Interview.Selon le directeur de l’Observatoire franco-russe à Moscou, la présence militaire russe sur la péninsule majoritairement russophone de Crimée vise à pousser les Occidentaux à négocier sur l’Ukraine.
Ce week-end, la Russie a donc pris – sans effusion de sang – le contrôle militaire de la Crimée, cette péninsule majoritairement russophone et autonome du sud de l’Ukraine. Après le renversement du pouvoir à Kiev, Vladimir Poutine n’a pas frappé le pays en plein cœur. Le président russe a préféré s’en prendre à cette presqu’île offerte en 1954 à l’Ukraine soviétique par Nikita Khrouchtchev. Il affirme que les Russes et les russophones d’Ukraine seraient en danger. De son côté, Kiev parle de «déclaration de guerre».
Les Occidentaux cherchent une solution à l’un des plus graves conflits avec la Russie depuis la fin de la guerre froide. Ils s’inquiètent: quelles sont les véritables intentions de Vladimir Poutine? L’intimidation? L’annexion de la Crimée? La guerre avec l’Ukraine? Mardi 4 mars, le président russe s’est pour la première fois exprimé publiquement depuis la destitution de son homologue ukrainien Viktor Ianoukovitch. Il refuse de reconnaître que des forces armées russes encerclent les bases militaires ukrainiennes en Crimée. Il s’agirait selon lui de «forces locales d’autodéfense». Précisant tout de même qu’une éventuelle décision d’employer les forces armées russes en Ukraine serait «légitime».
Directeur de l’Observatoire franco-russe à Moscou, Arnaud Dubien nous aide à comprendre les points de vue des différentes parties et analyse la validité des intentions européennes.
Jusqu’où est prêt à aller Poutine en Crimée et pour quels objectifs?
Poutine va essayer d’éviter une vraie guerre, car il sait que l’opinion publique russe n’acceptera pas que son armée tire sur des Ukrainiens. Il est plutôt dans une logique de prise de gage territoriale, afin d’inciter les Occidentaux à un grand marchandage sur l’Ukraine. Mais il est peu probable que les Européens apprécient ce modèle diplomatique caractéristique de la fin du XIXe siècle.
En Crimée, les soldats russes ne portent pas d’insigne. Comment faut-il interpréter cela?
La Russie cherche à maintenir l’ambiguïté sur qui fait quoi, car il n’est pas facile d’assumer l’occupation d’un autre pays. D’ailleurs, Poutine a mis du temps à réagir publiquement après le renversement du président ukrainien Viktor Ianoukovitch. Il est entré dans un silence de colère contre les Européens, qui n’ont pas respecté – ni fait respecter par Maïdan – l’accord de sortie de crise signé le 21 février dernier.
Que représente la Crimée pour la Russie?
Un enjeu stratégique très important, puisque la Crimée abrite la flotte russe de la mer Noire. De plus, les Russes ethniques représentent environ deux tiers de la population.
L’Europe a-t-elle sous-estimé l’importance de cette péninsule autonome pour son grand voisin russe?
Oui. Elle a aussi sous-estimé l’importance de l’Ukraine dans la mémoire collective et l’identité russes. C’est à Kiev qu’a été fondé le premier Etat des Slaves de l’Est et qu’a eu lieu, en 988, la conversion du grand-prince Vladimir à l’orthodoxie. Mais l’erreur fondamentale – également commise par les Russes – a été de faire pression sur l’Ukraine pour qu’elle tranche entre l’Union douanière avec la Russie et l’accord d’association avec l’Union européenne. Certains Etats comme la Pologne ou la Suède n’ont fait aucun compromis. Or, l’Ukraine ne peut pas faire de choix exclusif entre son Est et son Ouest. Ce qui s’est passé ces dernières semaines le prouve de façon tragique.
Pour justifier l’offensive russe en Crimée, Vladimir Poutine a affirmé devoir «défendre» les Russes et russophones d’Ukraine. Mais sont-ils réellement en danger?
A court terme, ils ne sont pas en danger et aucun incident ne justifie une telle intervention militaire. En revanche, la récente abrogation de la loi sur les langues par le Parlement ukrainien (cette loi octroyait au russe le statut de langue régionale, ndlr) constitue un signal désastreux pour les russophones sur le long terme. Rappelons que la moitié de la population ukrainienne utilise le russe dans la sphère familiale. De plus, l’arrivée au pouvoir à Kiev du parti ultranationaliste Svoboda – qui s’était distingué, en 2009, par une campagne d’affichage à Lviv pour réhabiliter la division SS Galicie – inquiète beaucoup Moscou.
Les russophones de Crimée souhaitent-ils être rattachés à la Russie?
En Crimée, les Russes ethniques sont majoritaires et ils ont une véritable pulsion irrédentiste. Seuls les Tatars (minorité musulmane turcophone, ndlr), environ 15% de la population, refuseront d’être rattachés à la Russie. Ils avaient déjà été expulsés par Staline en 1944 avant de revenir. On peut s’attendre à des protestations de leur part, peut-être violentes.
Et en Russie, comment la population perçoit-elle la crise en Ukraine?
Il n’existe pas de sondage pour l’instant. Intuitivement, je dirais que la majorité des Russes a toujours considéré la Crimée en Ukraine comme une aberration historique et que la péninsule fait partie intégrante du territoire russe. Mais le sang ne doit pas couler entre Russes et Ukrainiens.
La Crimée peut-elle survivre avec le seul soutien des Russes?
Bien sûr. La Russie peut tout à fait prendre en charge 1 à 1,5 million de personnes. Le problème, ce sont les infrastructures. En ce qui concerne l’eau et l’électricité, la Crimée s’approvisionne en Ukraine. Elle pourrait s’approvisionner directement depuis la Russie, mais il n’y a aucune continuité territoriale entre ce pays et la presqu’île. Il faudrait construire un pont, mais cela peut prendre du temps. En attendant, si l’Ukraine coupait l’accès de la Crimée à l’eau et à l’électricité, ce serait un casus belli.
Quelles seraient les conséquences pour l’Ukraine si elle venait à perdre la Crimée?
L’Ukraine est un Etat jeune et fragile. Perdre un morceau de son territoire constituerait un immense traumatisme et un affaiblissement politique majeur. Les conséquences de ce coup de force russe pourraient être diverses: un sursaut nationaliste contre la Russie ou encore la précipitation du délitement de l’Ukraine. C’est un jeu risqué et personne ne peut encore en prédire les conséquences.
De quels moyens de pression disposent l’Europe et les Etats-Unis?
De moyens pour faire reculer les soldats russes? Aucun. Avec une puissance nucléaire en face, les Occidentaux ne feront rien. Politiquement, ils peuvent, comme ils l’ont déjà évoqué, exclure la Russie du G8. Pourquoi pas. Le G8, ce n’est pas rien. C’est un club prestigieux et il serait symboliquement mauvais pour les Russes d’en être exclus, d’autant qu’ils se sentent Européens et non Asiatiques. Mais par rapport à la situation en Ukraine, ça n’aurait aucun impact.
Quid des pressions économiques?
C’est à double tranchant. C’est une arme dangereuse qui peut se retourner contre nous. Il y a une interdépendance économique très forte entre les Russes et les Occidentaux et on ne pourra pas du jour au lendemain arrêter d’acheter du gaz à la Russie. Cela nuirait également aux entreprises européennes en Russie.
Les propositions de sanctions économiques viennent plutôt des Etats-Unis, car ils ont moins d’intérêts en Russie dans ce domaine que les pays européens.
Les Occidentaux pourraient tout de même geler les avoirs des entreprises et des particuliers russes…
Je ne crois pas à cette option, qui est très difficile à mettre en œuvre et, là encore, à double tranchant.
La marge de manœuvre des Européens est-elle donc si faible?
De fait, oui. La seule solution, c’est de reprendre un dialogue ferme et raisonnable et, surtout, de comprendre l’état d’esprit de l’autre.
Poutine doit comprendre que la Russie a intérêt à traiter avec l’Ukraine comme pays indépendant et à appliquer une politique moderne vis-à-vis d’elle. De leur côté, les pays européens doivent comprendre que la Russie a l’impression d’être prise pour le dindon de la farce, comme au Kosovo ou en Irak. Elle est convaincue que l’objectif ultime des Américains, et aussi de certains Européens, est de la marginaliser.
Quelle est la détermination des Occidentaux à aider l’Ukraine?
Il y a beaucoup d’hypocrisie, des éditoriaux enflammés et de grands discours, mais il y a des problèmes réels: le FMI pourrait sortir son carnet de chèques, mais les conditions politiques et économiques pour toucher cet argent seront si drastiques que des troubles sociaux vont vite apparaître. Et l’Allemagne, qui aurait les moyens de débloquer des fonds importants, rechigne déjà à aider les Etats membres de l’UE. Alors imaginez un Etat non membre…
Je crains une désillusion des Ukrainiens, qui vont tôt ou tard réaliser qu’ils ne comptent pas tant que ça aux yeux des Occidentaux.
Au-delà de l’affaire ukrainienne, faut-il œuvrer à une forme d’association avec la Russie, comme le proposent plusieurs diplomates allemands?
Depuis l’effondrement de l’URSS s’est enracinée dans les esprits la vision d’une Europe sans Russie, d’une Russie extra-européenne. C’est une profonde erreur au regard de l’histoire et des réalités géopolitiques. L’avenir du continent passe par un rapprochement entre ses deux pôles.
Les Russes semblent privilégier le dialogue avec l’Allemagne. Pourquoi?
L’Allemagne est le principal partenaire commercial de la Russie en Europe. Moscou prend acte de la montée en puissance politique de l’Allemagne et pense que la chancelière Merkel est peut-être plus réceptive aux sensibilités russes. Ce calcul n’est pas forcément fondé au vu des échanges Poutine-Merkel le 2 mars dernier. (Lors d’un entretien téléphonique, la chancelière allemande a haussé le ton contre le président russe, dénonçant l’intervention «inacceptable» de la Russie au regard du droit international, ndlr.)
Quel rôle pour l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), où pourrait être mis en œuvre le groupe de contact pour dialoguer sur l’Ukraine? Et quel rôle pour la Suisse, puisque la Confédération préside cette année l’organisation?
Après avoir longtemps souhaité placer l’OSCE au centre de la nouvelle architecture européenne de sécurité, la Russie a beaucoup critiqué l’organisation ces dernières années, lui reprochant notamment des approches biaisées en ex-URSS. Le fait que l’OSCE est actuellement sous présidence suisse est un facteur favorable – la neutralité diplomatique de la Confédération étant reconnue et appréciée à Moscou.