Reportage.A l’honneur à la Foire du livre de Leipzig (D), les intellectuels suisses les plus cotés se retrouvent à expliquer le vote du 9 février contre l’immigration de masse, alors qu’ils ont voté non.
Le maire de Leipzig plante son regard dans celui d’Alain Berset. Dans la salle noire de monde, audience tout ouïe, il dit: «Nous regardons la Suisse.» Puis il se tait. Deux secondes, peut-être trois, qui semblent une éternité. Il précise: «Nous regardons TRÈS attentivement.» Le ton est donné. A l’ouverture de la Foire du livre qui, ironie de l’histoire, accueille la Suisse comme «point fort» de son édition 2014. Cette Suisse qui vient de voter contre l’immigration de masse. Et aussi un peu contre les Allemands.
Dès lors, les plus connus des quelque 80 écrivains qui ont fait le déplacement vers cette ville de l’ancienne République démocratique allemande (RDA) se voient comme chargés d’une mission, qu’ils le veuillent ou non, celle d’expliquer leur pays à leurs voisins. Les intellectuels d’Helvétie se muent en ambassadeurs. Et une nouvelle génération d’écrivains décide d’assumer, d’élever sa voix et son attachement à la diversité. Ils s’appellent Melinda Nadj Abonji, Lukas Bärfuss ou Jonas Lüscher. Ils rejoignent ceux qui s’engagent depuis toujours: Peter Bichsel, Franz Hohler, Peter von Matt ou Adolf Muschg. Coup de projecteur sur ces intellectuels qui sauvent l’honneur du pays.
Mercredi 12 mars 2014 au soir, une salle de concert au cœur de la ville.«Naître Suisse est un grand bonheur. Il est beau aussi de mourir Suisse. Mais que faire entre-temps?» En une citation, l’intellectuel en chef et ministre de la Culture Alain Berset donne le ton lui aussi. Le public de l’ouverture de la foire, essentiellement composé de libraires, éditeurs et auteurs allemands, rit, comme soulagé. Il rira souvent au long d’un fin discours, peut-être le meilleur qu’ait jamais prononcé le conseiller fédéral. Parce qu’il parle de ce qui fâche tout en dédramatisant. «Actuellement, nous troublons le monde. Puis nous essayons d’expliquer au monde la Suisse troublée. Cela devient un job à plein temps.» Alors il explique. La Suisse, avec ses 23% d’étrangers et ses innombrables échanges, reste ouverte au monde, comme l’Allemagne qui en compte 9%. Oui, l’économie va bien, mais, pour certains, trop vite. Il rassure encore: dans ce pays aux cultures et langues enchevêtrées qui contribuent encore à la confusion générale, pas le choix: «Nous avons le privilège de devoir nous comprendre.» La littérature? Plus importante que jamais parce qu’elle ne peint pas le monde en noir et blanc mais observe avec précision. La littérature, dit Alain Berset, est «l’ennemi naturel des slogans». L’auditoire apprécie. Parce que le vote de la Suisse a bel et bien irrité, inquiété même. «Mais peut-être n’est-ce pas si grave, alors?» nous demandent deux libraires en sortant.
Jeudi 13 mars, 12 heures, halle de la foire.«Malaise dans le petit Etat»: au cœur de la halle de verre inondée de lumière, il y a débat au stand suisse, tout de rouge vêtu. Saute aux yeux un homme à grande tête: 63 cm, une peine folle à trouver chapeau à sa taille. Il s’appelle Lukas Bärfuss, retenez son nom parce qu’il pourrait bien s’inscrire dans la lignée de ces écrivains-citoyens à la Muschg, Frisch ou Dürrenmatt. Romancier, auteur de théâtre fêté sur les scènes allemandes, il trempe régulièrement sa plume dans l’actualité politique. Il a signé en français un petit livre percutant, Cent jours, cent nuits, sur le génocide au Rwanda.
Sur le podium, Bärfuss, comme Jonas Lüscher, auteur suisse à Munich, répondent à l’animateur que, effectivement, depuis le vote du 9 février, ils ne cessent d’analyser ce qui se passe dans leur pays, interpellés par les médias, allemands surtout, mais aussi par leurs amis et d’autres écrivains. Lukas Bärfuss regrette qu’aux peurs face au bétonnage et à la globalisation les opposants n’aient rétorqué que des arguments économiques en faveur de la libre circulation. «Or, constate-t-il, beaucoup de gens, parmi mes amis aussi, ont l’impression qu’ils ne profitent pas de la croissance.» L’écrivain dénonce aussi ceux qui bercent les citoyens dans l’illusion que notre pays est autonome, «alors que nous ne passons pas un jour sans adapter nos lois à l’UE, nous avons même inventé un mot: la reprise autonome». Enfin, il regrette profondément que les partis abusent de la démocratie directe pour se profiler.
Comment tout cela va-t-il se terminer? «Nous allons nous retrouver tellement sous pression que nous adhérerons à l’Union européenne en deux ou trois jours.» Agir sous la pression, comme avec le secret bancaire. Son collègue Peter Stamm nous dira plus tard qu’il est convaincu du contraire: il ne verra pas l’adhésion de son vivant.
En marge des débats. Infatigable, Lukas Bärfuss va répéter son analyse sur tous les podiums organisés à Leipzig par les journaux, chaînes de TV et de radio. Il passera même une heure, avec Peter Stamm, à donner une véritable leçon de civisme dans le théâtre de la ville; tout y passera, du projet ferroviaire FAIF au marché de l’électricité en passant par la guerre des langues entre l’anglais et le français.
En marge des débats, il nous confie qu’il aurait préféré parler davantage de littérature. «Mais les artistes ont une responsabilité, comme chaque citoyen d’ailleurs. Il nous faut l’assumer et ne pas déléguer à d’autres notre destin.» A son côté, Jonas Lüscher, auteur mais aussi philosophe et éthicien, regrette de ne pas être monté au front plus tôt. «Parce que chacun d’entre nous est responsable. La crise bancaire non plus n’aurait pas eu lieu sans le cumul de comportements individuels, des traders par exemple.» Mais par leur simple travail, celui de raconter des histoires individuelles, les écrivains contribuent à montrer que le monde n’est pas ce grand magma compliqué sur lequel nous n’avons pas de prise. Jonas Lüscher y croit dur comme fer.
Et que pense le public allemand de tout cela? Au bord des estrades, les gens nous donnent volontiers leur avis. Ils se partagent entre ceux que le vote du 9 février préoccupe parce qu’il a des relents xénophobes, ceux qui se font des soucis pour l’avenir de leurs enfants qui travaillent ou étudient en Suisse, et ceux qui expriment de la compréhension. Comme ce couple de Leipzig: «Nous aurions dit oui aussi. Et plus massivement.»
Jeudi soir au théâtre. Changement de décor. Théâtre de Leipzig. Posée au centre-ville, l’institution se retrouve territoire suisse l’espace de la Foire du livre. Et ce soir, les ambassadeurs de la Suisse, ceux qui vont remplir à ras bord la grande salle ne vont pas parler politique. Visiblement, le vote contre l’immigration ne détourne pas le public des auteurs suisses. Martin Suter, star incontestée, lit des extraits de ses romans. Quant à ce vieux routier de la scène qu’est Franz Hohler, il provoque un engouement quasi frénétique. Au moment des bis, la salle reprend en chœur ses vers pour enfants, les yeux brillants. «Cela fait trente ans que ça dure, sourit sa femme. Nous venions déjà en RDA avant la chute du mur.»
Au moment de signer ses livres, Franz Hohler raconte qu’il s’est engagé tout au long de sa carrière. Une évidence: «Les écrivains sont toujours un peu ambassadeurs de leur pays.» Mais le 9 février rencontrerait un écho tout particulier: «Parce qu’il envoie un signal dans toute l’Europe, où couvent des nationalismes de droite, mais aussi pour d’autres raisons, comme celles qui conduisent l’Ecosse ou la Catalogne à revendiquer leur indépendance. Un désir de reprendre son destin en main.»
Vendredi matin 14 mars, halle de la foire.«Les Allemands aiment les Suisses, mais ils ne se rendent pas compte que c’est unilatéral», lance Adolf Muschg, bientôt 80 ans, tout en verve et précision du verbe face à des centaines de spectateurs serrés en grappes pour happer les réponses qu’il donne au journaliste du quotidien de Leipzig. Rires. Une femme se retourne: «Je confirme, j’ai passé quatre ans en Suisse!» L’écrivain zurichois, essayiste et professeur émérite de littérature, a toujours jeté un regard critique sur son pays quand celui-ci cède aux sirènes populistes. Ici il nuance ses propos, s’interroge sur les limites de la croissance économique. Plus tard, sur 3sat, il admet qu’il a laissé éclater sa déception le 9 février. Après réflexion, il estime que les Suisses ne sont pas devenus xénophobes d’un jour à l’autre. «L’Europe, dans ses frontières extérieures, érige aussi une forteresse... L’équilibre dans les questions migratoires, l’Europe ne l’a pas encore trouvé, la Suisse non plus.»
En sortant du studio de 3sat, on tombe sur Charles Lewinsky qui court lui aussi entre lectures publiques et interviews. Il nous dit qu’il a trouvé la formule qui résume peut-être le mieux la situation: «Quand deux mythes se croisent, celui de la Suisse qui pense être meilleure que les autres pays et celui de l’Europe qui se croit démocratique, cela donne un choc.»
Soirée au théâtre. Tandis que la grande salle résonne en suisse allemand – Pedro Lenz lit son roman en dialecte – puis vibre aux sons du match Suisse-Allemagne de slam poetry, l’essayiste Peter von Matt parle, dans un salon, des mythes suisses. Questionné sur le vote, ce soir comme depuis des semaines, il s’assombrit, estime qu’il ne faut pas tenter, immédiatement, de comprendre la majorité. «On peut tout expliquer par la psychologie. Or un vote est un acte politique, pas psychologique. Et si j’estime que cet acte est nocif pour la Suisse, ce dont je suis convaincu, je me dois de le dire. Nous sommes dans une crise.»
Samedi 15 mars, la nuit tombée. La plus en colère, c’est elle. Présence et regard intense, Melinda Nadj Abonji, immigrée d’ex-Yougoslavie, l’une des plumes les plus talentueuses du monde germanophone, musicienne remarquable et historienne de formation, admet qu’elle est très énervée: «Parce que la démocratie est en danger quand un milliardaire peut s’acheter des médias, parce que les affiches ont des effets sur la population. Parce que trois initiatives récemment approuvées violent la Constitution ou des traités internationaux.»
A Leipzig, l’auteure de Pigeon vole, Prix du livre suisse et Prix allemand en 2010, a consacré beaucoup de temps à la littérature. Mais ce soir, au théâtre, dans un foyer trop exigu pour contenir ses lecteurs, elle ferme son livre, saisit son violon électrique et se lance, avec son compère Jurczok, dans une performance contre le vote du 9 février. Il y est question de Yougos qui font trop d’enfants, de Suisses qui citent la Weltwoche. On rit, jaune, et puis on ne rit plus. Quand Abonji lit deux extraits de son livre primé: deux petites filles venues rejoindre leurs parents clandestinement en Suisse, avec l’interdiction d’adresser la parole à qui que ce soit, se perdent dans la ville. Un père, un dimanche de votation de 1970, trinque avec son patron pour fêter le non à l’initiative Schwarzenbach: «Un grand merci aux hommes suisses!»
Un exemplaire de Pigeon vole à chaque citoyen, avec le matériel de vote, aurait-il changé le résultat des urnes? Peut-être. Parce que la littérature permet de se glisser dans la peau d’un autre, d’éprouver de l’empathie. La littérature, comme dit Alain Berset, est l’ennemi naturel des slogans. Et les écrivains se révèlent les meilleurs des ambassadeurs.
Reste le regret de ne pas leur avoir donné la parole avant le 9 février. Reste le regret qu’ils ne l’aient pas revendiquée. Mais les Suisses auraient-ils écouté ces intellectuels avec la même attention que les médias et le public allemand?
Leipzig (D), la fête de la lecture
Leipzig, longtemps capitale du livre en Allemagne, trouva une nouvelle vocation avec la construction du bloc communiste. Sa Foire du livre, 500 ans de tradition, offrait désormais une fenêtre sur l’Ouest. On y découvrait des ouvrages introuvables à l’Est, des livres qui disparaissaient mystérieusement sous les manteaux. Max Frisch s’y rendait, Franz Hohler aussi.
Nombre d’éditeurs partirent pourtant, à Hambourg, à Munich, à Francfort où la Foire du livre prend la première place.
Après la chute du mur de Berlin, Leipzig doit donc se réinventer. Désormais elle offrira une fenêtre sur la littérature des pays de l’est et du sud-est de l’Europe, mettant à l’honneur des pays comme la Pologne, l’Ukraine, la Biélorussie ou la Croatie. Moins business que Francfort, plus axée sur les lecteurs, Leipzig vit un vrai engouement populaire qui va croissant, non seulement pour la foire, à une demi-heure de tram de la gare, mais aussi pour le festival de lecture qui offre plus de 3000 événements sur quatre jours dans une ville où magasins, cafés, théâtres et écoles sont envahis par les écrivains et ceux qui les écoutent. L’édition 2014 vient de boucler sur un record: 175 000 visiteurs dans les halles et 237 000 en ville.
La Suisse, point fort cette année, a amené plus de 80 auteurs et 70 éditeurs à Leipzig. Coût: un demi-million de francs financé par l’Association suisse des libraires et éditeurs de langue allemande, Pro Helvetia et Présence suisse. Contrepoint à l’image écornée du pays après la votation du 9 février, la présentation suisse a montré un visage multiculturel et ouvert, avec ses nombreux auteurs issus de l’immigration et ses intellectuels attentifs aux frémissements du monde. Une belle correction d’image, de celle dont le pays aura grand besoin dans les temps à venir.