Beaux-arts.Prévue en avril à Essen, l’exposition des dernières études du peintre de Rossinière a été annulée. En cause, le contenu «pédophile» des polaroïds pris par le maître.
Le gros livre rouge est posé sur la table du salon du Grand Chalet, à Rossinière, dans le Pays-d’Enhaut. Il contient un bon millier de photos polaroïds qui ont été prises dans le même chalet, il y a une vingtaine d’années. Leur auteur était le peintre Balthus (1908-2001), propriétaire des lieux, qui travaillait à l’époque à ses dernières toiles.
Très âgé, l’immense artiste avait de la peine à tenir un crayon. Sa vue baissait. Alors, lui qui abhorrait les technologies modernes a tiré parti d’un appareil polaroïd pour réaliser ses études préparatoires. Avec comme modèle invariable Anna, une enfant de Rossinière. Entre l’âge de 8 et 16 ans, dans les années 90, Anna a posé tous les mercredis pour Balthus dans le Grand Chalet. Parfois habillée, parfois un peu déshabillée. Rien d’inconvenant, rien d’obscène. C’était juste un rituel serein avec celui qui est devenu un ami, raconte Anna dans un beau texte du gros livre rouge.
Celui-ci accompagne une exposition des polaroïds de Balthus qui vient de se terminer à la Galerie Gagosian de New York. Sans problème aucun.
Alors même que, aujourd’hui aux Etats-Unis, les gardiens de la morale dégainent leurs interdits à la moindre image d’enfants ou adolescents nus. Demandez aux photographes Jock Sturges, Sally Mann ou Larry Clark ce qu’ils en pensent, eux qui ne peuvent plus exposer leurs nus juvéniles sans être frappés par la censure.
En revanche, l’exposition des mêmes polaroïds au Musée Folkwang d’Essen, en Allemagne, n’aura pas lieu. Les responsables de ce musée public ont renoncé à l’accrochage prévu en avril prochain. Par crainte, a dit le directeur du musée, le Suisse Tobia Bezzola, de «conséquences juridiques». Tobia Bezzola a pris sa décision après s’être entretenu, notamment, avec les services de protection de la jeunesse à Essen.
Le déclencheur de ce geste d’autocensure a été un article de Die Zeit paru en décembre. L’hebdomadaire de Hambourg s’en prenait aux «photos obscènes» de Balthus, qui «apparaissent comme les témoignages de la concupiscence d’un pédophile» et dont le destin appartient plutôt «à un dépôt ou à Orcus», c’est-à-dire au dieu des enfers. L’article a fait grand bruit. Et grand effet: l’annulation de l’exposition d’Essen sur les Dernières études de Balthus (lire l’interview de Tobia Bezzola sur notre site www.hebdo.ch).
Une place dans l’histoire de la photographie. Dans le salon du Grand Chalet, Benoît Peverelli feuillette le livre rouge qu’il a réalisé, avec l’artiste romand Nicolas Pages, pour les Editions Steidl à Göttingen. Un premier tome montre 1200 polaroïds dans leur chronologie et leur progression sérielle, tous témoins de la quête obsessionnelle d’un peintre qui cherchait la position parfaite d’une main ou d’une tête.
Le second tome propose une sélection des mêmes images, agrandies pleine page, et retenues pour leurs qualités esthétiques.
Mari de la fille de Balthus, Harumi Klossowska de Rola, le Suisse Benoît Peverelli est un photographe réputé. Il travaille comme portraitiste pour les meilleurs magazines et collabore avec des créateurs comme Karl Lagerfeld. Il a tout de suite vu l’intérêt photographique des études de Balthus, longtemps rangées dans une pièce du Grand Chalet.
Avec l’accord des autres membres de la famille du peintre, il a pris la décision de les publier et de les exposer: «Elles ont leur place dans l’histoire de la photographie, de l’image en général et de l’art de Balthus. Elles montrent l’utilisation d’une technique dans un but défini: l’étude préparatoire à un tableau, cet effort incroyable qui consistait pour Balthus à faire coïncider une image mentale préalable avec l’observation d’une pose précise. Certains des polaroïds sont magnifiques, indépendamment du contexte de la prise de vue. A un moment donné, une image vit sa propre vie. Elle s’impose au regard par son propre contenu.»
Soupçonnée par Die Zeit d’avoir cherché le scandale et le profit, la famille de Balthus se défend de mauvaises intentions. Les petits polaroïds de Balthus sont certes vendus 20 000 dollars pièce par Gagosian. Mais c’est le galeriste qui a dicté ces conditions, pour l’heure sans beaucoup de succès (les images se sont peu vendues pendant l’expo new-yorkaise). Et Steidl produit à perte un livre ardu à réaliser, tiré à 1500 exemplaires seulement et vendu 480 euros pièce.
L’affaire est surtout préoccupante dans son fond. Balthus a été maintes fois soupçonné de pulsions pédophiles. Il a peint nombre de jeunes filles dans des postures équivoques, rêveuses, alanguies. Ces doutes n’avaient jusqu’ici jamais atteint l’intégrité artistique d’un maître qui voyait l’adolescence comme le symbole de la métamorphose, de l’avenir, du devenir. C’est fini. Pour quelques images pourtant bien prudes, le nouveau puritanisme salit la postérité de l’un des plus grands artistes du XXe siècle. Nous sommes d’accord: le scandale de la pédophilie a mis trop longtemps à sortir des ténèbres dans lesquelles il était tapi. Les enfants et les adolescents doivent être mieux protégés, notamment par les lois. Certains artistes, comme dernièrement le peintre britannique Graham Ovenden, ont profité de leur statut pour violenter des enfants. Il ne faut pas être dupe. Mais accuser Balthus d’être un pédophile avide, c’est céder à l’hystérie, de celles dont on fait les meilleures chasses aux sorcières. Plus grave: c’est ne rien comprendre à rien.