Enseignement.Le documentaire «La cour de Babel» suit le quotidien d’une classe d’accueil parisienne. Reportage dans une classe similaire en ville de Fribourg.
«Monsieur, il sort quand, le journal?» Entre deux exercices de français, Alejandro, un jeune Espagnol de 14 ans arrivé en Suisse il y a à peine neuf mois, ne cache pas son impatience. Il a hâte, à l’instar de ses camarades et c’est bien compréhensible, de découvrir l’article que L’Hebdo va publier sur sa classe, qui fait partie d’un projet pilote lancé au début de l’année scolaire et soutenu par la Direction de l’instruction publique, de la culture et du sport de l’Etat de Fribourg.
Il étudie dans une classe d’accueil, appelée à l’interne «ressource». Il en existe six dans le grand Fribourg, réparties dans quatre établissements, dont celle-ci, la seule du Cycle d’orientation de Pérolles, à deux pas d’un des sites de l’université et de l’Ecole d’ingénieurs et d’architectes.
Double intégration. Tout est dit dans l’appellation: on accueille dans ces classes des élèves étrangers qui ne sont pas encore assez à l’aise en français pour pouvoir suivre les cours d’une classe régulière. Alejandro y semble très à l’aise. Cet après-midi-là, il travaille avec la pétillante Crizzel. Elle a 14 ans elle aussi, et est originaire de République dominicaine. Cela fait un an et quelques mois qu’elle est en Suisse, où elle vit avec ses parents et son frère aîné, Cristian Javier, qui suit certains cours avec elle. Car c’est là une spécificité de la classe d’accueil du CO de Pérolles: elle est à degrés multiples. Les 19 élèves qui la composent ont entre 13 et 17 ans et sont en neuvième, dixième ou onzième année HarmoS. Soit en fin de scolarité obligatoire. Ils sont originaires de sept pays – Portugal, Espagne, Angleterre, République dominicaine, Erythrée, Bolivie et Brésil.
Ils font tous déjà partie d’une classe régulière, et viennent assister aux cours dispensés en classe dite «ressource» – français, maths et allemand – en fonction de leurs besoins, entre six périodes pour les plus à l’aise et dix-neuf pour ceux qui sont là depuis peu.
Majorité portugaise. Alejandro et Crizzel travaillent seuls. Dans un coin, Gonçalo, l’aîné de la classe, très studieux, termine une fiche de maths avant d’enchaîner sur un questionnaire d’histoire suisse. Certains élèves paraissent très introvertis, à l’image de la Bolivienne Renata, tandis que d’autres se montrent plus volubiles. Crizzel observe le photographe de L’Hebdo, qui fait poser deux élèves. «Chez moi, il y avait souvent un photographe qui venait pour mes anniversaires. Ici, c’est trop cher.»
C’est là la richesse de la classe dont Joëlle Nigito est l’enseignante attitrée: il y a autant d’histoires que d’élèves. Des trajectoires de vie parfois diamétralement opposées. Tandis que Jake, un Anglais coiffé comme Liam Gallagher du temps de la splendeur d’Oasis, fait partie de ces familles d’expatriés travaillant en Suisse, un jeune Erythréen explique être arrivé en avion avec ses frères et sœurs pour rejoindre leur père, veuf, qui a traversé le désert et la Méditerranée au péril de sa vie pour tenter sa chance en Europe.
Cette année, plus de la moitié des élèves sont Portugais, reflet évident de la crise économique qui fait souffler depuis quelques années un vent de panique sur le Vieux Continent. Une bonne partie des chuchotements que l’on peut percevoir se font d’ailleurs en portugais. On est dans une classe comme les autres, avec souvent beaucoup d’enthousiasme, mais parfois aussi un certain flottement, un peu de déconcentration et des enseignantes qui doivent hausser le ton pour rétablir le calme. Mais qui le font avec la conscience que certains enfants n’avaient jusque-là jamais été dans une «vraie» école.
Grande solidarité. Joëlle Nigito n’a pas hésité lorsque le directeur du CO de Pérolles lui a proposé de s’occuper de cette classe pilote. Bien que titulaire d’un master en littérature, destinée à enseigner au niveau secondaire, ce défi l’a tout de suite emballée. A 28 ans, elle s’émerveille de la capacité d’adaptation qu’ont ses élèves, qui parfois ont appris la veille ou presque de leur départ qu’ils allaient émigrer. Même si elle ne cache pas qu’il existe parfois des problèmes de racisme ou de compréhension, notamment liés aux rapports filles-garçons, qui varient énormément d’une culture à l’autre, elle parle avant tout de cohésion, d’entraide et de partage. «Il existe, au-delà des petites histoires, une grande solidarité», souligne-t-elle.
Pour les cours de français, Joëlle Nigito peut compter sur l’aide de sa collègue Nadine Molicard-Chartier, une Canadienne anglophone et polyglotte de 29 ans. Fiancée à un Fribourgeois rencontré lors d’un échange Erasmus, celle-ci est elle aussi une déracinée, et a fait le choix de vivre en Suisse, séparée de sa famille par un océan. Un atout lorsqu’on travaille avec des enfants qui ont parfois la nostalgie du pays, avoue-t-elle. Lorsqu’on demande d’ailleurs aux élèves quelle a été leur première impression en arrivant en Suisse, un mot revient, invariablement: différent. Ceux qui sont arrivés il y a une année se souviennent aussi d’un printemps très froid. Certains étaient tristes de quitter leurs amis, d’autres voyaient le choix de leurs parents comme un nouveau départ. Rafaela, une pétillante Portugaise de 15 ans, est catégorique: «C’est moche.» La campagne, ça va, mais alors la ville…
«Comme cette classe fait partie d’un projet pilote, cela nous donne une grande marge de liberté, relève Joëlle Nigito. Nous n’avons pas un programme précis à suivre et pouvons vraiment être à l’écoute des enfants. Même si ce n’est pas toujours évident de jongler avec les horaires des uns et des autres, le fait qu’ils soient tous déjà intégrés dans une classe régulière est une bonne chose.»
Vivre ensemble. A l’instar de Nadine Molicard-Chartier et d’Anne-Claude Monteleone, prof de maths à la longue expérience mais à la passion toujours vive, Joëlle Nigito souhaite continuer à travailler à l’intégration des élèves étrangers, qu’elle voit comme une mission autant sociale que pédagogique, où l’affect a une place prépondérante. «Mais il faudrait peut-être trouver de nouvelles idées, comme par exemple des ateliers cuisine où chaque élève parlerait de sa culture, ou des tandems qui verraient les plus jeunes bénéficier de l’expérience des plus grands. Une chose est en tout cas évidente: nous devons déplacer nos limites, fonctionner différemment.»
Alejandro, Crizzel et les autres ont eu la chance de visionner en primeur La cour de Babel (lire ci-contre). Dans un silence total qui a étonné leurs profs. Ils s’y sont reconnus. Car une classe d’accueil, à Paris comme à Fribourg, est un lieu d’échanges et de rencontres, de confrontation aussi, parfois. Au-delà de l’apprentissage du français, c’est au «vivre ensemble» qu’on y est confronté. Une matière qui n’en est pas une, mais qui devrait être enseignée dans toutes les classes régulières.
«Pas un film sur eux, mais avec eux»
«La cour de babel».Julie Bertuccelli a filmé durant une année les élèves d’une classe d’accueil parisienne. Interview.
Impossible de ne pas être ému aux larmes lorsqu’ils prennent congé, en fin d’année, de leur enseignante. Ils s’appellent Abir, Agnieszka, Djenabou, Eduardo, Ramatoulaye ou Xin Li, sont arrivés en France il y a peu et, malgré des parcours de vie différents, sont tous conscients que leur intégration passe par l’apprentissage du français. Julie Bertuccelli les a filmés dans leur classe d’accueil du collège La Grange aux Belles, un travail d’immersion duquel elle a tiré un documentaire d’une grande sensibilité dans sa manière de mettre tous les élèves à égalité, que cela soit ce Vénézuélien venu parfaire son apprentissage du violoncelle ou cette Sénégalaise soulagée de pouvoir enfin être une femme libre.
D’où vous est venue l’envie de vous immerger dans une classe d’accueil?
Ça fait longtemps que je m’intéresse aux problématiques liées à l’exil et aux étrangers en France. Plusieurs de mes précédents documentaires évoquent cela, et d’une certaine manière même mes fictions, que j’ai tournées à l’étranger, parlent de déracinement. Mais je ne connaissais pas les classes d’accueil, et c’est le hasard d’une rencontre avec la prof que l’on voit dans le film qui m’a donné envie de m’y intéresser. Est-ce possible, lorsqu’on vient de pays et de milieux sociaux différents, avec des langues, des cultures et des motivations différentes, de vivre ensemble? A partir de cette question, j’ai voulu réaliser un portrait de groupe. Car il s’agit moins de trajectoires personnelles que d’une confrontations entre plusieurs personnes. Je n’ai pas fait un film sur les élèves, mais avec eux.
A l’heure du repli sur soi et de la peur exacerbée de l’Autre, où en Suisse comme ailleurs les mouvements nationalistes ont le vent en poupe, votre film est-il porteur d’un message politique?
Je crois, oui. Ce qui s’est passé chez vous avec cette votation est quand même assez hallucinant! On oublie un peu partout que les étrangers sont avant tout une richesse. Ce qu’ils ont à nous apporter, à travers leur culture ou le travail qu’ils peuvent accomplir, est d’une grande force. Dans la diversité, il n’y a pas juste des gens différents, mais des gens uniques, comme chacun d’entre nous. Il ne faut pas oublier le nombre de pays qui se sont construits grâce au travail et à l’énergie des immigrés.
Qu’avez-vous retiré de cette expérience autant humaine que cinématographique?
Beaucoup d’enthousiasme et d’espoir quant à l’avenir de ces enfants. Je n’avais pas beaucoup d’a priori, j’avais dès le départ plutôt confiance en eux, mais les voir évoluer pendant cette année, les voir s’épanouir, être à l’écoute les uns des autres, m’a regonflée. La réalité migratoire, en marge de cas plus difficiles, c’est aussi cela, et si on accueille bien les étrangers, il n’y a pas de raison pour que cela se passe mal. J’ai l’impression que si l’intégration est ratée, ce n’est pas la faute des immigrés, mais c’est la faute de ceux qui accueillent.
«La cour de Babel». De Julie Bertuccelli. France, 1 h 29. Un dossier pédagogique à l’usage des enseignants est disponible sur le site officiel du film, www.lacourdebabel.com
Julie Bertuccelli
Née en 1968, elle est d’abord assistante de Iosseliani, Panh, Kieslowski ou encore Tavernier, avant de passer à la réalisation en 1993. Auteure de nombreux documentaires pour la télévision, elle a signé deux longs métrages de fiction, Depuis qu’Otar est parti... (2003) et L’arbre (2010).