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Genève, plaque tournante des oligarques ukrainiens

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Jeudi, 27 Février, 2014 - 05:54

Enquête.Le fils du président renversé Viktor Ianoukovitch vend du charbon à deux pas de l’hôtel Intercontinental. Ses anciens amis et désormais adversaires ont leurs propres sociétés de négoce en ville. Berne fronce un sourcil.

Le 56, rue de Moillebeau est une barre d’immeuble tout ce qu’il y a de plus ordinaire pour le quartier des Nations, à Genève. Edifiée dans les années 60, elle offre le grand confort d’un bâtiment conçu pour les internationaux et les diplomates et la discrétion d’un quartier à l’écart des circuits touristiques tout en étant à deux pas de l’hôtel Intercontinental, traditionnel rendez-vous diplomatique et d’affaires. C’est l’adresse qu’a choisie Alexandre Ianoukovitch, le fils aîné du président ukrainien déchu, Viktor Ianoukovitch, comme point de chute en Suisse.

Mais c’est aussi une situation en péril depuis la destitution de son père de la présidence ukrainienne samedi dernier à la suite de la répression sanglante de la manifestation de la place Maïdan, au centre de Kiev. Une révolution qui s’est jouée certes dans la rue, mais aussi dans les bureaux feutrés des principaux milliardaires du pays. Indiscuté jusqu’en novembre, le soutien de ces derniers a commencé à s’effriter dès les premiers risques de sanctions de l’Union européenne contre leur pays, qui les menaçaient de couper leurs liens financiers et d’affaires avec l’Europe occidentale.

Or, quelques coups de cette partie d’échecs ont très bien pu se jouer en Suisse, à Genève en particulier, tant la Cité de Calvin est devenue une plaque tournante pour les intérêts ukrainiens. Au point de susciter certaines inquiétudes à Berne.

La si discrète Partifina SA
C’est à la fin de 2011 qu’ Alexandre Ianoukovitch, alors en pleine ascension, crée Mako Trading, une société de négoce au capital de 9,2 millions de francs et trois employés qu’il installe rue de Moillebeau. But: faire du négoce de charbon, à commencer par celui du bassin de Donetsk, la région où son père a commencé sa carrière politique. Mais Alexandre ne travaille pas que pour son papa. En trois ans, ce dentiste de 39 ans a amassé une fortune estimée à un demi-milliard de dollars, qui l’a propulsé à haute vitesse parmi les principaux oligarques du pays.

Le cœur de son empire est la holding Mako, basée à Donetsk dans l’est de l’Ukraine et dont dépend l’entité genevoise de négoce via une holding intermédiaire aux Pays-Bas. Ce conglomérat, qui a grandi à vitesse supersonique ces trois dernières années, est actif avant tout dans l’extraction du charbon. Mais il s’est diversifié dans les autres énergies, la construction et même dans des infrastructures portuaires en Ukraine. Parallèlement, Alexandre Ianoukovitch exploite une banque.

Une autre entité partage l’adresse de la rue de Moillebeau: Partifina. Cette petite société, au capital bien plus modeste (100 000 francs), se définit elle-même comme un family office. Autrement dit, elle s’est spécialisée dans la gestion du patrimoine de personnes très riches. Elle partage aussi avec Mako Trading le même responsable, Felix Blitshteyn. L’homme d’affaires suisse originaire d’Ouzbékistan serait-il le gérant de la fortune de la famille Ianoukovitch? Injoignable ces derniers jours, il a affirmé en mai 2013 à l’hebdomadaire ukrainien Korrespondent que «Partifina est mon entreprise personnelle qui est engagée dans la finance».

De l’acier et du gaz
Certaines sources attribuent cependant la propriété de cette société à un autre oligarque ukrainien. Et même le plus riche d’entre eux: Rinat Akhmetov, dont la fortune est estimée à 15,4 milliards de dollars. Ce qui souligne, au moins, l’étroitesse des liens entre le richissime patron de l’acier ukrainien et l’ex-président.

Le milliardaire règne sur l’acier, par l’intermédiaire du groupe Metinvest. Celui-ci exploite sa propre société de négoce de métaux, Metinvest International, créée en 1997 sous le nom de Leman Commodities. Ses locaux se trouvent dans un quartier nettement plus central que ceux d’Alexandre Ianoukovitch, rue Vallin, à l’aplomb des ponts de l’Ile. L’oligarque étend également son empire sur le charbon et le gaz via la holding DTEK. En pleine croissance, cette dernière a lancé en 2009 une activité de négoce, DTEK Trading, dont l’antenne genevoise a été ouverte en juin dernier à quelques pas de l’Hôtel des Bergues.

Et pour souligner combien les rives du Rhône semblent propices aux Ukrainiens dans ce domaine, deux autres oligarques, plus modestes, y ont également établi leurs quartiers. Sergueï Kourtchenko est un véritable météore. A 28 ans seulement, il s’affirme comme un champion du pétrole et du gaz: il a même acquis récemment une raffinerie stratégique du géant russe Lukoil. En septembre dernier, son groupe, Vetek, prenait pied à Genève en ouvrant coup sur coup une holding et une société de négoce de gaz naturel, Vetek Gas Trading and Supply. La société est encore domiciliée, pour le moment, chez un avocat.

Négoce à Zoug, boîtes aux lettres à Chypre
Déplaçons-nous maintenant à Zoug, autre centre de la finance et du négoce helvétiques. Les millionnaires ukrainiens apprécient aussi les charmes de la tourte au kirsch, de la fiscalité douce, d’un pôle de négoce en pleine croissance et de la proximité de Zurich. Dmitry Firtash, patron d’un conglomérat rassemblant notamment des activités gazières, pétrolières et immobilières sous le nom de DF Group, y a ouvert dès 2004 RosUkrEnergo, puis Ostchem Trading fin 2012, qui s’empare rapidement de larges pans du marché de l’importation de gaz russe en Ukraine.

Même s’il ne figure pas parmi les plus riches, ce multimillionnaire a néanmoins joué un rôle clé dans le basculement du régime la semaine dernière. Sa chaîne de télévision Inter, l’une des plus importantes du pays, a soudain donné la parole aux opposants de la place Maïdan, rompant avec la pratique précédente. Le message était clair: l’oligarque laissait tomber le président.

«Risque de réputation»
La Suisse n’est pas le seul rouage de ces hommes d’affaires. Leurs montages, souvent très complexes, s’appuient généralement sur des sociétés boîtes aux lettres chypriotes contrôlant des entités industrielles, commerciales et financières au pays. Et c’est à Londres que ces messieurs choisissent le plus souvent de résider. Rinat Akhmetov s’est ainsi offert en avril 2011 un duplex de 250 mètres carrés au 1 Hyde Park, l’une des adresses les plus prestigieuses de Londres, au prix de 201,1 millions de francs.

Néanmoins, leur présence inquiète les autorités fédérales. Loin d’être clairs, leurs réseaux laissent de larges plages aux extractions minières illégales, à la contrebande, à la criminalité organisée. L’Ukraine est le pays européen le plus corrompu, davantage encore que la Moldavie, l’Albanie, le Kosovo, la Biélorussie ou même la Russie, selon l’ONG Transparency International.

En 2012, le Conseil fédéral s’est vu remettre un rapport confidentiel soulignant «un risque de réputation pour le rôle de la Suisse en tant que place financière et d’affaires», selon le Tages-Anzeiger.

Deux oligarques ont particulièrement inquiété les limiers: Rinat Akhmetov et Dmitry Firtash, qui «n’auraient pas rompu avec la criminalité organisée russo-ukrainienne».

C’est également par la Suisse que Ioulia Timochenko a fait transiter une partie des fonds qu’elle a soustraits à son pays lorsqu’elle était premier ministre à Kiev, en 2005, puis entre 2007 et 2010. Du moins, c’est l’accusation que lui porte la justice ukrainienne. Début novembre, elle déposait plainte à Genève contre des banques pour blanchiment d’argent portant sur 200 millions de dollars.

La Suisse, qui joue le rôle de plaque tournante pour milliardaires ukrainiens, pourrait aussi en interpréter un autre dans la quête de justice et de lutte contre la corruption exigée par l’opinion publique de ce pays. Mais les autorités helvétiques restent prudentes. Les poursuites engagées contre Ioulia Timochenko en sont toujours «au stade préliminaire. Le procureur général n’a pas encore décidé de la recevabilité de cette plainte», précise François Membrez, l’avocat chargé de défendre les intérêts ukrainiens.

Pour sa part, Berne «examine» les sanctions décidées par l’Union européenne contre les responsables de la répression de la semaine dernière en Ukraine, qui a fait plusieurs dizaines de morts. A l’heure de mettre sous presse, le Conseil fédéral, seul compétent en la matière, n’avait pas pris la décision de bloquer les fonds très vraisemblablement déposés en Suisse ou gérés depuis ici, en dépit d’appels lancés depuis l’Ukraine. De même, il n’a pas décrété de restrictions de visas envers ces mêmes responsables.

Coupée désormais de ses appuis politiques, la société de trading de charbon d’Alexandre Ianoukovitch semble avoir l’avenir derrière elle, ce qui pourrait l’amener à quitter bientôt l’immeuble de la rue de Moillebeau à Genève. Mais la plupart des oligarques, qui ont pignon sur rue au bout du Léman ou à Zoug, peuvent se rassurer: leur présence ne semble pas du tout remise en cause par la révolution qui vient de se dérouler à Kiev.

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Ria Novos, Anton Denisov / Keystone
Thierry Parel
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