Pressions.La guerre non déclarée de la Russie contre une Ukraine qui aspire à la liberté est-elle un signe de force ou de faiblesse? Le fait qu’à Kiev le peuple ait réussi à chasser son régime autoritaire et cleptocrate a donné à réfléchir aux potentats de Moscou. Qui réagissent forcément avec violence.
Mikhaïl Chichkine
Internet a fait entrer la guerre dans tous les foyers. On devient témoin et partie prenante des combats de rue de Kiev, des manifestations en Crimée, des arrestations à Moscou. Pendant que j’écris ces lignes, une jeune rouquine déroule une affiche devant le Kremlin: «Non à la guerre». Un policier muni d’un mégaphone s’approche d’elle: «Fiche le camp! Cette action n’est pas autorisée!» Elle rétorque: «Votre guerre non plus n’est pas autorisée!»
Les délinquants au pouvoir ont réussi à réaliser une ignominie impardonnable: dresser Russes et Ukrainiens les uns contre les autres, faire de la langue une arme de haine au lieu d’un instrument de compréhension.
Nous sommes bel et bien des peuples frères. Ma mère est Ukrainienne, mon père Russe. En Russie et en Ukraine, il existe des millions de ces mariages mixtes. Comment pourrait-on alors distinguer les uns des autres? Comment répartir Gogol? Est-il un classique de la littérature russe ou ukrainienne? Gogol nous appartient à tous les deux, il est notre fierté commune.
La leçon du «jeune frère». Et comment faire pour répartir nos infamies et nos crève-cœur communs, notre effarant passé? L’anéantissement de la paysannerie en Russie et l’extermination par la faim en Ukraine? Parmi les victimes ont figuré aussi bien des Russes que des Ukrainiens. Nous avions des ennemis communs: nous-mêmes. Notre épouvantable passé commun paralyse les deux nations et les empêche d’avancer.
Maïdan a surpris par le courage civique et l’audace des gens qui sont descendus dans la rue «pour notre et votre liberté». La solidarité réciproque était évidente. Des sentiments d’estime se sont manifestés: les Ukrainiens peuvent se lever et résister, on ne les met pas si aisément à genoux.
Les présentateurs TV de Poutine ont tout fait pour donner des défenseurs de Maïdan une image de moujiks de caricature: madrés, avares, stupides, prêts à se vendre au diable ou même à l’Occident, pourvu qu’il y ait assez de réserves de lard dans le placard. Un pays doté d’une telle télévision d’Etat devrait avoir profondément honte.
Une certaine condescendance envers les Ukrainiens et leur langue a toujours été d’usage en Russie. On appréciait la joie de vivre, l’humour et l’auto-ironie du «jeune frère», mais il restait toujours le cadet de la famille et devait obéir à son aîné, apprendre de lui, le prendre pour modèle. N’empêche que ces derniers mois ont révélé aux Russes des Ukrainiens tout différents: le «jeune frère» était tout à coup plus adulte que l’aîné. Les Ukrainiens ont réussi à chasser leur bande de délinquants, nous pas encore. Bien sûr que cela crée de la jalousie.
La révolution démocratique en Ukraine a commencé comme guerre des symboles. Sur diverses places du pays, des statues de Lénine ont été abattues. Mais en Russie et dans les régions russophones d’Ukraine, Lénine reste debout, sur les places et dans les têtes. Toute nation est l’otage de ses symboles. En Russie, Saint-Pétersbourg est toujours dans l’oblast de Leningrad et le train à grande vitesse Sapsan emmène ses voyageurs dans la ville de Dzerjinsk, du nom du plus grand bourreau du pays et fondateur de la Tchéka, Félix Dzerjinski. Les symboles qui cernent les gens déterminent leur vie.
Les Ukrainiens ont entrepris de démolir les symboles de notre avilissant passé commun. Maïdan, à Kiev, la place de l’Indépendance (de la Russie), est devenue Euromaïdan. Ce n’est pas la haine de la Russie mais celle de leur propre gouvernement abuseur qui a poussé les gens dans la rue. Ce n’était pas un besoin de révolution, ce n’était pas un mouvement vers la violence mais vers un ordre civilisé, vers l’«Europe». Pour les Ukrainiens, l’Europe ne signifie pas l’UE et ses problèmes, c’est le mythe d’une vie qui n’obéit pas aux préceptes des criminels mais aux textes de loi. L’Europe est synonyme de l’espoir de vivre dans une Ukraine civilisée.
Cela dit, le régime de Ianoukovitch n’a pas été mis K.-O. par des manifestations pacifiques. Les criminels ne comprennent que le langage de la violence. Le mouvement nationaliste a utilisé comme un gant de boxe le mouvement de protestation pacifique. La première mesure du nouveau gouvernement a été, hélas, d’éliminer la langue russe, ce qui a encore plus éloigné l’Ouest de langue ukrainienne de l’Est russophone. Pour les uns, les héros sont la Centurie céleste (la centaine de personnes mortes place Maïdan, ndlr), pour les autres ce sont les unités spéciales antiémeutes Berkout.
Manipulations patriotiques. On peut comprendre la population russe d’Ukraine, les gens ont redouté une ukrainisation. Imaginez la chose en Suisse: la majorité alémanique au Parlement adopte une loi qui interdit l’usage du français dans l’administration romande. Dans cette phase délicate, le champion russe des JO de Sotchi a tout de suite exploité la stupeur des petites gens: «La Patrie doit défendre ses enfants!» Le régime sait manipuler son peuple à l’aide du patriotisme, la méthode a toujours parfaitement fonctionné et fonctionne toujours. Ces dernières semaines, la propagande télévisée a préparé les Russes à protéger «la Patrie» de Crimée et de l’est de l’Ukraine contre les «envahisseurs fascistes» ukrainiens.
Le faux amour de la Patrie. L’ennemi est le pain de la dictature. Les victoires prolongent l’existence de l’Empire, les défaites précipitent sa chute. Le triomphe de Staline a renforcé son empire du Goulag, le désastre en Afghanistan a accéléré la fin de l’Union soviétique.
Faut-il dès lors espérer pour sa patrie des victoires ou des défaites? A qui aime sa terre natale, la question paraît absurde. Mais elle ne l’est pas si, pendant des siècles, cette patrie-là n’assure une existence paisible ni à ses concitoyens ni à ses voisins. Dans leur inconscient collectif, les Russes ne savent toujours pas où la Patrie se termine et où le Régime commence. Tout est enchevêtré.
Mon copain d’école est tombé en Afghanistan. On lui avait dit à l’époque qu’il y défendait sa patrie. Nous rendions visite à ses parents et, chaque fois, sa mère pleurait: «Quelle patrie? Quelle patrie?» Nous restions muets. Maintenant, ils veulent que les jeunes hommes russes et ukrainiens «défendent leur patrie» les uns contre les autres.
Il existe une loi sur la mort naturelle d’un régime. Une dictature vit de ses mensonges sur ses ennemis et meurt quand elle se met à croire à ses propres mensonges.
Les gens de l’est de l’Ukraine qui, les larmes aux yeux, brandissent des drapeaux russes et crient «Russie!» nous peinent. Comme si souvent dans l’histoire, ils sont manipulés et trompés. Leur route vers la Russie les amène tout droit vers un Etat policier. Ce sont les habitants de Crimée qui ont le plus à y perdre. Leur enthousiasme quant à la «libération historique» des «fascistes» ukrainiens s’estompera vite et le désenchantement de la réalité sera bientôt là. Après la «libération» de l’Abkhazie, les stations balnéaires naguère florissantes sur la mer Noire sont entièrement à l’abandon. Le même scénario attend la Crimée «libérée». Et on ne parle pas des Tatars de Crimée, qui se souviennent encore parfaitement des déportations de masse en Sibérie et ne veulent pas entendre parler de la Russie.
L’agonie du régime qui se concrétise sous nos yeux prend la forme d’un conflit frontalier sans fin. La guerre non déclarée contre l’Ukraine lui donne un prétexte pour opprimer définitivement la société civile en Russie et établir un impitoyable ordre policier. Le militarisme, la traque à l’ennemi intérieur, la guerre aux «traîtres», la propagande patriotique massive, tout cela est déjà réalité.
Après l’entrée des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie, le poète russe Alexandre Galitch écrivait: «Citoyens! Notre Patrie est en danger! Nos chars roulent en terre étrangère!» La rouquine devant le Kremlin est une patriote. Mais ceux qui l’ont arrêtée, qui ont voté pour la guerre à la Douma, qui donnent et exécutent des ordres criminels, tous ces gens avec leurs matraques et leurs blindés sont des traîtres.
© Neue Zürcher Zeitung
Traduction et adaptation Gian Pozzy