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Eveline Widmer-Schlumpf: "La place financière ne facilite pas notre travail"

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Jeudi, 13 Février, 2014 - 05:55

Fiscalité.Malgré la dureté des attaques, la ministre des Finances annonce une mise en conformité de la Suisse aux standards internationaux d’ici à quatre ans.

Propos recueillis par Yves Genier et Michel Guillaume

Derrière son bureau, un cactus, une plante qui s’épanouit même dans les environnements les plus arides. Dans un coin de la pièce, une armoire vitrée abrite quelques bibelots, dont trois figurines de Schtroumpfs en plastique. Impossible cependant d’apercevoir la Jungfrau de la fenêtre de son bureau en ce jour pluvieux de février. De toute façon, l’attention d’Eveline Widmer-Schlumpf est ailleurs, du règlement de la réforme de la fiscalité des entreprises à l’interminable question du secret bancaire. Entretien.

On vous compare au personnage de Birgit Nyborg, héroïne de la série TV danoise «Borgen», qui met en avant le destin d’une femme devenue premier ministre en dépit d’un faible soutien parlementaire.
On m’a parlé de cette série. J’ai aussi rencontré plusieurs fois Mme Helle Thorning-Schmidt, premier ministre du Danemark. On peut noter quelques similitudes entre ces deux parcours.

Etes-vous la Birgit Nyborg de la Suisse?
J’ai vécu une autre vie! Mais certains points de nos parcours sont semblables. Notamment en ce qui concerne les difficultés avec le parti, la manière de trouver des compromis et de former des majorités parlementaires.

Vous vous êtes décrite comme le «père Fouettard» de la Suisse devant un parterre de banquiers à Genève en novembre dernier. En souffrez-vous?
Non. Le rôle du méchant va avec la fonction de ministre des Finances: on ne se fait pas que des amis! Je me bats pour les idées et les valeurs de la Suisse et pour trouver des solutions en faveur des générations futures.

Vous comptez beaucoup d’ennemis: la grande majorité des banquiers, des cantons, la droite du Parlement…
C’est l’impression qu’ils donnent quand ils parlent en public et qu’ils défendent leurs intérêts. En privé, le ton est très différent! Nous avons des discussions constructives avec les banquiers. Certes, nous ne sommes pas toujours du même avis, mais l’atmosphère n’est pas du tout à la bataille. Je m’entends aussi très bien avec les directeurs cantonaux des Finances, dont j’ai fait partie avant d’accéder au Conseil fédéral.

Les frondes sont innombrables. Pensez-vous y survivre?
Jusqu’à présent, j’ai toujours survécu! L’atmosphère s’est considérablement détendue depuis mon arrivée au gouvernement il y a six ans.

La Suisse n’a jamais pu entrer au G20, sauf l’an dernier, lorsqu’elle a été invitée à la réunion des ministres des Finances en février 2013. Cela pourra-t-il changer?
Lors de cette réunion, j’ai pu défendre les intérêts et les revendications de la Suisse au moment où débutaient les discussions sur l’instauration de normes mondiales sur l’échange de renseignements fiscaux. Nous avons obtenu, avec le soutien d’autres pays, que la discussion se concentre sur un seul standard international, celui de l’OCDE, alors que des membres de l’Union européenne voulaient aussi instaurer le leur et qu’il existait aussi un projet au niveau de l’ONU. Nous avons également obtenu que la protection des données figure au menu de la discussion au sein de l’OCDE, ainsi que la réciprocité des échanges et la transparence des ayants droit économiques.

Et pour l’avenir?
Cette année, nous ne pouvons plus suivre l’avancement des discussions au niveau ministériel car l’Australie, qui préside le G20, a décidé d’associer les pays asiatiques voisins. Mais nous participons à plusieurs groupes techniques. Cependant, nous avons bon espoir d’intégrer de nouveau les discussions ministérielles l’an prochain, alors que le G20 sera présidé par la Turquie. J’entretiens de bons contacts dans ce sens avec le vice-premier ministre et ministre des Finances Ali Babacan.

A quand une présence permanente de la Suisse?
Nous ne sommes pas le seul pays candidat au G20! Lorsque nous participons aux discussions, c’est au détriment d’autres pays. Nos amis suédois et luxembourgeois par exemple ont ainsi été déçus de ne pas pouvoir s’asseoir à la table. C’est déjà bien d’être invité aux réunions des ministres des Finances et au comité fiscal.

Quelle direction prend la réforme III de la fiscalité des entreprises: baisse de taux d’imposition ou multiplication de statuts spéciaux?
Nous proposons d’introduire un système de taxation privilégiée des produits de licence (licence boxes) au niveau de la fiscalité des cantons. Le principe est acquis, mais nous devons encore définir leur périmètre. Il n’est cependant pas prévu de les étendre au niveau fédéral: les pertes de rentrées fiscales seraient trop élevées et ne permettraient plus à la Confédération de partager les compensations avec les cantons. Cependant, ces derniers nous demandent d’étudier la question.

Allez-vous satisfaire l’exigence des cantons qui vous demandent de participer à 50% à leurs futures pertes fiscales?
La Confédération va participer à leurs pertes. Mais avant de parler de chiffres, nous devons définir le périmètre des licence boxes. Notre objectif est d’offrir un système fiscal attractif pour les sociétés étrangères et qui garantisse l’équité pour les entreprises suisses.

Allez-vous introduire une taxation des gains en capitaux pour compenser les pertes?
Cette proposition figure au catalogue des solutions possibles, tout comme une augmentation du nombre de contrôleurs fiscaux rattachés au Département fédéral des finances (DFF), une réduction du nombre des exonérations et une hausse de la TVA. Mais cette dernière idée n’est pas une option, à mon avis, car ce n’est pas aux individus de compenser les baisses d’impôts des entreprises. Ces idées servent de base à une discussion ouverte pour trouver une solution acceptable par tous.

Les cantons doivent-ils se mettre d’accord sur une fourchette de taux d’imposition, voire un taux unique?
Le principe de base reste celui de la concurrence fiscale, un pilier du fédéralisme. Certains, comme Genève, veulent fortement abaisser le taux d’imposition, parfois jusqu’à 13%. Mais cette solution est combattue par d’autres. Les cantons sont libres de choisir leur taux, tout en prenant garde à conserver les moyens suffisants pour accomplir leurs tâches!

Les cantons vous reprochent de ne pas leur dire assez clairement où vous voulez aller. Les comprenez-vous?
Je comprends que certains d’entre eux aient le sentiment d’un manque de clarté. Mais le DFF a effectué des projections qu’il est en train de discuter avec chacun. Si le système des licence boxes convient très bien à Bâle-Ville, il ne satisfait pas autant Genève ou le Tessin par exemple. Il faut donc trouver d’autres formules, tout en gardant en tête que la souveraineté fiscale cantonale nous interdit de dicter des conduites à suivre.

L’UE veut une solution rapidement. Quand sera-t-elle prête?
Dès que possible, dans le respect de nos processus de décision. Si tout va bien, le projet sera mis en consultation en août prochain. Un rapport détaillé sur nos projets sera remis à l’UE au premier semestre de cette année.

Comment vous expliquez-vous le rejet de la Weissgeld-strategie (stratégie de l’argent propre, ndlr), et notamment de l’autodéclaration fiscale, par le secteur bancaire, alors que c’est lui qui l’a initiée?
Ce n’est pas le seul dossier sur lequel la place financière a changé de position. Voyez le précédent de Rubik. Ces retournements viennent de la très grande rapidité des changements dans ce domaine. Il y a un an, lorsque j’ai commencé à parler d’échange automatique d’informations, j’ai subi de fortes attaques. Aujourd’hui, c’est notre politique officielle. Mais nous ne pouvons l’appliquer qu’avec des Etats garantissant la sécurité de l’information et la réciprocité. Avec les autres, nous devons mener une politique différente. Avec eux, l’autodéclaration fiscale pourrait être un instrument adapté.

Avez-vous un sentiment de trahison de leur part?
Pas de trahison. Mais je peux dire qu’ils ne facilitent pas notre travail. Notre but, c’est d’avoir une place financière stable, compétitive et intègre. Pour l’atteindre, nous devons instaurer l’échange automatique d’informations tout en régularisant le passé dans le respect de notre droit. Certaines banques seraient prêtes à livrer de nombreuses informations. Pour moi, il est central de respecter la protection des données.

Les banquiers ne savent-ils pas ce qu’ils se veulent?
La difficulté majeure vient de ce que la place financière n’exprime pas une opinion unique. En matière de règlement du passé, par exemple, les réponses des banques privées sont différentes de celles des deux grandes banques, qui n’ont pas le même avis que les banques cantonales! Trouver une solution qui obtienne une majorité des établissements bancaires est un défi.

Quand prévoyez-vous l’introduction de l’échange automatique?
L’OCDE va présenter son projet de norme internationale jeudi 13 février. Elle fera l’objet d’une décision politique à l’automne, aussi bien à l’OCDE qu’au G20. Plus de 40 pays souhaitent l’appliquer très vite, en 2017 au plus tard.

Et la Suisse?
Ce sera un peu plus lent, vu notre fonctionnement. Nous devons élaborer une loi d’application qui sera soumise aux Chambres.

Est-il envisageable de l’appliquer dès 2018?
Cela dépend du Parlement, mais c’est une perspective raisonnable.

Craignez-vous un référendum?
Je ne crains jamais un référendum. C’est une règle du jeu avec laquelle il faut compter.

N’a-t-on pas manqué l’occasion, en 2010 déjà, de négocier l’accès au marché financier européen en contrepartie de l’échange automatique d’informations avec l’UE?
Cette discussion ainsi que celle du règlement des avoirs non déclarés déposés de longue date dans les banques suisses doivent être menées maintenant, avant que les autres pays n’introduisent l’échange automatique à leur tour. Lorsque l’échange automatique sera institutionnalisé au niveau mondial, il sera trop tard. Nous n’aurons plus rien à offrir en contrepartie.

Hormis une adaptation à froid de la réglementation indigène, quelles possibilités s’offrent à la Suisse pour accéder au marché?
Cela dépend des détails techniques des règles définies par l’UE. Le projet en cours de la réforme de la directive MiFID tel que discuté actuellement nous paraît favorable. S’il venait à changer, nous aurions du travail devant nous.

Le directeur de la Finma, Patrick Raaflaub, a démissionné. Deux noms sont souvent mentionnés pour lui succéder: votre chef juriste Daniel Roth et le directeur par intérim Mark Branson. Qui préférez-vous?
Daniel Roth a certes fait partie de la direction de la Finma avant de rejoindre le DFF en 2009, mais il n’a jamais été candidat pour succéder à Patrick Raaflaub. Mark Branson a toutes les compétences requises. Mais cette nomination dépend du conseil d’administration de la Finma, pas du Conseil fédéral, qui se contente d’approuver le choix.

Comprenez-vous l’opposition des milieux qui ne veulent pas d’un non-Suisse à ce poste?
Le critère de la nationalité n’entre pas en compte à mon avis. L’important, c’est l’indépendance de la personne, ses compétences, son expérience, son engagement et son identification aux valeurs du pays. N’oublions pas, par exemple, que le gouverneur de la Banque d’Angleterre est Canadien.

Le mandat de la Finma doit-il être revu pour inclure la promotion de la place financière, comme l’exige une large part du Parlement?
Cette tâche figure déjà dans la loi. Je ne vois pas ce que l’on peut ajouter.

Le 6 mars prochain, vous recevrez les ministres français Pierre Moscovici, des Finances, et Bernard Cazeneuve, du Budget, dans un climat détestable, marqué par le rejet, par le Conseil national, de la convention bilatérale contre les doubles impositions des successions. Qu’allez-vous leur dire?
Le climat n’est pas aussi détestable que vous le dites. Nous avons certes des visions différentes, mais nous nous parlons, ce qui est déjà beaucoup! Nous trouvons des solutions à nos problèmes bilatéraux. Lorsque nous avons entamé les discussions autour de la convention, il paraissait impossible d’aborder les autres sujets tant qu’un accord n’était pas trouvé sur ce point. Aujourd’hui, les deux parties sont prêtes à élargir le dialogue. Même si le Conseil des Etats confirmait, lors de la session de mars, le rejet de la convention. Nous devons accepter le désir de la France d’abroger ce texte, qui date de 1953.

On vous reproche d’avoir mal défendu les intérêts de la Suisse. Que répondez-vous à cela?
Je suis convaincue que la ratification de la nouvelle convention reste une bien meilleure solution qu’une totale absence d’accord, au moins pour protéger les intérêts des nombreux Suisses qui vivent en France. Certes, le nouveau texte est moins avantageux que le précédent, mais les temps ont changé.

Vos détracteurs affirment au contraire qu’un vide juridique est mieux que la nouvelle convention.
Un vide juridique permettrait à la France d’utiliser ses propres critères de choix, qui sont différents des nôtres. Elle pourrait taxer des individus et des entreprises à son aise sans que nous n’ayons rien à dire. Il est inutile de chercher à négocier un nouveau texte, car les Français ont clairement dit qu’ils ne le voulaient pas.

Quel jugement portez-vous, en tant que ministre des Finances, sur les entreprises qui recourent à des sociétés offshore à des fins d’optimisation fiscale?
Ces pratiques sont autorisées par la loi, dans certaines limites. Celles-ci sont plus étroites aujourd’hui qu’il y a quelques années.

Etes-vous candidate à votre réélection au Conseil fédéral prévue à la fin de l’année prochaine?
C’est une question que l’on me pose souvent et à laquelle je ne réponds jamais. Je fais mon travail et ne souhaite pas être toujours en campagne.

Avez-vous toujours du plaisir à faire votre travail en dépit des nombreuses attaques?
Si ce n’était pas le cas, je ne serais plus ici! J’ai du plaisir à me battre pour les valeurs de la Suisse, et la critique est indissociable de ma fonction, en dépit des attaques que je subis tous les jours.


«Impossible n’est pas Suisse!»

Après le vote sur l’immigration massive, Eveline Widmer-Schlumpf soutient une reprise du dialogue avec l’union européenne.

Votre mission à Bruxelles devient-elle impossible?
Non. Impossible n’est pas suisse! Le dialogue avec Bruxelles n’est pas rompu.

Pensez-vous qu’il sera encore envisageable de négocier un accès aux marchés financiers après ce vote de défiance face à l’UE?
Oui. Nous ne sommes pas en train de négocier un accord bilatéral sur les marchés financiers. Il est important que la Suisse continue à s’engager auprès de l’UE pour que les pays européens ne restreignent pas l’accès à leurs marchés. Les discussions actuelles au sein de l’UE vont dans la bonne direction.

La Suisse est-elle condamnée à faire des concessions sans contrepartie désormais?
Non. La Suisse doit expliquer à son partenaire européen la dynamique politique liée aux effets d’une votation populaire.


Eveline Widmer-Schlumpf

1956 Naissance à Coire.
1981 Licence en droit à l’Université de Zurich.
1991 Première femme présidente du Tribunal de Trins.
1998 Conseillère d’Etat du canton des Grisons.
2007 Election au Conseil fédéral.

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Béatrice Devènes
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