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Bruxelles, la mal-aimée des rédactions

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Jeudi, 27 Février, 2014 - 05:55

Médias.La presse, notamment écrite, traite mal des enjeux européens, qu’elle trouve sans intérêt, trop compliqués. Témoignage et analyse.

Pour illustrer la difficulté de couvrir l’actualité européenne, rien de mieux qu’un petit exemple. Personne ne conteste que l’année 2014 sera une année européenne: toutes les institutions communautaires vont être renouvelées, du Parlement à la Commission en passant par la présidence du Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement, le Ministère des affaires étrangères de l’Union et la présidence de l’Eurogroupe. Le journaliste en poste à Bruxelles se dit donc que l’appétence de sa rédaction pour ces sujets généralement jugés ennuyeux au pire, techniques au mieux, va être forte, pour une fois, d’autant que le choc brutal des intérêts nationaux et politiques (quelle nationalité, de quel parti pour quel poste?) permet une belle mise en scène du théâtre européen.
La bataille pour la présidence de la Commission, l’un des postes clés de l’Union, est sans aucun doute la tête d’affiche de cette année électorale. Car, pour la première fois, l’enjeu des élections européennes sera clair: il s’agit de choisir le futur patron de l’exécutif communautaire, même si les gouvernements mènent un combat d’arrière-garde pour conserver cette prérogative. Une personnification de l’Europe, quoi de plus vendeur? Notre journaliste bruxellois suit l’affaire sur son blog depuis septembre 2013. Mais il sait qu’il faut attendre un «élément d’actualité» – soit une dépêche d’agence, pour le dire crûment – pour espérer placer un article dans le journal papier. L’occasion se présente début novembre, lorsque les socialistes européens désignent le social-démocrate allemand Martin Schulz comme tête de liste pour les élections du 25 mai, ce qui en fait leur candidat pour la présidence de la Commission.

Trop «cuisine européenne». Le sujet semble intéresser le service étranger. Frétillant d’aise, le journaliste rédige un article livrant toutes les clés de la bataille qui se livre dans les couloirs de Bruxelles, Paris, Berlin, Londres, etc., un vrai jeu d’échecs européen… Tombe la réaction de la hiérarchie du service: aucun intérêt, trop «cuisine européenne», trop compliqué, ça ne peut «passionner que les amateurs de la chose» (manifestement, une sorte de secte…).
Bref, pas question de passer un tel article dans le noble journal papier, d’autant que la place est comptée, les sujets jugés bien plus passionnants se bousculent au portillon, comme la Turquie, la Syrie, la Russie, que sais-je? De toute façon, argument fatal, on a le temps, puisque le président ne sera connu qu’en mai ou en juin…
Le journaliste fait appel de ce verdict auprès de la direction du journal, qui lui donne raison. De fait, il ne viendrait à l’idée d’aucun journaliste de ne pas traiter les primaires américaines et d’attendre le 6 novembre pour parler de la présidentielle US…
Mais son service étranger fait de la résistance et ne publie finalement le papier qu’à la mi-janvier, soit cinq mois après que le journaliste en a parlé pour la première fois sur son blog.
Même s’il s’agit (bien sûr) d’une anecdote imaginaire se déroulant dans un journal tout aussi imaginaire (toute ressemblance blablabla), elle montre la difficulté qu’il y a à couvrir l’actualité européenne, difficulté qui est elle-même révélatrice de l’archaïsme des rédactions.

Quelle image, coco? L’Europe concentre tout ce que les journalistes n’aiment pas: un sujet complexe aux confins de la diplomatie, de la politique, de l’économie, de l’histoire, un sujet institutionnel, peu spectaculaire (quelle image, coco?), donc forcément «ennuyeux», «éloigné des gens». Curieusement, ce désintérêt médiatique ne se retrouve pas chez les citoyens, comme on a pu le voir en France, lors des référendums européens de 1992 et de 2005. D’ailleurs, sur le Net, les questions européennes rencontrent un succès certain.
Cela n’a rien d’étonnant: les Européens vivent en Europe et, même si la construction communautaire est complexe, c’est la réalité dans laquelle ils évoluent et ils ont besoin que les journalistes les aident à décrypter ce qui s’y passe. Surtout depuis que la construction communautaire s’est accélérée à l’occasion de la crise de la zone euro.

Approfondissement manqué. Or, l’approfondissement de l’Union n’a absolument pas été suivi par un traitement renforcé de l’actualité européenne dans les médias classiques. Dans le cas de la France, on peut même dire que c’est le contraire qui s’est passé. Ce constat est variable selon les médias, selon les titres, selon les services, selon l’actualité: par exemple, la crise de la zone euro a été soigneusement couverte par les services économie de l’ensemble de la presse, mais n’a eu que peu d’échos dans les autres sections des journaux, alors même que ses conséquences dépassent largement les seules questions monétaires et économiques.

Un luxe. Une multitude de facteurs concourent à ce désintérêt. D’abord, la formation de plus en plus standardisée et généraliste des journalistes (en France: Sciences Po et école de journalisme) qui met l’accent sur la noblesse du «grand reportage»: couvrir une guerre, une catastrophe, parcourir la Chine: ça, c’est excitant, bien plus que l’aride décryptage de l’actualité européenne qui nécessite d’avoir un bagage juridique, économique, historique, diplomatique. Entre un poste à Bruxelles et un autre à New York, le choix est souvent vite fait.

Ensuite, dans un contexte d’appauvrissement des journaux, le rubricard ou le correspondant spécialisé est un luxe que peu de journaux peuvent encore se permettre. La structure des services, héritée du siècle dernier, n’est pas non plus à négliger: où mettre l’Europe qui touche tous les domaines (politique, diplomatie, société, économie, média)? Dans une rubrique à part? Partout où l’actualité l’impose? La presse écrite, sauf exception, n’a jamais créé de rubrique Europe, souvent à cause de la résistance du service étranger.

Le résultat est simple: entre un typhon aux Philippines et la course à la présidence de la Commission, c’est toujours le sujet jugé le moins ennuyeux, le moins compliqué qui emporte l’arbitrage, surtout dans un système de place contrainte. Dernier élément, la montée de l’euroscepticisme qui n’encourage pas les rédactions à placer l’Europe au centre.

De plus, il est fascinant de constater que suivre l’actualité européenne est souvent perçu dans les rédactions comme un choix idéologique, alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne de considérer que le suivi de l’actualité américaine est un choix pro-américain.

Aujourd’hui, en France, ne pas traîner dans la boue Bruxelles en toute circonstance, c’est-à-dire faire un travail de journaliste, vous expose à l’accusation d’européisme, un néologisme dégradant (infiniment plus négatif qu’europhile) popularisé par Jean-Marie Le Pen. L’air du temps est au souverainisme.

De façon plus générale, l’Europe est victime d’une tendance des médias à se méfier de la complexité, comme le montre l’accent mis sur l’infotainment (mélange d’information et de divertissement) ou le traitement de l’actualité internationale (quand elle n’est tout simplement pas éliminée) par le biais de faits divers «révélateurs». Or, Bruxelles, c’est rarement le fait divers et toujours la complexité…

Ces choix seraient difficilement contestables si les lecteurs, auditeurs, téléspectateurs les validaient. Or, c’est exactement l’inverse qui se passe: les ventes de la presse écrite s’effondrent et les télévisions généralistes commencent à souffrir. En revanche, les médias qui ont misé sur la qualité, le décryptage, bref la valeur ajoutée, vont bien: sans même parler de la presse anglo-saxonne (style Financial Times, The Economist, New York Times), on peut citer en France Les Echos et La Croix. C’est aussi vrai des sites web, spécialisés ou non, qui offrent un traitement de l’information plus exigeant. Est-ce un hasard si des pure players comme Médiapart ou le petit nouveau Contexte ont immédiatement créé un poste de correspondant à Bruxelles?

Révélateur. La façon dont les médias couvrent l’Europe n’est donc qu’un révélateur des archaïsmes de la presse, notamment écrite, qui n’a toujours pas intégré que la révolution du Net l’a fait changer d’ère.

Tout ce qui est compliqué, et l’Union l’est, c’est cela le miel de la presse de qualité (sur papier ou en ligne), ce qui justifie son existence. La facilité, le conformisme, l’air du temps, voilà ce qui la tuera.

«L’Hebdo» et la Fondation Jean Monnet pour l’Europe organisent le 11e Dialogue européen autour de «L’Europe et les médias», le 20 mars à 17 h 30 à l’Université de Lausanne. Le débat sera animé par Alain Jeannet, rédacteur en chef de «L’Hebdo», et présidé par José María Gil-Robles, président de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe.
Avec Sylvie Goulard, membre du Parlement européen, Roger de Weck, directeur général de la SRG SSR, et Thomas Klau, directeur du bureau de l’European Council on Foreign Relations, à Paris.
Inscriptions: www.jean-monnet.ch

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