Nos amies les bêtes. Un couple de cigognes croates arrache des larmes aux humains qui voient en lui l’exemple parfait du dévouement conjugal. Hélas, ce n’est pas l’amour qui ramène l’oiseau au nid. Encore un modèle qui s’effondre.
Cette année encore, les journalistes étaient au rendez-vous. Klepetan le mâle, de retour de son hivernage en Afrique australe, ne leur a pas fait faux bond. Il a retrouvé Malena, la femelle immobilisée dans son nid: blessée par un chasseur il y a vingt ans, elle vit sur le toit de la maison de Stjepan Vokic, gardien d’école à la retraite dans le village croate de Brodski Varos.
Cliquetis de becs, grands coups d’ailes enveloppants. Cette année encore, les deux cigognes ont offert au regard attendri des humains l’image parfaite de la fidélité et du dévouement conjugal. Treize mille cinq cents kilomètres pour retrouver sa bien-aimée, douze ans que ça dure. Quelle merveille, quel exemple, de quoi faire rougir les volages mammifères que nous sommes. «Voilà à quoi ressemble le véritable amour», titre la Basler Zeitung au bord des larmes.
Les meubles d’abord.«Oui, cette histoire est de celles que les gens aiment entendre, rigole Adrian Aebischer. Ça change de la guerre.» Le biologiste attaché au Musée d’histoire naturelle de Fribourg en connaît un bout sur les cigognes: il a été le «parrain» de Max, la star ailée munie d’une balise Argos dont le public a suivi les migrations jusqu’à sa mort en 2012.
Mais pourquoi rigole-t-il, Adrian Aebischer? Parce que ce n’est pas l’amour qui donne des ailes à Klepetan. «C’est à son nid qu’il est fidèle, pas à la femelle qui l’occupe.» En d’autres termes: si, en rentrant dans son pied-à-terre croate, le migrateur y trouvait une autre que Malena, elle ferait tout aussi bien l’affaire pour l’accouplement. L’oiseau tient d’abord à ses meubles, le reste est interchangeable.
Il arrive pourtant de voir deux mâles se battre autour d’un nid où madame semble attendre anxieusement l’issue du duel: n’est-ce pas la preuve que le volatile au long bec est capable de jalousie, donc d’amour? Hélas, trois fois hélas: «Cette scène se produit lorsqu’un mâle, en rentrant, trouve son nid occupé par un autre qui l’a précédé aux côtés de la femelle. S’il se bat, encore une fois, c’est pour le nid, pas pour elle», insiste le biologiste rabat-joie.
Fantasmes mammifères. Ce qui est sûr, c’est que la fidélité des oiseaux constitue pour les mammifères humains un objet de fantasme persistant. Des générations de zoologues ont par exemple narré les mœurs irréprochables du corbeau freux, décrit comme un parangon de monogamie ainsi que du partage des tâches. Voir un mâle ailé prendre le relais de la couvade est un spectacle qui met Homo sapiens dans tous ses états.
Mais les nouvelles méthodes d’investigation génétique ont ouvert les yeux des biologistes il y a quelques décennies déjà: «Il n’est pas rare que dans un nid, on trouve des jeunes de deux pères différents», précise Adrian Aebischer.
Il a fallu se rendre à l’évidence de la science: même madame corbeau freux s’offre en catimini des parties de jambes en l’air. Si le couple reste constant dans l’entraide pour les soins aux petits, il ne défend pas bec et ongles son exclusivité sexuelle.
Les biologistes ont fait leur deuil du couple idéal. Le reste des humains, lui, s’accroche à son rêve volant, là-haut, sur les ailes des cigognes.