Lytta basset.La philosophe et théologienne publie Oser la bienveillance. Et accueille avec sérénité l’heure de la retraite professorale de l‘Université de Neuchâtel. Entretien bilan avec une figure majeure de la pensée spirituelle contemporaine.
C’est une pionnière qui tournera d’ici à quelques semaines la page de l’enseignement théologique universitaire à Neuchâtel. Philosophe, théologienne, pasteure, écrivaine, accompagnante spirituelle, conférencière, Lytta Basset marque de son empreinte la réflexion spirituelle et théologique contemporaine depuis vingt ans, tissant des liens uniques et bienvenus entre notre héritage chrétien et les champs psychologiques et philosophiques, explorant les notions de pardon, de fragilité, de culpabilité, de compassion, ouvrant ainsi la voie à une spiritualité attentive aux demandes, toujours plus grandes en la matière, de la population.
Lytta Basset donne son dernier cours de formation continue grand public à l’Université de Neuchâtel à partir du 28 avril sur le thème de la bienveillance, objet de son nouveau livre Oser la bienveillance (Albin Michel): un ouvrage proprement révolutionnaire qui impute au dogme du péché originel, «héritage religieux non digéré», le malaise et le pessimisme civilisationnels actuels. Dont seule la redécouverte de la bienveillance peut nous sortir. Surprise: malgré son immense succès, le Certificate of Advanced Studies (CAS) en accompagnement spirituel qu’elle a créé il y a trois ans ne sera pas reconduit par l’Université de Neuchâtel ni, vraisemblablement, par aucune autre faculté de théologie romande…
Pourquoi, alors que les villes de Lille, Toulouse, Marseille, Bruxelles ou Montréal souhaiteraient de votre part une telle formation, l’Université de Neuchâtel ne reconduit pas le CAS en accompagnement spirituel qui a déjà formé trois volées d’étudiants exerçant toutes sortes de métiers, y compris dans la santé et l’éducation?
Le bureau de formation continue de la faculté de théologie de Neuchâtel fermera ses portes cet été. Pourtant, 38 personnes se sont déjà annoncées pour 2014-15! L’accompagnement spirituel peine à trouver sa place dans les facultés de théologie romandes, plus encore que la théologie pratique elle-même. C’est comme si les dimensions existentielles importaient peu, alors qu’il y a une grande demande du public dans ce sens. Or, si on ne travaille pas la spiritualité sur le plan intellectuel et à l’université, ça va n’importe où! On voit déjà n’importe qui s’improviser accompagnant spirituel, thérapeute ou médium… Toutes ces années, j’ai essayé de donner des outils de réflexion dans le domaine de la spiritualité et de l’accompagnement des personnes sur ce chemin. C’est un travail que doivent absolument faire les facultés de théologie, sans quoi elles sont refermées sur elles-mêmes, déconnectées de la vie réelle. Du coup, il est possible qu’une association pour l’accompagnement spirituel voie le jour en Suisse romande, auquel cas nous pourrions offrir une formation de base dans ce domaine.
Dans quel état d’esprit quittez-vous l’université après seize ans d’enseignement et de recherche?
Je suis sereine. L’université m’a permis de faire énormément de choses, comme de créer et diriger la revue La chair et le souffle depuis 2005. Au fil des années, une cohérence de plus en plus importante s’est développée entre mon activité de recherche et d’écriture, mon enseignement, le dialogue avec les étudiants ou les doctorants portant justement sur les liens entre la théologie et la spiritualité, qui est au centre de mes travaux depuis toujours, et entre psychologie et spiritualité. Je serai dès l’automne professeure honoraire, je reste liée à mon université; entre mes activités de formation, de conférences, d’accompagnement spirituel et d’écriture, je ne suis pas menacée de m’ennuyer. Je suis touchée par la souffrance et la quête des gens. Et la demande ne fait qu’augmenter.
Au moment où les facultés de théologie protestante de Genève, de Lausanne et de Neuchâtel se restructurent, au moment où l’on parle d’un projet de Haute école de théologie protestante en Suisse romande, comment voyez-vous l’avenir de la théologie en Romandie?
Mon souci, avant d’être structurel ou logistique, est lié à la perte totale de l’intérêt pour la spiritualité de la part des facultés de théologie, et l’absence d’enseignements relatifs à cela. Quand vous évacuez cette dimension, vous faites de la théologie une science des religions qui ne tient pas compte de la dimension personnelle, interpersonnelle et existentielle. Définir la spiritualité n’est pas facile, mais cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas y réfléchir. C’est ce que nous avons fait dans La chair et le souffle, en tentant de déterminer quels sont les critères d’une spiritualité féconde, en se donnant des outils réflexifs pour aborder les questions relatives à la vie spirituelle. Je crains que plus personne ne le fasse, alors que la demande est immense et que le public semble ne pas trouver les réponses à ces questions dans les Eglises. Les facultés de théologie ont hélas viré à l’historico-critique exclusif depuis des années et forment des pasteurs qui sont peu sensibilisés au besoin de spiritualité, avec ou sans Dieu, de la population.
Vous-même pratiquez depuis vingt-cinq ans l’accompagnement spirituel. Avec quelles demandes viennent les personnes?
Nous sommes dans une société qui a foncé tête baissée dans le matériel. Quelle que soit leur religion ou leur absence de croyance, leur milieu social, leur âge, les gens sont en demande d’une dimension spirituelle, c’est-à-dire liée au sens de la vie, à la prise en compte des grandes questions: d’où venons-nous, où allons-nous, quel est le sens de la souffrance, y a-t-il du divin en chacun d’entre nous et, si oui, comment l’appréhender? Je sens la population très réceptive, ouverte d’esprit. Les milieux de l’éducation, de la santé, du travail social… et même de l’économie sont en demande d’outils pour répondre aux questions de sens; les jeunes enseignants ne peuvent plus répéter les réponses toutes faites qu’on a servies aux enfants pendant des générations sur la mort, la vie, la douleur, l’amour. La grande affaire est d’être authentique, mais rien n’est plus difficile! La recherche spirituelle est une recherche de lien. Partager les questions est la première des réponses.
Dans votre nouveau livre, «Oser la bienveillance», vous faites de la bienveillance l’antidote au dogme du péché originel et à son pessimisme, dont nous sommes encore aujourd’hui les héritiers involontaires. Un coup de pied dans la fourmilière?
Ce livre est un fruit de la maturité. J’ai pris conscience au cours de ces années du poids énorme de l’inconscient collectif et de l’histoire en Occident. Les séquelles de ces vieilles histoires, soit la question de la culpabilité, de la faute et du péché telle que l’enseignement chrétien traditionnel l’a enseignée, nous concernent tous. Ce dogme nous a donné une image de nous-mêmes désastreuse et n’est pas pour rien dans la société méfiante, anxiogène qui est la nôtre aujourd’hui. Nous portons dans nos cellules, nous a appris la science récemment, l’histoire des générations qui nous précèdent. Et la civilisation qui s’est développée autour de cette vision dénigrante de l’être humain a sécrété des fléaux sociaux qui affectent aujourd’hui encore les individus et les institutions…
Dans quels domaines en particulier?
Celui de l’éducation pour commencer. C’est frappant que nous soyons encore dans un déni massif en ce qui concerne la violence éducative. On a longtemps enseigné que l’enfant, né dans le péché originel par hérédité, devait être redressé car il était mauvais dès le départ, un «suppôt de Satan», un «criminel». Les textes sont là, sous la plume de Calvin, Luther, autant que des héritiers de saint Augustin. En Occident chrétien, cela a imprégné des générations d’éducateurs et de parents, au moins jusqu’à l’époque de mes parents. On leur inculquait de «corriger» leur enfant dès le berceau. A l’église, en France, tous les dimanches, les protestants récitaient la confession de foi traditionnelle: «Incapables par nous-mêmes de faire le bien, nous transgressons tous les jours et de différentes manières Tes saints commandements, attirant sur nous par Ton juste jugement, la condamnation et la mort…»; je m’en souviens, je le récitais aussi! Le mot «maltraitance» ne date que de la fin du XXe siècle. Nous avons mis du temps à nous rendre compte que la quasi-totalité des criminels ou délinquants sont des gens qui ont été gravement maltraités petits.
Vous revenez à la Bible et montrez que le dogme du péché originel, tel que la tradition chrétienne nous l’a martelé en nous rendant coupables de tous les maux de la terre, ne se trouve pas dans les textes.
C’est en 418 que le concile de Carthage, sous l’influence de saint Augustin, l’a adopté. Mais il n’existe pas dans les Eglises orthodoxes. C’est une particularité de l’Occident. Il a entraîné des dérives totalement pathologiques entre le XVe et le XVIIe siècle, et la Réforme a été prise là-dedans. Toute l’Europe était plongée dans les affres des conséquences de ce dogme. Ne croyons pas que c’est dépassé: je vois certaines personnes âgées ne pas arriver à mourir parce qu’elles ont peur de l’enfer…
Mais le dogme du péché originel a été longtemps bien pratique, à la fois pour tout expliquer, et comme instrument d’influence des puissants…
Oui, le péché originel expliquait tout. Les humains ont horreur de ne pas comprendre, d’être confrontés à l’absurde. On préfère dire «c’est ma faute» ou «qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour souffrir autant?» plutôt que de n’avoir aucune explication au malheur. Cela satisfait la logique et la raison. L’historien Jean Delumeau explique bien que, au XVIIIe siècle, le mal n’était pas du tout un mystère. C’était même très clair: tout était dû au péché originel. Il n’y avait pas un penseur européen qui s’intéressait au «problème» du mal!
Ensuite, évidemment, la doctrine du péché originel a été durant longtemps un sacré instrument de pouvoir, d’intoxication des masses. Et, selon les historiens, le clergé, les dirigeants étaient eux-mêmes en proie à la peur de l’enfer! Tout l’Occident était dans une espèce de folie collective. Souvenons-nous de cet évêque du Mans qui recommandait d’ouvrir la femme enceinte morte ou vive en cas de problème, en secret, pour baptiser l’enfant au plus vite… Et on a fait de grands progrès quand des médecins belges ont inventé une sonde pour baptiser le bébé in utero si jamais il mourait, afin qu’il ne soit pas damné!
Nous avons ainsi développé un regard très négatif sur l’espèce humaine.
Exactement! Tout est de notre faute. Nous nous sentons mauvais par nature. Or, nous pouvons avoir un autre regard sur nous-mêmes. C’est ce qu’essaie de faire ce livre. J’ai à cœur, depuis plusieurs années, de réhabiliter l’être humain. Et de montrer que Jésus n’a jamais rien dit de tel. Dans la Bible, le mot péché signifie la non-relation avec l’Autre. Dès que je m’enferme, me replie sur moi-même, je ne suis en lien ni avec les autres ni avec Dieu. Ce repli sur soi est toujours lié à une souffrance. Pour la Bible, ce qui est bien est ce qui aide les autres et les fait progresser. Ce qui est mal, c’est ce qui détruit les relations et le vivre ensemble. Là où je deviens pécheur, pour prendre le vocabulaire biblique, c’est quand je refuse la relation et m’enferme dans l’autosuffisance.
Comment effacer 1500 ans de péché originel tout en restant dans le cadre de la tradition chrétienne?
Peut-être que c’est le moment pour la tradition chrétienne de se transformer, ou de revenir à ce qu’elle aurait toujours dû être: une transmission du souffle libérateur de Jésus. On peut reconnaître que sur ce plan l’enseignement de l’Eglise s’est fourvoyé. Pourquoi beaucoup ne peuvent plus supporter le clergé, tout ce qui ressemble au christianisme, à commencer par le mot péché? Je les comprends. Tant qu’on ne changera pas de théologie, on restera dans le fatalisme et la culpabilisation. Si je suis demandée pour des conférences dans des milieux qui ne sont pas du tout chrétiens, c’est sans doute en partie parce que je fais attention à ne jamais donner de leçons. Si la tradition chrétienne vivante doit se perpétuer, cela se fera peut-être pour une large part en dehors de ce qu’il reste des Eglises instituées.
Pourquoi «Oser la bienveillance»? C’est faire preuve d’audace que de pratiquer la bienveillance?
Oui. Sur un plan individuel, c’est prendre un risque. Il s’agit de lutter contre la méfiance, les a priori, la malveillance que l’on peut ressentir envers l’autre suivant ce que l’on nous a dit, etc. J’insiste toujours beaucoup sur l’être de la personne. Quoi que vous ayez pu faire, ou ne pas faire, je décide de me concentrer sur votre être profond, de poser sur vous un regard bienveillant. Je peux parfaitement être déçue, trompée, et admettre que ma bienveillance n’a pas été payée de retour. Mais cela n’enlèvera rien à ma perception de votre «marque de fabrique» divine. Ce n’est pas être fleur bleue. Jésus était lucide et non naïf.
Et sur le plan collectif?
Nous avons aussi un travail à faire pour oser la bienveillance. En 2010, un sondage a montré que 21% seulement des Français estiment que l’on peut faire confiance aux autres! Si nous légiférons, si nous prenons nos décisions sociales, politiques, associatives, en prévoyant exclusivement les mauvais coups, rien ne peut changer. Il y a ici un défi collectif. Les sciences humaines ont transposé le dogme du péché originel en décrivant une nature humaine violente, mal intentionnée, agressive, cupide, cruelle dès le départ: c’est la vieille doctrine occidentale présentée sous forme pseudo-scientifique; ainsi, Freud parlait de l’enfant pervers polymorphe… On ne trouvera nulle part dans la Bible une définition de la «nature» humaine! Nous sommes tous des êtres en devenir. Cette notion de progression est l’axe fort de la chrétienté orthodoxe: quoi que nous ayons pu faire, ne pas faire ou subir, nous sommes tous «capables de l’Autre» − «capables de Dieu», comme disaient les Pères de l’Eglise − capables de lui «répondre», donc d’être «responsables» de nos actes, de notre devenir. Pourvu qu’on nous regarde avec bienveillance!
«Oser la bienveillance». De Lytta Basset. Albin Michel, 428 p.
«Oser la bienveillance: un autre regard sur l’être humain».
Cours public de l’Université de Neuchâtel. Quatre conférences dès le 28 avril. Inscriptions jusqu’au 28 mars. foco.theologie@unine.ch
Le même cours sera redonné à l’Espace culturel des Terreaux (Lausanne) le 27 octobre et les 3, 10 et 17 novembre.
Lytta Basset sera au Salon du livre et de la presse de Genève le 1er mai à 13 h.
Lytta Basset
1950 Naissance en Polynésie française d’un père pasteur missionnaire et d‘une mère femme de lettres. Mariée, mère de trois garçons.
1967-1974 Etudes de philosophie puis de théologie à Montpellier et à Strasbourg.
1984-2001 Pasteure dans l’Eglise protestante de Genève.
1993 Docteure en théologie (Université de Genève).
1998 Professeure de théologie pratique à l’Université de Lausanne, puis à celle de Neuchâtel dès 2004.
2001 Décès de son fils aîné Samuel.
2005 Création et direction de la revue internationale de théologie et de spiritualité de l’Université de Neuchâtel.
2011 Lancement du CAS en accompagnement spirituel (Université de Neuchâtel).