Constante.Isabelle Chassot veut transmettre au plus grand nombre le goût des arts et des langues. Rencontre avec une humaniste, qui dirige désormais l’Office fédéral de la culture.
Propos recueillis par Catherine Bellini et Chantal Tauxe
Un air solide, une fibre sensible, elle supporte mal l’excès de lumière. Bienvenue dans l’univers d’Isabelle Chassot, qui vient d’accrocher une œuvre qui lui ressemble dans son nouveau bureau. «On dirait du cuir et pourtant c’est du lin», dit-elle devant le travail de l’artiste Maya Andersson. Quelque chose de déroutant, comme la Fribourgeoise Isabelle Chassot, nouvelle directrice de l’Office fédéral de la culture, ex-conseillère d’Etat à Fribourg, ex-présidente de la Conférence des directeurs cantonaux de l’éducation. Elle aime les chœurs, la musique, le théâtre mais aspire au silence quand elle se retire au couvent du Carmel, en Gruyère, pour se ressourcer. Une communauté de femmes, joyeuses mais cloîtrées, à la fois hors du monde et en communion avec lui. «J’y vais parce que c’est un endroit de silence et de prière. Dans le monde d’aujourd’hui, il est indispensable de pouvoir faire silence de temps en temps.»
Dans son bureau bernois sis dans le même bâtiment que la Bibliothèque nationale, elle nous confie, dans un de ces euphémismes qui lui sont propres, qu’elle ne «déteste pas» avoir quitté la représentation permanente qu’impliquait la fonction de conseillère d’Etat. Quelques jours plus tard, aux Journées cinématographiques de Soleure, c’est pourtant dans le brouhaha de la foule et sous le crépitement des flashs qu’elle prononcera son premier discours en qualité de directrice nationale de la Culture.
Tout en abordant certains chantiers du message culture qui déterminera la politique de la Confédération pour la période 2016-2019, Isabelle Chassot nous raconte son itinéraire culturel et les valeurs qu’elle continuera de défendre. On perçoit déjà les accents qu’elle mettra dans son travail. Même si la politicienne chevronnée se montre prudente, consciente que ce n’est plus elle, mais bien le conseiller fédéral Alain Berset, qui, désormais, donne le la.
ÉDUCATION CULTURELLE
Comment la nouvelle directrice de l’Office fédéral de la culture (OFC) s’est-elle éveillée au monde de l’art?
Par la lecture. Chaque jeudi, jour de congé, je suivais mon frère et ma sœur à la Bibliothèque pour tous. J’y ai lu toute la collection rose, puis la verte, la comtesse de Ségur et Tintin. Très encouragée par ma famille, j’ai dévoré aussi tous les contes. Puis, au gymnase, j’ai fait grec et latin, découvert L’Iliade et L’Odyssée. Nos professeurs nous ont fait découvrir les littératures française et allemande. Je suis très reconnaissante envers cette école, exigeante, qui permet à tous les jeunes d’avoir accès à la culture. Parce que ce qu’on découvre à cet âge-là, c’est pour la vie. Personne ne vous le reprendra.
Et aujourd’hui, que lisez-vous?
En vacances, je commence toujours par un roman policier, par exemple Fred Vargas ou Donna Leon, cela me permet de sortir du format A4 du bureau. J’aime beaucoup l’écrivain Andreï Makine. J’avais lu son Testament français. Puis j’ai voyagé en Sibérie, relu ce livre et compris à quel point son amour de la langue française lui avait donné des repères et des racines. Je vais souvent chez le libraire, je prends du temps, je flâne, y compris au rayon enfants, je me fais conseiller. Deux livres se trouvent sur ma table de chevet actuellement: Compartiment no 6 de Rosa Liksom, où la Finlandaise raconte son voyage à travers la Sibérie. Et Martin Suter, Le temps, le temps, sur la maîtrise du temps et son imprévisibilité.
Y a-t-il des œuvres artistiques, des auteurs qui ont changé votre vie?
En lisant le très beau texte de Stefan Zweig Die Welt von gestern, j’ai compris qu’un régime politique dévie quand il commence à museler ses artistes et s’en prend à eux. Peu après, l’auteur s’est suicidé en Amérique du Sud, il avait quitté l’Europe pour fuir le nazisme. Les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar m’ont marquée elles aussi. Cette lettre d’un empereur qui se meurt dans un monde qui change est une méditation sur le bonheur, le destin, le pouvoir, la liberté, l’amour et la mort.
CINÉMA
Vous venez de vivre votre première grande sortie publique au festival du cinéma suisse de Soleure. Comment s’est construite votre éducation cinématographique?
Mon éducation a surtout commencé avec mon inscription au cinéclub. Le film qui m’a marquée alors fut Prova d’orchestra de Fellini.
J’avais 15 ans, j’ai été frappée par l’image et l’ambiance, ces répétitions avec un chef d’orchestre insupportable et des musiciens incapables de jouer ensemble, tous convaincus que leur registre était le plus important. J’y ai vu une satire de la société. C’est en le revoyant plus tard que j’ai compris que Fellini avait aussi exprimé une révolte artistique. De manière générale, je suis bon public. Je regarde les films jusqu’au bout, même s’ils ne me plaisent pas. La seule fois que je suis sortie d’un cinéma avant la fin, c’était à Indiana Jones, au moment où ils ouvrent un crâne de singe pour manger sa cervelle. Mais, rassurez-vous, j’aime bien James Bond… Je trouve d’ailleurs Daniel Craig très bon, il a donné de la profondeur au personnage.
Si vous n’aimez pas trop l’action, vous devez adorer les Journées de Soleure et le cinéma suisse!
Le cinéma scandinave, qui rencontre beaucoup de succès, est plutôt introverti, lui aussi. Oui, j’ai beaucoup apprécié Soleure, une occasion formidable de rencontrer l’ensemble des partenaires du cinéma.
Et les films: un coup de cœur?
Entre autres, j’ai aimé le film en dialecte Der Goalie bin ig, tiré du roman de Pedro Lenz.
Pourquoi? Un faible pour les losers?
Parce qu’il raconte un destin humain qui pourrait être celui de votre voisin de palier. Il est extrêmement bien joué et touche à l’universel.
Les films suisses nous interrogent sur nous-mêmes et notre rapport aux autres. Prenez Tableau noir d’Yves Yersin. Par ma précédente fonction de conseillère d’Etat chargée de l’Instruction, je pensais connaître les problèmes de l’école, des fermetures de classes aux méthodes pédagogiques modernes. Or, la caméra m’a dévoilé autre chose, ce qui se passe autour, au sein de la communauté.
Le problème du cinéma suisse est qu’il touche peu de public. Parmi les gens qui fréquentent les cinémas, seuls 8% sont allés voir des films suisses en 2013. Une «bonne» année. En 2012, c’était 5%…
Je fais partie de ceux qui disent que la qualité ne se mesure pas au seul nombre d’entrées au cinéma. Ou alors tous les blockbusters seraient bons. La présence des films dans les festivals, notamment à l’étranger, compte aussi. D’ailleurs, le public afflue dans les festivals et ces derniers se multiplient. Et un film compte aussi pour ce qu’il laisse dans les mémoires.
Vous avez déjà appris la réponse toute faite de l’administration.
Je n’ai pas commencé à penser au cinéma en arrivant à l’administration! Je suis consciente cependant du fait que le film doit rencontrer son public. Il nous appartient d’améliorer sa visibilité et sa qualité. Nous devons raconter de bonnes histoires.
Peut-être faudrait-il aussi concentrer l’aide, sélectionner davantage. Huitante films sont sortis l’an dernier, idem en 2012. C’est énorme, proportionnellement beaucoup plus que dans les autres pays.
Deux tiers des films sont des documentaires, qui sont vus à la télévision encore des années après leur sortie. Nous avons des documentaristes de tout premier plan en Suisse, très reconnus également à l’étranger. Par ailleurs, la Suisse, c’est trois régions linguistiques, avec des sensibilités différentes, des histoires propres. Voyez L’expérience Blocher, il a eu beaucoup plus de succès en Suisse romande qu’en Suisse alémanique. Ce film est pour moi important. N’aurait-il pas dû sortir?
MUSIQUE ET LITTÉRATURE
En politique, à gauche surtout, on a souvent rêvé de démocratiser la culture. Or, la fréquentation des théâtres, de l’opéra ou des concerts classiques, des genres hautement subventionnés, reste souvent une activité de classes privilégiées. Allez-vous faciliter l’accès au monde artistique?
Plutôt que d’accès, je préfère parler de participation à la vie culturelle. Le rôle de la politique, de la collectivité, est de permettre à tous de participer. Et c’est encore plus important dans une démocratie directe. La culture nous offre une clé importante de compréhension du monde et des autres. Prenons la musique. A Fribourg, j’ai eu la chance de voir à quel point les chœurs et les ensembles musicaux d’enfants et de jeunes leur permettaient de vivre la musique, d’apprendre à vivre ensemble. De la comprendre aussi, grâce à une véritable formation. Je trouve aussi très important de saluer tous ceux qui s’engagent de manière privée, mécènes ou bénévoles, dans les associations musicales ou théâtrales.
En 2012, le peuple suisse a largement accepté l’article constitutionnel sur l’encouragement à la musique. Où en êtes-vous de sa mise en œuvre?
Un groupe de travail réunissant des représentations des associations de musique, auquel ont été associés les cantons, vient de nous remettre un rapport contenant 37 propositions. Nous les analysons et en discuterons tous ensemble fin mars, l’objectif étant d’améliorer la qualité de la formation musicale, mais aussi de soutenir les talents qui émergent. Le Conseil fédéral décidera des mesures à retenir pour le message culture 2016-2019 qui sera soumis à consultation au début de l’été.
Vous êtes très attendue aussi dans les milieux littéraires, particulièrement parmi les libraires de Suisse romande. Qu’allez-vous entreprendre pour le livre?
Plutôt que de parler de livre, il faut parler de littérature. Le rôle de la Confédération est de soutenir la littérature suisse dans toute sa diversité. S’agissant des librairies, nous devons prendre en compte le résultat négatif de la votation sur le prix fixe du livre. C’était là la vraie mesure de soutien en leur faveur, mais le peuple l’a refusée.
Drôle d’attitude pour une amoureuse des librairies…
La discussion autour du prix du livre a eu au moins le mérite de sensibiliser la population. Il y a eu une prise de conscience du fait que nous sommes tous responsables des difficultés des librairies, si nous préférons commander nos livres par internet.
Mais on ne peut pas imaginer que la Confédération soutienne les librairies, on s’immiscerait dans la liberté d’entreprise et des activités commerciales. Cela pourrait être en revanche le rôle des collectivités de proximité, comme c’est le cas à Genève. L’idée d’une Fondation romande de la littérature émerge, à l’image de la Fondation romande pour le cinéma qui réunit les aides des cantons et des grandes villes. Je tiens aussi à relever l’apport des mécènes privés qui, par des soutiens à des particuliers ou des manifestations, mérite notre reconnaissance.
Vous allez donc vous contenter de distribuer des prix à la ronde?
Le soutien de la Confédération à la littérature ne passe pas par les seuls prix. Les prix suisses de littérature mettent en évidence toute la diversité de la littérature suisse. Ils révèlent des auteurs, et des auteurs sur le plan national, et ils aident à les faire connaître sur le plan international. Mais nous agissons aussi à d’autres niveaux. Le soutien de Pro Helvetia est en particulier très important.
Fin décembre, nous avons publié un panorama sur ce qui existe en Suisse, à tous les échelons, pour promouvoir la littérature. Nous avons identifié de vraies lacunes, notamment dans la traduction littéraire. La traduction – que la Confédération soutient déjà via Pro Helvetia – pourrait devenir une de nos priorités dans le prochain message culture. Parce que c’est elle qui assure les échanges et permet d’élargir les horizons des cantons. Quand j’ai découvert Der König von Olten d’Alex Capus, ou Martin Suter, personne n’en avait entendu parler dans mon entourage. Alors qu’ils étaient déjà connus dans tout l’espace germanophone, bien au-delà des frontières suisses.
D’autres lacunes?
Les éditeurs ont également besoin d’aide dans le travail immatériel qu’ils accomplissent, par exemple en accompagnant l’écriture, en permettant à de nouveaux auteurs d’émerger. Un lectorat de qualité est important.
Tous ces livres vont-ils trouver leur public?
Il faut donner le goût de lire. Après l’école et la bibliothèque vient le temps de la médiation et du travail des critiques qui éveillent l’envie de découvrir. Personnellement, la lecture de critiques littéraires m’inspire beaucoup dans mes choix.
Auriez-vous une marge de manœuvre pour aider la presse?
Nous sommes conscients des enjeux des médias, qui doivent affronter une réduction de leurs recettes financières qui se répercute dans les pages culturelles. Nous y réfléchissons, mais la question du soutien à la presse dépasse ce seul cadre.
Revenons aux prix littéraires et leurs sept lauréats. La renaissance de la politique de l’arrosoir?
Le 20 février, nous les attribuerons pour la deuxième fois, ici à la Bibliothèque nationale. Notre mission est double: mettre en avant, avec les prix remis sur concours, la qualité d’auteurs suisses publiés en 2013. Et, avec des ouvrages et auteurs de toutes les régions linguistiques, avec les grands prix suisses, reconnaître un parcours exceptionnel. Les prix donnent de la visibilité aux artistes.
Cette année, pour la première fois, nous donnerons des prix suisses de théâtre, lors des premières Rencontres suisses du théâtre qui se dérouleront du 22 au 31 mai à Winterthour. Suivront les prix de musique décernés pour la première fois à Lausanne le 19 septembre. Nous mettons ainsi en avant ce qui se fait de meilleur dans chaque discipline artistique. Toutefois, nous ne nous contentons pas d’attribuer des prix, nous travaillons aussi à la promotion artistique en organisant des tournées avec Pro Helvetia et d’autres plateformes. Pour les lauréats des prix littéraires, des lectures sont actuellement organisées dans une vingtaine d’endroits en Suisse.
LES LANGUES
Vous-même, vous incarnez l’échange des cultures, vous citez Zweig et comprenez l’italien. D’où vient cette ouverture?
Plus le temps passe, plus on découvre les chances qu’on a eues enfant. Ma maman étant Autrichienne, toute mon enfance a été ponctuée par les déplacements en Autriche où il m’arrivait de passer des étés entiers chez mes grands-parents. J’étais complètement implantée en terre fribourgeoise, mais avec des racines que je savais ailleurs. A l’époque, j’étais une des rares binationales de ma classe. Arrivaient les premiers camarades italiens et espagnols.
Plus tard, j’ai opté pour l’italien en cours facultatif et j’ai vécu dans une famille au bord du lac de Côme. Mes parents m’ont encouragée à partir seule en Italie. Je leur en suis reconnaissante.
Votre vie en a-t-elle été changée?
Cela donne une ouverture réelle aux autres. Contrairement à une partie des migrants, mes origines ne se voient pas sur mes traits mais cette réalité est ancrée en moi. J’ai pu marier deux traditions d’une manière tout intérieure.
Vous allez pouvoir poursuivre votre combat pour la diversité des langues, puisque l’OFC est responsable de l’application de la loi et de l’ordonnance sur les langues.
Oui, cette continuité me réjouit. Je suis consciente que nous avons un rôle subsidiaire à celui des cantons. Mais si nous devions constater que le compromis national, soit l’enseignement des langues nationales dès le primaire, n’était pas respecté, nous aurions la compétence d’intervenir.
Dans les régions, les initiatives se multiplient pour remettre en cause la place du français. Ne pensez-vous pas qu’il est trop tard?
Non. Dans un Etat fédéral, il faut faire confiance aux cantons. La Suisse romande termine la mise en vigueur du Plan d’études romand; la préparation du Plan d’études 21 est en cours en Suisse alémanique. La Confédération suit avec attention les développements.
Comment réinsuffler le goût pour les cultures romande et française?
Par l’école et la promotion des échanges. A tous les niveaux, comme nous le vivons avec la culture, les prix nationaux, les traductions. La SSR a aussi une mission dans ce sens. Et les médias. Mais je constate ici également que des économies sont réalisées sur les postes de correspondants dans les autres régions linguistiques. Personnellement, je le regrette profondément. Parce que nous avons besoin de nous comprendre.
On insiste sur la diversité des langues à l’école, pour se retrouver à l’université où l’enseignement se donne, de plus en plus, en anglais. Contradictoire?
Il est vain de vouloir opposer les langues nationales à l’anglais, langue de la science et de l’excellence scientifique. Il faut qu’elles cohabitent. Interdire les cours en anglais dans les universités conduirait à un recul de la place scientifique suisse. Les universités sont conscientes de leur responsabilité et de l’importance des échanges au sein du pays comme de la présence d’une université bilingue français-allemand, celle de Fribourg (et d’esquisser un grand sourire de Fribourgeoise).