Pierre-Yves Maillard. Vingt-deux ans après le non à l’EEE, l’étudiant devenu conseiller d’Etat se retrouve aux affaires dans un pays de nouveau divisé. Il propose un vote qui donne à la population l’occasion d’affirmer la relation qu’elle souhaite avec l’UE.
Ce dimanche-là, le jeune secrétaire de la Fédération des étudiants de l’Université de Lausanne se retrouve en pleine tourmente européenne. La claque vient de retentir en ce 6 décembre 1992: Christoph Blocher triomphe. Une petite majorité de Suisses a dit non à l’Espace économique européen (EEE) et le fossé de rösti écartèle le pays. Hier au cœur du mouvement Nés le 7 décembre, Pierre-Yves Maillard, vingt-deux ans plus tard, doit «éviter la catastrophe» que pourrait entraîner le oui à l’initiative de l’UDC contre l’immigration de masse.
Après le temps des manifestations, le temps des responsabilités. Le président du Conseil d’Etat, qui avait emmené le gouvernement in corpore dans la campagne, «parce que l’heure est grave», souligne que son gouvernement travaillera avec le Conseil d’Etat genevois pour défendre les intérêts de la région. Personnellement, il est convaincu que le peuple suisse doit pouvoir voter sur le fond de sa relation avec l’Union européenne.
Vous aviez 24 ans à l’époque du non à l’EEE. Votre éveil à la politique date-t-il de ce soir-là?
Non. Mon engagement remonte au-delà. En 1992, je siégeais au Parlement de la ville depuis deux ans.
Comment avez-vous vécu la naissance du mouvement des jeunes pour l’Europe?
Le lundi matin, face au courant nationaliste et xénophobe, l’agitation régnait au sein des étudiants. Un ami a déboulé dans mon bureau: «Faut faire une manif!» Nous l’avons organisée et, le soir même, nous étions 1500 personnes devant le Château, à Lausanne.
Comment le mouvement a-t-il essaimé dans le pays?
Quelques jours plus tard, lors d’une réunion nationale d’étudiants à laquelle participaient notamment la Genevoise Véronique Pürro, des syndicalistes ou des radicaux comme Sabine Döbeli, a émergé l’idée de créer un mouvement et d’organiser une manifestation nationale. Puis nous avons donné une conférence de presse; nous étions dix intervenants. Un journaliste nous demanda s’il ne fallait pas accepter ce que le peuple avait voté. Embarras. J’ai alors pris la parole, rappelé que, pour le vote des femmes et pour l’AVS, il a fallu voter plusieurs fois; surtout quand c’est serré, on peut revenir sur un avis.
Mon adhésion au mouvement proeuropéen s’est donc faite un peu par hasard. Je voulais une Suisse productive et ouverte, pas refermée sur un modèle de développement uniquement lié à la finance et à l’évasion fiscale. A Berne, j’ai tenu un discours contre la xénophobie, pour les Italiens, les Espagnols et tous les autres qui soignent nos anciens, construisent nos routes. Mais, si j’adhérais aux espoirs de paix et de développement qu’avaient amenés Mitterrand et Delors dans la construction européenne, je voyais aussi les prémices de la libéralisation qu’avaient apportées leurs concessions à Margaret Thatcher. Je restais donc critique, soucieux de ne pas brader le service public ou la souveraineté monétaire.
Ce nouveau vote qui divise le pays en 2014, du déjà-vu?
Malgré certaines similitudes avec 1992, comme le pourcentage de oui à 50,3%, il y a eu des changements. Le canton de Zurich a voté comme nous, ce n’est pas rien, et la Suisse romande a dit non, quand bien même l’UDC blochérienne existe désormais chez nous aussi, ce qui n’était pas le cas il y a vingt ans. Les régions les plus dynamiques, celles où recherche et exportation sont les plus importantes, ont dit non, alors qu’elles sont les plus touchées par la réalité de la libre circulation. Les arguments non identitaires pour un oui – problèmes de logement, de dumping par exemple – n’ont pas entraîné ceux qui pourtant vivent à des degrés divers ces réalités. Aujourd’hui, on ne peut pas nier qu’il y a un élément xénophobe dans ce vote.
C’est précisément ce qui me mobilise, aujourd’hui comme hier, la lutte contre le poison xénophobe, dans l’intérêt du pays lui-même. Parce que les déclarations de Christoph Blocher contre les Romands ont bien montré que ce poison poursuivait son œuvre de division à l’intérieur du pays.
Comment répondre à cette division, relancer le débat sur l’adhésion à l’Union?
Non. Après 1992, le Parti socialiste a trop ignoré les défauts de construction de l’UE, il ne faut pas refaire cette erreur. L’UE manque notamment de ce qui fait tenir la Suisse ensemble: des mécanismes efficaces de péréquation entre pays qui ont des écarts de productivité énormes, des services publics, un projet de convergence sociale.
Nous devrions simplement définir une fois le type de relation que nous voulons avoir avec l’UE, au moyen d’un texte constitutionnel qui exprime ce que la population souhaite manifestement et qui propose un choix clair et global. L’initiative de l’UDC a été vendue comme une possibilité de régler l’immigration sans rompre avec l’UE. Ses partisans ont bercé les gens d’illusions sur ce point. S’il s’avère, comme malheureusement les événements récents le laissent craindre, que ce vote peut réellement conduire à une rupture de nos liens avec l’Europe, alors la sincérité du vote aura été faussée.
Que suggérez-vous? Donner à la population la possibilité de s’exprimer de nouveau?
Je n’ai pas de solution miracle et suis ouvert à toute démarche constructive et collective pour avancer. A titre personnel, je pense que le Conseil fédéral et le Parlement pourraient proposer un texte constitutionnel qui, à la place de celui de l’UDC, affirmerait très simplement que notre relation avec l’Union européenne se fonde sur des accords bilatéraux. La rupture ou l’adhésion seraient ainsi écartées, sauf à changer la Constitution. La libre circulation, comme corollaire de ces accords, pourrait être posée comme principe, si elle est assortie de la possibilité d’activer des clauses de sauvegarde en cas de difficultés sérieuses liées à une croissance démographique trop rapide. Un frein ponctuel serait possible, soit sur la base de critères objectifs, soit d’un commun accord.
Il faut une réponse à ceux qui s’inquiètent d’un développement illimité, d’une population qui augmenterait trop rapidement. C’est ce qui a manqué dans la campagne. La gauche a dit que la garantie de bonnes conditions de travail allait réduire l’intérêt des entreprises à aller chercher au loin des forces de travail bon marché. Or, les milieux économiques ont refusé de renforcer les mesures d’accompagnement. Ce qui a déstabilisé une partie de l’électorat. Sur ce point aussi, un article constitutionnel serait l’occasion pour les forces économiques et politiques favorables à l’ouverture de formuler un compromis pour préserver nos conditions de travail.
Et quand serait le moment opportun pour soumettre une telle décision au peuple?
Le calendrier pose l’échéance croate comme premier rendez-vous. On pourrait imaginer que le Conseil fédéral, désireux de ne pas rompre avec l’UE, propose la libre circulation avec la Croatie en même temps qu’un article qui ancrerait notre relation bilatérale avec l’Union dans la Constitution, avec des clauses de sauvegarde et de protection des conditions de travail. Cette démarche pourrait fédérer les forces de tous bords qui sont convaincues que les intérêts du pays se fondent sur l’ouverture à l’Europe et au monde. Le pays est au-devant de risques sérieux, et le pire est de croire que notre bonne étoile nous protégera quoi qu’on fasse à Berne et quoi que décide le peuple. Face aux risques réels et imminents, il faut un compromis. Les querelles politiciennes de pur positionnement sont hors de propos.
Pour lutter contre ces divisions, irez-vous manifester à Berne le 1er mars?
On verra mais, avec mes collègues du gouvernement vaudois, nous voulons être actifs, parce que nous percevons des risques majeurs pour le développement de notre région, ne serait-ce qu’en raison des difficultés qui frappent de plein fouet nos hautes écoles. Pascal Broulis et François Longchamp ont pris contact et nous allons essayer d’agir ensemble avec le canton de Genève. Nos intérêts sont semblables, tout comme les votes de notre population, et nous nous sommes tous engagés dans la campagne. Nos cantons ont traversé une grave période de crise après le vote de 1992. Nous avons connu des affrontements politiciens stériles, puis nous avons remonté la pente, notamment parce que des compromis ont été possibles entre forces politiques que tout semblait opposer. Dans ce dossier européen qui peut être un facteur de déstabilisation pour le pays, les acteurs principaux doivent être le Conseil fédéral et le Parlement, mais nos cantons sont disponibles pour travailler à des solutions pragmatiques, dans un esprit de large compromis.
Pierre-Yves Maillard
1968 Naissance à Lausanne.
1994 Enseignant de français et d’histoire.
1999 Conseiller national.
2000 Secrétaire syndical à la FTMH Vaud-Fribourg.
2004 Conseiller d’Etat vaudois.
2012 Présidence du Conseil d’Etat vaudois pour cinq ans.