Werner de Schepper
«Vous êtes étranger? Je suis heureux que vous soyez ici. Vous faites partie de la Suisse.» Ce texte figure sur un autocollant que Caritas Suisse distribue, en guise de «geste de respect et de reconnaissance envers le 1,8 million d’étrangers vivant en Suisse», au lendemain du oui à l’initiative «Contre l’immigration de masse».
Questions existentielles. C’est bien. Et c’est même nécessaire dans le climat perturbé de repli sur soi où nous vivons. Car tout à coup, depuis le 9 février, des questions tout à fait existentielles se posent à bien des étrangers, même s’ils vivent depuis des années ou des décennies en Suisse: que se passera-t-il si mon autorisation de séjour échoit, si je perds mon travail ou si je veux changer d’emploi? Dois-je désormais me justifier sans cesse parce que je vis et travaille ici?
L’acceptation de l’initiative UDC touche directement tous les étrangers de Suisse. Et seulement indirectement les Suisses. C’est le grand truc des initiatives UDC: elles ne touchent jamais directement ceux qui votent. Aucun de ceux qui ont voté oui ne doit craindre d’être renvoyé à la frontière. Mais pour tous ceux qui n’ont pas le passeport de ce pays, des questions se posent. Car, en Suisse, ce n’est plus la «préférence aux résidents» qui sera appliquée, celle qui incluait les étrangers établis depuis longtemps (avec permis C). Désormais, l’employeur devra d’abord établir – du moins selon le texte accepté de l’initiative UDC – qu’il n’a pas pu trouver de Suisse avec passeport pour un emploi. La préférence aux résidents est devenue préférence aux Suisses.
Chères étrangères, chers étrangers, soyons honnêtes: la plupart d’entre nous se sentent chez eux en Suisse depuis belle lurette. La plupart d’entre nous ne pensent pas vraiment à rentrer dans leur patrie. La plupart d’entre nous sont Suisses, mais sans passeport suisse.
Etrangers? Dans ce pays vivent 900 000 étrangères et étrangers qui remplissent toutes les conditions pour le passeport suisse:
- Nous maîtrisons au moins une langue nationale.
- Nous travaillons ici depuis longtemps.
- Nos enfants vont à l’école ici.
- Nous gagnons notre vie et nous ne coûtons rien à personne.
- Nous nous intéressons à la politique tout autant, ou tout aussi peu, que les Suisses avec passeport.
- Et, oui, nous sommes tout autant énervés quand une décision qui ne nous convient pas est prise dans les urnes.
Naturalisation. J’appelle tous les Suisses sans passeport à devenir désormais des Suisses avec passeport rouge. Je sais de quoi je parle. Je suis né à l’étranger. Mes parents sont originaires de l’étranger. Pendant quarante-quatre ans, je n’ai pas voulu devenir Suisse. Pourquoi? Bien sûr un peu par respect pour l’origine de mes parents. Bien sûr un peu parce que, autrefois, le passeport était très cher. Bien sûr un peu parce qu’une tronche comme moi ne se voyait pas aller quémander à la porte des autorités, se présenter devant la Commission de naturalisation et faire le beau. Et bien sûr quelques jeunes gens n’ont pas voulu d’un passeport rouge qui les aurait contraints à faire leur service militaire ou leur service civil. Mais tout de même: ce qui est décidé ici sur le plan politique, c’est notre affaire. Nous devons collaborer à la société dans laquelle nous vivons.
De nos jours, la plupart des Etats de l’UE permettent ce que la Suisse permet depuis longtemps: la double nationalité. La plupart ne doivent donc pas renoncer à leur identité d’origine. Nous ne sommes pas dans le reniement, nous sommes des concitoyens de la Confédération, dans la conscience entière de notre origine. Pas de simples citoyens qui pensent, profitent, souffrent, travaillent, paient leurs impôts au diapason, mais des citoyens qui participent pleinement aux décisions du pays dans lequel ils vivent.
Un signal fort. Il va de soi que les Suisses ne veulent pas de nous tous, même si nous répondons à tous les critères du passeport rouge. Mais nous pouvons devenir Suisses sans problème. Au moins 900 000 du 1,8 million d’étrangers qui remplissent ces critères peuvent envoyer un signal fort. C’est peut-être même notre devoir, notamment à cause de ces étrangers qui sont vraiment non désirés, qui ne peuvent se défendre, qui sont requérants d’asile ou ne sont franchement tolérés que comme main-d’œuvre à bon marché.
Si, maintenant, les 900 000 Suisses sans passeport décrochent le passeport qui leur revient, la Suisse comptera 900 000 citoyens de plus, qui contribuent pleinement à la vie de ce pays. Nul ne peut ni ne veut renoncer sérieusement à ces 900 000 Suisses-là. Ils sont profitables à la Suisse. Du coup, on n’aura plus un record de 1,8 million d’étrangers mais la moitié seulement. Un chiffre comparable avec ceux d’autres pays.
Qui sait à quoi aurait ressemblé la Suisse au soir du 9 février si 900 000 Suisses sans passeport rouge avaient voté avec un passeport rouge? Peut-être aurait-on eu le même résultat, peut-être aurait-on eu le résultat inverse avec 19 000 voix de différence. Mais peut-être aussi le résultat eût-il été très nettement différent.
Nous ne le saurons que si nous le faisons. Pour ceux qui sont mariés avec une Suissesse ou un Suisse, ce n’est pas un problème. Mais pour ceux qui doivent passer l’examen et qui sont allés à l’école ici, même s’ils jugent indigne d’être testés sur Dieu sait quelle idée de la Suisse par un examen primitif, il vaut la peine de se déplacer. Sous peine d’être déplacés. Peut-être sans ménagement. L’examen, nous le passons sans problème. Nous savons que nous devons répondre au QCM que le plat préféré des Suisses est la saucisse de veau avec röstis, même si nous préférons la pizza.
Bien sûr, après le 9 février, c’est beau de voir Caritas s’adresser à nous par «chers concitoyens». Mais nous ne le sommes pas. Nous ne le serons politiquement qu’avec le passeport rouge. Sans quoi nous resterons des étrangers. Certes, ce n’est pas infamant mais, encore une fois, la plupart d’entre nous ne sommes pas de vrais étrangers. Au contraire: la plupart sont simplement des Suisses sans passeport. Donc, demandons-le. Nous serons ainsi des Suisses avec passeport. Et nous aurons droit à la parole.
Bougeons-nous afin que la Suisse bouge.
P.-S. Je l’ai fait et c’est très bien.