Portrait.Cet hiver, à Lausanne, le plus ancien tatoueur de Suisse fêtera les 34 ans de son salon. Il revient sur quarante ans d’évolution d’un art maudit devenu très populaire.
Il a ouvert le 1er mars 1980, à l’avenue d’Echallens, à Lausanne. Depuis, le petit salon de Dominique Lang, dit Tom, n’a pas changé. C’est le plus ancien établissement de tatouage suisse en activité. Y pénétrer, c’est remonter le temps. Il y a Radio Nostalgie en bande-son. Au mur, des modèles ramenés de New York, il y a près de quarante ans: têtes de tigre rugissant, aigles, voiliers, poignards… La plus pure tradition de l’old school, ces motifs popularisés par les marins redevenus à la mode ces dernières années. Et puis l’ancienne chaise de dentiste. Après l’arrachage de dents, certains clients y ont connu les affres des piqûres. «Rarement, mais cela arrive, ils tombent dans les pommes parce qu’ils ont peur. Quand ils deviennent tout blancs, il faut arrêter. Mais je devine quand cela va arriver, je sens la personne dès que je touche sa peau.»
Le même que Rihanna. En début de soirée, la porte s’ouvre toutes les vingt minutes. Hommes et femmes, entre 16 et 50 ans, veulent modifier leur corps par le dessin.
En ce moment, beaucoup de femmes souhaitent adopter le même motif que la chanteuse Rihanna. Les jeunes pères de famille demandent les prénoms de leurs enfants, comme les footballeurs. Il y a vingt-cinq ans, les clients venaient avec des photos de Johnny. Il y a trente ans, peu de femmes passaient la porte… Et si l’on remonte plus loin encore, il y a trente-quatre ans, avant que le tatouage ne se démocratise, vous auriez vu ici mauvais garçons, voyous un peu assassins, macs ou toxicomanes. Les seuls qui osaient alors se faire encrer la peau.
Des pieds à la tête. Dominique Lang a connu toutes les modes. Certaines renaissent. Comme l’old school, dont plus personne pourtant ne voulait. Car Dominique Lang, artisan soigneux à la technique parfaite, sait tout faire. Mais il prie pour qu’on ne lui demande plus de tête de panthère noire, comme dans les années 80. Et plus de dauphin, comme dans la décennie suivante. Il en a soupé.
Quant au tatouage de Rihanna, pas question. Surtout ceux qu’elle a fait graver sur le profil de ses doigts («Love», sur le majeur gauche, et «Shhh…» sur l’index droit). A cet emplacement, la peau prend mal l’encre et le risque est grand d’avoir un dessin à moitié effacé. D’autres n’ont pas ces scrupules…
Au moment où il en parle, la porte du salon s’ouvre. C’est un couple. Elle amène une photo de l’omniprésente chanteuse. Son ami, en costume cravate, veut crâner. Vaguement inquiet en voyant la chaise de dentiste, il demande à Dominique Lang, goguenard, s’il tatoue aussi les testicules. Calmement, le maître des lieux lui répond: «On ne me l’a encore jamais demandé.» Ils reviendront.
Puis c’est un grand brûlé, qui aimerait se réapproprier son corps avec des dessins qui parleraient de force et de courage. Une jeune femme, une musicienne, patiente depuis dix minutes déjà. Elle a élaboré le dessin dont elle rêve, plein de volutes et de clés de sol.
Son meilleur client est venu pendant vingt ans. Lui seul a eu droit à se faire encrer les mains (mais pas les testicules). Son nom: Etienne Dumont, ancien journaliste à la Tribune de Genève, l’un des tatoués les plus connus au monde. Il a passé ici mille heures sous les aiguilles. «Peu de tatoueurs ont cette chance. Je n’en retrouverai pas un autre comme lui.» Pour autant, Dominique n’a pas l’impression de connaître ce personnage réservé, qui ne partageait pas son sens de l’humour.
Mauvais genre. Mécanicien, Dominique Lang a d’abord travaillé en usine. La première fois qu’il a vu un tatouage, il est resté fasciné. C’était au camping d’Orbe, en 1964, sur le biceps d’un maître nageur. Il avait 10 ans. Lui, il a commencé par un serpent sur l’avant-bras, aux Etats-Unis, dans les années 70. A Miami, il découvre des magasins entièrement consacrés à la gravure corporelle. Il fait l’acquisition de sa première machine. «On s’est motivés mutuellement, avec mon pote Jacques Nicod. Sans lui, je n’aurais peut-être jamais ouvert de salon.»
Pendant trois ans, les deux hommes travailleront ensemble, jusqu’à la disparition de Jacques. «Il était projectionniste. On a commencé à tatouer dans la cabine du cinéma Palace, à Lausanne, pendant les films. Le projecteur couvrait le bruit. Puis on a loué un appartement pour faire ça le samedi. La clientèle a augmenté. On s’est aperçu qu’il y en avait assez pour ouvrir un salon.»
A l’avenue de la Gare, une gérance leur refuse une boutique. Les scarifications, c’est mauvais genre. La police du commerce leur annonce que de tels salons sont interdits. «Nous sommes allés voir un avocat, qui nous a assuré que rien, dans la loi, ne s’y opposait.» Amusant, quand on voit, aujourd’hui parmi les chalands, banquiers, notaires ou avocats…
Quelques mois après l’installation de Tom Tattoo, la famille Leu s’installe à Lausanne et la ville devient un centre reconnu du tatouage. Le métier évolue vite, et connaîtra encore, dans les années à venir, d’autres mutations.
Le 1er janvier, la France a interdit 59 encres de couleur. La Suisse réfléchit à une nouvelle régulation et à une professionnalisation de la branche, en accord avec les tatoueurs. En 2011, sur les 167 encres testées par le laboratoire cantonal de Bâle, spécialisé en la matière, 37% se sont révélées nocives pour la santé. La faute à des pays producteurs sans législation, comme les Etats-Unis.
Dominique ne veut pas de disciple. La seule personne qu’il aurait acceptée, comme élève, c’est sa fille. Elle n’a pas désiré suivre ses pas (ce qui ne l’empêche pas de sortir avec un tatoueur). Elle a fait son premier tatouage chez son père, à 22 ans. Une fleur de lotus et des roses. «Je l’ai prévenue: vas-y carrément. Un grand tatouage vieillit mieux qu’un petit. Il a plus d’impact, plus de détails. Et les grands tatouages esthétiques, on ne peut pas les regretter.»