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Tourisme: haute tension sous la paroi nord de l'Eiger

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Jeudi, 30 Janvier, 2014 - 06:00

Grindelwald.Le groupe du chemin de fer de la Jungfrau veut investir 200 millions dans un mégaprojet de télécabines et planter sept gigantesques pylônes au pied de l’Eiger. Un dilemme déchirant pour la population prise entre promesses d’emplois, croissance et souci de préserver la montagne.

Ils ne savent pas, tout là-haut sur la montagne, à 3454 mètres d’altitude, ce qui se trame au fond de la vallée. Devant la blancheur scintillante du glacier d’Aletsch qui l’éblouit, le beau Milanais serre sa compagne sur son cœur: «Che meraviglia, cavolo!» De l’autre côté du Jung­fraujoch, un Chinois contemple le Mönch, la glace éternelle accrochée à ses flancs, puis son regard se porte sur la Jungfrau, glisse plus bas vers le lac de Thoune, la mer de brouillard avec à l’horizon les plis du Jura qui émergent comme des îles. Il se tourne de notre côté. Vous êtes d’ici? «What a wonderful country!»

Non, ils ne savent pas, les Milanais, les Chinois, les Coréens, les Japonais, les Australiens ou les Indiens rencontrés ce jour-là. Ils ne savent pas que l’or blanc des cimes mythiques de l’Oberland bernois trouble ses habitants, qu’il les divise et les déchire. Parce que oui, il est question d’or, ou plutôt d’argent, par ses vallées et ses monts qui du tourisme vivent presque exclusivement.

Le groupe du chemin de fer de la Jungfrau affiche pourtant une santé pétulante. Début janvier, il annonçait qu’il avait de nouveau transporté plus de 800 000 passagers durant l’année au Jungfraujoch, la plus haute gare d’Europe, qui fêtait son centenaire en 2012. Une activité lucrative, un aller-retour en 2e classe entre la gare d’Interlaken-Est et le sommet coûtant 198 francs. Une société fortement bénéficiaire, notamment grâce à une stratégie marketing appuyée en Asie. Et une fréquentation touristique plus forte en été qu’en hiver. Mais pas question de bivouaquer en pleine ascension.

De ses bureaux d’Interlaken, juste à côté du palace Victoria-Jungfrau, le CEO Urs Kessler, cheveu dressé dru mais poignée de main chaleureuse, vise plus haut, soit le million de passagers d’ici à 2020. Et prévoit d’investir 200 millions dans un grand projet de remontées mécaniques baptisé V-Bahn (voir encadré ci-dessus). Facile, avec 421 millions de fonds propres, 80% du bilan. De quoi rendre les actions du groupe plus alléchantes. Comme tous les promoteurs du projet, le CEO répète qu’une seule question se pose: «Notre région veut-elle continuer à jouer en ligue A?» Si oui, il s’agit d’amener davantage de touristes d’un jour et de skieurs, plus vite et plus confortablement sur les pistes, respectivement sur le Jungfraujoch.

Et comme la télécabine Grindelwald-Männlichen doit renouveler sa concession en 2016, le moment est venu d’un grand chambardement. Tout le monde vous le dira dans la région, la société du Männlichen péclote, comme ses cabines rouges et poussives qui tombent en panne à tout bout de champ. Le 30 décembre par exemple: alors que les skieurs affluaient avec le soleil, tous ont dû se rabattre sur le train à crémaillère qui monte à la Petite Scheidegg, souvent debout tant les wagons étaient bondés. On y a vu des enfants pleurer, un vieux monsieur s’évanouir.

Le chantage du tout ou rien. Le groupe de la Jungfrau – qui détient 28% des actions – va donc voler au secours du Männ­lichenbahn et l’aider à financer les 40 millions nécessaires à une installation plus performante. Mais, parce qu’il y a un mais, le groupe accomplira ce geste seulement s’il peut réaliser l’ensemble du projet V-Bahn.

Cette politique du tout ou rien trouble bien des gens à Grindelwald. Dans le village aux centaines de petits chalets éparpillés, les personnes approchées lancent toujours un regard soucieux sur la paroi nord de l’Eiger avant de donner leur avis: «Difficile d’imaginer des pylônes jusqu’à 60 mètres de haut plantés là», soupire la femme d’un ancien employé du Jungfraubahn, sceptique aussi par rapport au parking couvert, alors que «la route qui mène à Interlaken bouchonne déjà tous les week-ends de haute saison».

Le dilemme est cruel parmi les citoyens. Leur cœur leur dit plutôt non. Et leur raison? Elle balance. Entre un oui pour des installations hypermodernes qui feraient probablement le buzz de par le monde, un coup de marketing, une accélération dans l’air du temps. Et un non dicté par la crainte non seulement d’abîmer leur paysage mais aussi de voir le petit train à crémaillère, tout charmant qu’il soit, tomber en désuétude car lent, cher en personnel et en entretien.

Le trafic et surtout les atteintes à la nature préoccupent aussi les organisations de protection de l’environnement. Dans la procédure de participation qui s’est achevée à la fin de l’année, aucune organisation ne s’oppose au renouvellement de la télécabine du Männlichen (la branche droite du V), mais les critiques pleuvent sur l’Eiger-Express. Le Club alpin suisse recommande une ligne alternative qui évite de gêner la vue sur l’Eiger.

L’Association transports et environnement (ATE) critique l’augmentation des places de parc (+42,8%), estimant qu’il serait autrement urgent d’ouvrir un parc & ride avant l’entrée dans la vallée. Pro Natura et la Fondation suisse pour la protection et l’aménagement du paysage (FP) souhaitent que le complexe, en raison de sa proximité immédiate avec le site Jungfrau-Aletsch, patrimoine mondial de l’UNESCO, soit soumis à l’expertise de la Commission fédérale pour la protection de la nature et du paysage. Les organisations proposent un redimensionnement: la deuxième télécabine ne grimperait pas jusqu’au glacier de l’Eiger mais amènerait les skieurs dans ledit «jardin de l’Arven» où trois télésièges les attendent déjà.

Seulement voilà, avec un tel tracé, les touristes venus d’Asie et d’ailleurs pour monter au Joch continueraient d’emprunter le train jusqu’à la gare Petite Scheidegg. Or, les promoteurs du V-Bahn veulent précisément emmener ces touristes-là plus vite en haut.

Les maîtres des cimes. Il y a autre chose encore. Une impression de ne pas vraiment pouvoir dire non. Surtout pas ouvertement. Le groupe du Jungfraubahn règne en maître sur la région où il occupe 678 personnes dont plus de 500 à plein temps avec ses six filiales, trains à crémaillère, télésièges ou parking couvert de Lauterbrunnen. Une entreprise saine qui ne touche pas un centime de subvention, nous précise-t-on aussi bien dans la commune qu’auprès des administrations fédérale et cantonale.

Pour ne rien gâcher, la holding dispose d’un réseau et d’appuis exceptionnels, bien au-delà d’Interlaken. Les Forces motrices bernoises et la Banque cantonale de Berne détiennent respectivement 10,3% et 14,3% du capital et siègent au conseil d’administration présidé par le professeur Thomas Bieger qui n’est autre que le recteur de l’Université de Saint-Gall. A Berne, le gouvernement cantonal qui devra accorder les permis de construire semble séduit. La conseillère d’Etat socialiste Barbara Egger, chargée de l’aménagement du territoire (et qui siège au conseil d’administration des Forces motrices bernoises), «est, en principe, favorable au projet», nous fait-elle savoir via son porte-parole.

«Oui, notre groupe est dominant, admet son CEO Urs Kessler. Nous veillons donc à ne pas jouer les arrogants.» Comme ce soir à Grindelwald. Promoteurs du V-Bahn et représentants de l’exécutif informent la population en chemise ou en pull. Look relax sur le podium, micro en oreillette, ils font défiler présentations PowerPoint et images de synthèse. Dans la salle noire de monde, 500 personnes écoutent attentivement. Urs Kessler dit qu’il faut agir contre le chaos qui règne certains jours d’affluence à la gare de la Petite Scheidegg. Il égrène les promesses: création de douze emplois supplémentaires, nouveaux trains, wagons-panorama côté Wengen, navettes plus fréquentes entre Lauterbrunnen et Wengen.

Critiques mal vues. Au moment des questions, beaucoup d’appels enthousiastes, à commencer par le directeur de Grindelwald Tourisme Bruno Hauswirth (ancien collaborateur du service Evénements au Jungfraubahn) qui souligne la chance d’avoir des investisseurs qu’on connaît. Un citoyen renchérit: «Oui, des gens de chez nous, pas des Arabes ou des Russes.» D’autres intervenants insistent sur les perspectives d’avenir et de travail pour les générations à venir. D’autant qu’avec l’initiative Weber, il est devenu difficile de construire à Grindelwald qui compte déjà 54% de résidences secondaires.

Ici, presque chacun a un parent qui travaille pour l’une des sociétés du groupe. Le frère du maire, par exemple, numéro deux de la holding, nous affirme en substance qu’il faut avancer pour ne pas reculer. La concurrence ne dort pas. Tout le monde cite Zermatt, Andermatt, Adelboden, les stations autrichiennes. Ou encore les pionniers qui construisirent ici le plus haut train d’Europe.

Deux hommes osent pourtant s’opposer, des hommes connus comme des loups blancs. D’abord Adi Bohren. Président d’une association défavorable à la construction démesurée, il se bat aussi depuis des années contre les résidences secondaires et il a milité pour l’initiative Weber. Avec un certain succès puisque le oui a obtenu 42% des voix dans le village. Pas une surprise pour Adi Bohren: la population locale peine à acheter des appartements dans le village. Trop cher.

Patron d’un bar sur les pistes de First, il parle aux touristes qui ne veulent pas de gigantisme ici. Son opposition à l’Eiger-Express aura du poids car la station ferroviaire, qui doit permettre aux passagers de rejoindre les télécabines à pied, se situe sur un terrain agricole appartenant à sa famille. Pas question de le céder. Il faudra l’exproprier, ce que la loi sur les installations à câbles permet mais que les autorités communales souhaitent éviter.

Le goût des autres. L’autre rebelle qui osera critiquer le projet ce soir-là, ses impacts sur la nature et sa logique de croissance est bien connu lui aussi, comme toute sa famille d’ailleurs: Christian von Almen. Il gère les chutes du Trümmelbach, dans la vallée voisine de Lauterbrunnen qui appartient aussi à ses deux frères, Urs et Andreas. Comme l’hôtel Wengernalp, juste en face de la Jungfrau.

Andreas, lui, est encore propriétaire du Bellevue des Alpes qui surplombe la gare de la Petite Scheidegg. Les positions des von Almen en agacent certains. Alors on médit: «Vous avez vu leurs cheveux longs?» nous souffle-t-on. Des gens qui soignent leurs différences, dont le nom ne comporterait qu’un «L» pour mieux se distinguer des autres von Allmen. Et cette façon de gérer leurs hôtels, «dépassée!», commente un membre de l’exécutif de Grindelwald.

Sur la véranda de l’hôtel que sa famille tient depuis sa création en 1840, Andreas von Almen a un petit sourire: «Nous n’avons jamais changé notre nom mais, à l’école déjà, on nous allumait à ce propos.» Aucune trace de snobisme dans leur nom pourtant, qui vient du Lötschental et s’est toujours écrit avec un seul «L».

Démodé, son hôtel? «Nous avons choisi de positionner notre établissement clairement comme hôtel historique.» Pas de télévision, mais d’anciens et profonds sofas qui invitent à la lecture ou à la conversation. Quand les derniers trains quittent la Petite Scheidegg, l’ambiance est magique dans cet établissement qui domine Grindelwald et fait face à la Jungfrau. «C’est ce qui plaît à nos clients fidèles qui passent souvent une semaine chez nous et y reviennent.» Comme ces quatre familles de Français qui ont fui l’industrie de stations telles que Courchevel ou Méribel. Autant dire que les von Almen sont convaincus que leur région doit cultiver son propre rythme en harmonie avec la nature. «Le train à crémaillère est une attraction et il le sera toujours davantage», estime l’hôtelier qui privilégie la classe plutôt que la masse.

La bataille démocratique. Dans l’immédiat, le combat prioritaire des critiques touche à la démocratie: il s’agit de permettre aux citoyens de Grindelwald de voter au sujet du projet V-Bahn. Jusqu’ici, ce n’est pas prévu. Le maire Emanuel Schläppi l’explique: pour les questions de planification, le règlement de la commune prévoit seulement une assemblée. Mais les opposants oseront-ils lever la main devant tout le monde, surtout s’ils sont employés du Jungfraubahn? «Si 25% de l’assemblée le souhaitent, nous pourrons mener un vote secret.»

Quant au crédit, Grindelwald prévoit une votation dans le secret des urnes si la somme dépasse 2 millions. Or, devinez le montant du crédit dans la première mouture du V-Bahn? 1,95 million. Une assemblée communale suffira de nouveau. «C’est la loi. Mais comme plusieurs citoyens ont demandé un passage par les urnes, le préfet va trancher», précise le maire. Sa décision est attendue dans le courant du mois de février. Les autorités craindraient-elles la volonté populaire?

Dans la nuit de Grindelwald, les habitants ont gagné qui les bistrots qui leur foyer pour y finir la soirée. Sur le trottoir détrempé restent deux hommes, debout et qui se parlent: Urs Kessler et Christian von Almen. Deux hommes de l’Oberland, deux visions du monde qui se heurtent: celle du vendeur qui prône la croissance, l’accélération et la construction pour affronter la compétition; celle du protecteur du patrimoine, qui chante l’éloge de la lenteur et du calme dans un monde qui s’emballe.

Au pied de l’Eiger règne une tension universelle.


Le V-Bahn Projekt et son Eiger-Express controversé

Le groupe Jungfraubahn veut investir 200 millions de francs dans ce grand projet en forme de V. D’un côté, la nouvelle télécabine à 8 places relierait Grindelwald-Grund au sommet du Männlichen en 19 minutes au lieu des 30 actuelles. Elle remplacerait les anciennes cabines à 4 places, dont la concession échoit en 2016, et doublerait les capacités à 1800 personnes par heure. Cette partie du projet, devisée à 40 millions, fait l’unanimité.

Il en va autrement de l’autre branche du V, l’Eiger-Express. Cette télécabine plantée sur 7 pylônes, dont le plus élevé mesurera 62 mètres, hissera ses 44 cabines de 28 places assises au bord du glacier de l’Eiger, y emportant 2400 touristes et skieurs par heure. Dans une station creusée en grande partie dans la roche, les visiteurs du Jung-fraujoch changeraient alors pour le train rouge à crémaillère sans passer par la gare de la Petite Scheidegg. Ils gagneraient 47 minutes entre Berne et le Jungfraujoch. Quant aux skieurs partant de Grindelwald-Grund, ils seraient sur les pistes en 15 minutes alors que le train met 24 minutes jusqu’à la Petite Scheidegg.

De plus, un nouvel arrêt du train à l’entrée de Grindelwald permettra aux touristes d’accéder à pied aux deux télécabines. Adjacent au gigantesque terminal qui abritera café, magasins et armoires pour les skis, un parking couvert de 1100 places.

Si la commune de Grindelwald donne son feu vert en août, le groupe espère recevoir les permis de construire en 2015 et terminer les travaux à la fin de 2016. Un agenda comme un défi vu les oppositions attendues. Ce V ne signifie pas encore victoire.

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Urs Flueeler / Keystone | Jungfrau Zeitung
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Ruben Sprich / Reuters
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