et tant pis si nos journalistes ont, après des débuts péremptoires, depuis longtemps nuancé leurs propos et parfois affûté leurs critiques sur la construction européenne – jamais, toutefois, au point de parier sur le naufrage de l’Union.
Ceux qui nous lisent peu nous voient comme des prosélytes et ce regard réducteur s’étend à notre prétendue obsession anti-UDC, comme si la vie publique du pays gravitait tout entière autour de ce parti. Foutaises!
«100% Blocherfrei»
Il est vrai qu’à l’automne 2007, les couvertures démontant le bilan du conseiller fédéral Christoph Blocher se sont succédé à un rythme soutenu. A tel point que nous avions titré de manière auto-ironique l’une de nos éditions «100% Blocherfrei» après plusieurs articles d’affilée consacrés au tribun zurichois. Mais on comptera sur les doigts d’une main les unes consacrées à l’UDC pendant les neuf années qui ont suivi la non-réélection de leur champion. Esprit revanchard ou peur de la liberté de la presse?
Plusieurs politiciens UDC se sont en tout cas ouvertement réjouis à l’annonce de la fermeture de ce magazine, la semaine dernière. Ils y ont vu la preuve de notre prétendu déphasage avec une société qui aurait profondément changé.
Et si c’était le contraire? Et si la longévité de L’Hebdo dans une région de 2 millions d’habitants s’expliquait, précisément, par la constance et la fidélité à des valeurs claires? Après tout, nous vivons dans un pays où plus de 70% des électeurs ne votent pas pour la droite nationaliste. Les donneurs de leçons peuvent bien faire les malins aujourd’hui, personne ne connaît en réalité la réponse à cette question.
Si cette explication était la bonne, il suffirait à tous les titres de virer à droite pour avoir du succès. La réalité est un peu plus compliquée… Et d’ailleurs, les chiffres du magazine, très profitable à l’époque, n’ont jamais été aussi bons que dans les années 90, à la suite du non à l’EEE.
Une comparaison? Notre confrère alémanique, l’hebdomadaire Die Weltwoche, largement aligné sur les positions UDC, enregistre une audience de 225 000 lecteurs sur un marché plus de trois fois plus grand et donc une pénétration d’à peine 4,8% du marché. De son côté, L’Hebdo a assuré une remarquable stabilité jusqu’en 2013, avec une chute d’audience ces trois dernières années. Reste qu’avec 156 000 lecteurs, elle représente néanmoins encore et toujours 11% du marché. Ce qui ne l’empêche pas d’être déficitaire depuis de longues années.
Paradoxalement, les déboires de la presse romande vont de pair avec l’émergence d’une économie plus dynamique que la moyenne nationale depuis plusieurs années. L’extraordinaire développement de l’EPFL et des hautes écoles a été le moteur de ce qu’on appelle la «Health Valley», mais aussi le symbole d’une fierté régionale retrouvée. Les exploits des Piccard et autres Bertarelli ont attiré l’attention sur un élan encore mal connu dans le reste du pays.
Dans sa liste annuelle des cent personnalités qui font la Suisse romande, L’Hebdo et son Forum des 100, créé en 2005, ont contribué à souligner les atouts de la région. Un travail journalistique appuyé par le rapport sur le PIB romand lancé en collaboration avec les banques cantonales. Là encore, le magazine relaie sans relâche – mais avec esprit critique – les succès romands.
L’enquête société
Outre l’engagement politique et économique, une autre grande marque de fabrique de L’Hebdo tient aux grands sujets de société. Ainsi cette couverture du 12 mai 2007 titrée: «Comment l’enfant tue le couple!» qui fut l’une de nos plus belles ventes en kiosque… Ah, l’enquête société! Voilà un genre qui convient tout particulièrement au magazine et à ses journalistes curieux de tout. Ceux qui ont non seulement eu le flair pour repérer les signaux de tendances émergentes, mais qui savent aussi trousser des textes qui se dégustent comme des friandises.
Il y eut beaucoup de journalistes femmes dans ce registre. Citons les belles plumes d’Anna Lietti, Laurence Mermoud, Renata Libal, Sabine Pirolt, Sonia Arnal, Florence Perret… On en oublie, forcément. Le pionnier du genre a sans doute été Yves Lassueur, enquêteur de choc, qui appliquait les mêmes méthodes pointues, le même langage imagé pour traiter l’affaire Kopp et les trafics de chiens en Suisse romande.
Plus récemment, Christophe Passer, virtuose de l’enquête de ton (actuellement au Matin Dimanche), a fait preuve de la même polyvalence. Citons également, parmi les chroniqueurs, Stéphane Garelli, Jacques Chessex et Peter Bodenmann. Et parmi les rédacteurs polémistes, Philippe Barrault et Pascal Décaillet.
Il convient de souligner aussi que, dès ses premiers numéros, L’Hebdo a postulé que le plaisir, l’hédonisme, avait sa place dans les pages. Parce que les belles choses de la vie, la mode, le voyage, l’architecture, la gastronomie sont d’indispensables ingrédients de la lecture, ce magazine leur a toujours consacré une place importante. C’est ainsi que notre première couverture sur les plus belles terrasses de l’été date de… 1984.
Ah, que n’avons-nous pas entendu ces dernières années sur ces terrasses dont nous faisions un choix chaque juillet! L’Hebdo y perdrait son âme en s’égarant dans les futilités! Pourtant ces couvertures-là étaient les favorites en kiosque et faisaient vraiment partie de l’histoire du titre. Beaucoup de lecteurs nous ont d’ailleurs remerciés de ces guides (nous publiions de petits fascicules encartés, à l’époque de l’abondance…) qui les incitaient à découvrir la Suisse romande.
Musique et littérature
Et l’équipe de la culture, autre pilier du magazine, qui depuis ses débuts s’est notamment donné comme mission de découvrir les talents émergents: Stephan Eicher, par exemple, portraituré par Antoine Duplan en 1985, alors que la star n’était pas encore sortie de l’œuf. Avec Isabelle Falconnier, la littérature devient une cause qu’il faut défendre, un plaisir qui se goûte en dehors des chapelles et qui se chronique dans une prose mitraillette chaque semaine ou dans les suppléments publiés en collaboration avec Payot.
Et la photo, encouragée et cultivée dès le premier numéro (lire l’article de Luc Debraine Photographes: A l'image de L'Hebdo). Et les dessinateurs de presse et les illustrateurs qui trouveront dans nos pages un terreau fertile: Mix & Remix, Zep, Chappatte et les autres (lire l’article d’Antoine Duplan Ils ont dessiné «L’Hebdo»).
C’est une caractéristique de ce magazine que d’avoir compté dans son équipe bon nombre de journalistes qui se sont – ainsi et ensuite – fait un nom en Suisse romande. Alain Rebetez de la RTS? Il a fait deux passages à L’Hebdo, notamment comme rédacteur en chef adjoint. Catherine Bellini est aujourd’hui conseillère personnelle de Simonetta Somarruga. Ou Jean-Jacques Roth, ancien directeur du Temps et chef de l’info à la RTS, actuellement au Matin Dimanche.
On pourrait citer encore Michel Zendali, Joëlle Kuntz, Serge Michel, cheville ouvrière du Bondy Blog aux origines, actuellement rédacteur en chef du Monde Afrique, Olivier Toublan, rédacteur en chef adjoint, sans oublier les rédacteurs en chef, à la suite de Jacques Pilet, Jean-Claude Péclet, Eric Hoesli et Ariane Dayer. Arrêtons là l’énumération, il manquera forcément bien des noms. Retenons seulement que L’Hebdo a aussi été une formidable école pour les débutants journalistes (lire «L’Hebdo» a été leur berceau).
Alors, que s’est-il passé pour que l’on en arrive ainsi à la fermeture? Ce qui pèse avant tout, ce sont les formidables changements d’habitudes de lecture, induits par la technologie. Les lectorats sont désormais éclatés, les contenus diffusés sont le plus souvent gratuits. Dans ce nouveau paysage médiatique, les Google et autres Facebook, sans produire le moindre contenu journalistique, siphonnent la manne publicitaire. En quinze ans, les recettes provenant des annonces ont ainsi été pour L’Hebdo divisées par quatre.
De 42 journalistes à l’aube du troisième millénaire, nous sommes passés à une quinzaine en 2015. Cette diminution spectaculaire nous a forcés à travailler différemment et à tenter de faire mieux avec moins – ce qui aura été le mantra de ces dernières années pour toute la presse romande.
Alors, comme tout le monde, nous avons essayé de résister – certains y ont vu une perte de notre force, de notre âme. Nous nous sommes mis à traduire les meilleurs articles de la presse internationale, pour économiser en correspondants. Nous avons aussi utilisé notre savoir-faire local, celui que l’on ne trouve pas sur l’internet.
Ces dix dernières années, L’Hebdo a développé une stratégie de régionalisation jouant régulièrement la carte des couvertures cantonales, en titrant par exemple sur les grandes familles genevoises, vaudoises, neuchâteloises… Nous avons aussi essayé d’organiser une stratégie en ligne, en mettant en valeur une équipe d’une cinquantaine de blogueurs extérieurs talentueux. Succès d’estime, mais pas de revenu… Cette frénésie de pistes nouvelles, ces stratégies en apparence opposées à la vocation suprarégionale initiale ont-elles désorienté le lecteur?
Plus récemment, dès le printemps 2015, L’Hebdo a emménagé avec le journal Le Temps dans une newsroom, à Lausanne. L’objectif de ce rapprochement? Faire quelques économies sur certaines charges, mais surtout mettre en commun des compétences journalistiques, graphiques et s’appuyer sur la même équipe numérique.
Menée de concert par trois rédacteurs en chef, Stéphane Benoit-Godet, Gaël Hürlimann et moi-même, cette expérience pourtant réussie jusque-là n’aura pas été jugée suffisamment prometteuse sur le plan économique pour être poursuivie jusqu’au bout. Notamment en lançant un nouvel Hebdo, un concept novateur imaginé par une petite équipe et auquel nous avons beaucoup cru.
Reste le plaisir d’avoir lu dans nos colonnes des plumes historiquement liées au Temps. Comme, par exemple Richard Werly et Boris Mabillard, auteurs d’une édition spéciale sur Bordeaux, mémorable. Et tous les autres consœurs et confrères qu’il s’agirait de citer et que vous continuerez de lire, je l’espère, dans le journal quotidien qui nous survit.
Mais trêve de nostalgie. Les groupes de presse dans leur ensemble passent par une formidable transformation depuis une trentaine d’années. A bien des égards, la maison Ringier fait figure de pionnière. Elle a d’abord misé sur une expansion à l’étranger en lançant et en rachetant des titres de presse en Asie et dans les pays de l’Est. Dans la décennie qui a suivi, ce sont des centaines de millions qui ont été dépensés sous l’égide du CEO de l’entreprise, Marc Walder, pour négocier la transition numérique.
Notamment par le rachat de sites de petites annonces. «Nous ignorons tous s’il sera encore possible de gagner de l’argent avec le journalisme à l’avenir. Et, si oui, combien… L’objectif stratégique doit donc être de réduire la dépendance financière du journalisme. Toute autre option serait imprudente.
Nous avons poursuivi cet objectif en investissant près de 1,8 milliard de francs dans la transformation de l’entreprise Ringier, dont une grande partie dans des sites de petites annonces, mais aussi dans la billetterie, l’e-commerce, la radio, les droits du sport, et dans une expansion géographique en Afrique. Nous tenons néanmoins à souligner que notre portefeuille comporte toujours plus de 120 journaux et revues.»
Les métiers de base du groupe, l’imprimerie puis les éditions de journaux et de magazines, ont perdu leur poids économique. Michael Ringier:
«Quand il ne se trouve plus personne pour reprendre une marque aussi fabuleuse que la revue L’Hebdo – sans devoir payer un centime pour ce faire –, cela en dit long sur la situation financière de cette revue. Nous avons tout tenté et nous avons tout de même échoué. Et c’est un échec aussi pour la société, car l’univers numérique ne peut pas, d’un coup de baguette magique, prendre le relais de ce journalisme-là. L’Hebdo n’était pas seulement une revue, c’était aussi une communauté sociale qui va manquer à la Suisse romande.»
Bon pour la tête: un slogan et une campagne
FLP
Concepteur du projet, le cabinet Bornand & Gaeng a d’abord cherché un slogan. C’est l’un de ses employés, Jean-Claude Petit, qui a l’étincelle. On est en 1988 et la campagne de pub peut être lancée. Mais pour ce faire, il faut des têtes, et pas n’importe lesquelles. Si les trois premiers modèles sont aisés à trouver (un mannequin professionnel de Paris, un ancien mannequin établi à Mex et un retraité alémanique), il n’en va pas de même pour le quatrième.
B&G veut une très jeune femme qui exprime «le culot, le non-conformisme et quelque chose comme un air «à qui on ne la fait pas», écrit Yves Lassueur le 28 avril 1988. Après de longues recherches, ils tombent sur elle par hasard… à L’Hebdo. Elle s’appelle Régine Buxtorf (lire «L’Hebdo» a été leur berceau), elle est «garçon de courses» à la rédaction et achève ses études à l’université.
Roger Bornand ne tarit pas d’éloges à son sujet. Elle a exactement ce qu’il recherchait: «Cette légère dureté dans le regard et les lèvres qui semblent dire: j’aime bien vivre, mais attention, qui s’y frotte s’y pique…»
Shanghai: Le premier numéro du 3ème millénaire
Florence Perret
Pour son premier numéro du troisième millénaire, le 4 janvier 2001, L’Hebdo d’Ariane Dayer a envoyé dix journalistes à Shanghai, parmi lesquels Anne Gaudard, Cathy Macherel, Pierre-André Stauffer et Michel Zendali. Une aventure extraordinaire dans la mégapole de 15 millions d’habitants. Une semaine folle où les nuits sont courtes et les petits matins brumeux.
Des dizaines de rencontres, du maire de Shanghai au balayeur de rue en passant par les belles-de-nuit. Tout cela pour ramener des récits étourdissants, des portraits émouvants et d’irrépressibles sentiments de vertigo. Particulièrement pour Pierre Nebel, notre journaliste-stagiaire sinophile, épuisé après une semaine d’interprétariat incessant.
Loufstory, parce que «moi je»
Pierre-Louis Chantre
Mai 2001. Tout a commencé par des propos en l’air. Habité par le phénomène Loft Story comme à peu près toute la francophonie, L’Hebdo bruissait de commentaires contrastés lorsqu’une journaliste à l’imagination fertile (Florence Perret) émit l’idée saugrenue de surveiller la rédaction par une batterie de caméras. Deux jours plus tard, la même blagueuse se fendit d’une circulaire bidon qui annonçait la diffusion imminente de Loufstory sur Internet («10 webcams, 30 micros, la rédaction de L’Hebdo est sur écoute»). Elle ne pensait déclencher que des rires sans lendemain.
C’était mal connaître Ariane Dayer, rédactrice en chef imprégnée du sérieux de sa mission et néanmoins toujours prête à verser dans les pires galéjades. Sans doute animée par un puissant fantasme de surveillance, cette dernière ne mit pas plus de dix secondes à s’enquérir des possibilités techniques pour réaliser la chose là, tout de suite, maintenant et que ça saute […].
En montrant une rédaction de pignoufs, le feuilleton espérait aussi faire entrer l’autodérision dans le sérail des valeurs hebdoïques et montrer que L’Hebdo, journal sérieux qui aspire à la rigueur semaine après semaine, a aussi conscience de ses imperfections. Excepté une ou deux remarques négatives dans son forum, les réactions prouvent que Loufstory a été pris pour ce qu’il est: un clin d’œil amical et complice à tous nos lecteurs.