Ville.Densifier? Il n’y a pas que les tours. Il y a aussi la petite échelle des ruelles d’antan. Le quartier du Rôtillon à Lausanne parie sur la chaleur urbaine retrouvée.
Deux mètres, à tout casser. C’est le passage le plus étroit entre deux façades du quartier flambant neuf du Rôtillon, à Lausanne. D’une fenêtre à l’autre, des voisins pourraient se passer le sel. L’étroitesse des voies pavées défie ici tous les règlements de construction en vigueur.
Des ruelles de moins de cinq mètres, c’est en effet une rareté que l’on trouve dans les vieilles villes encore debout, celles qui attirent irrésistiblement le flâneur à Venise, Amsterdam ou Fribourg. Mais quand on construit du neuf, il n’est plus question d’ériger deux façades à une distance qui interdit le passage d’un camion poubelle. «Si nous avons obtenu des dérogations, raconte l’architecte Ivo Frei, l’un des artisans du quartier, c’est que la ville a décidé de rebâtir sur le tracé ancien. Il est rarissime que l’on reconstruise à neuf un quartier entier, un siècle après sa démolition.»
Après quelques décennies de palabres et de polémiques, le Rôtillon, ancien repaire de tanneurs lové dans un repli du cœur de Lausanne, a achevé sa résurrection. C’est chamarré, biscornu, tortueux, drôlement sympa. Sombre? Pas exactement, si l’on en croit cette habitante du premier îlot reconstruit, fâchée contre l’architecte, qui aurait pu prévoir des stores: «Le problème, c’est le soleil, il y en a trop!»
Rêve de bobo. De fait, l’irrégularité des volumes permet des échappées architecturales inattendues: nombre d’appartements fraîchement construits offrent de magnifiques terrasses et baies vitrées avec vue sur la cathédrale. «Il y avait la crainte que ces logements soient peu attractifs», dit Patrice Galland, directeur de la régie du même nom, et qui a investi dans le Rôtillon à plusieurs titres, notamment via la fondation Crèche de Lausanne qu’il préside. «Mais j’ai été moi-même agréablement surpris: les architectes ont fait un superbe travail et les locataires ont afflué.» Seule réserve: «Le pittoresque, ça coûte cher.» Exemple: dans une ruelle à l’étroitesse non réglementaire, les fenêtres se doivent d’être équipées de vitres spéciales pare-feux.
En somme, l’ancien quartier insalubre au fond de sa cuvette urbaine, menacé par les incendies et les épidémies à cause de la proximité de l’eau et de l’étroitesse des ruelles, s’est transformé en rêve de bobo.
Un peu comme la basse ville de Fribourg, autre magnifique exemple de labyrinthe rétro dans un trou urbain: le quartier longtemps malfamé voit aujourd’hui affluer, au fil des rénovations, une jeune population en quête de chaleur urbaine. «Ce qui était autrefois nuisance devient un atout», observe Thierry Bruttin, architecte de la ville. Le spectre de la malaria écarté, les inconvénients de la vie en périphérie pris en compte, le quotidien au coude à coude dans un petit univers où tout le monde se connaît redevient, pour beaucoup, une perspective désirable.
«Petite échelle».«C’est une ambiance particulière, on est comme dans un village», dit Jessica Emery, une jeune maman croisée avec son bébé place du Petit-Saint-Jean, tout au fond de la cuvette fribourgeoise. Lorsque son compagnon lui a proposé de vivre dans le quartier, elle n’était pas chaude. Mais maintenant, elle aimerait «rester là toute [sa] vie» si le prix des loyers le lui permet.
Tout de même: la fenêtre du voisin à trois mètres de la sienne? «On vit sous le regard des autres, c’est vrai, et cela amène parfois les gens à se mêler de ce qui ne les regarde pas. Mais au fond, ce n’est pas désagréable et l’avantage, c’est qu’il n’y a pas de cambriolages! Si je veux m’isoler, je tire le rideau et c’est réglé. Pas comme sur internet, où des inconnus pompent mes données personnelles sans me demander mon avis…»
Ivo Frei est un fervent partisan de cette «petite échelle» retrouvée: «Le regard du voisin, il est là aussi, de l’autre côté du thuya de votre villa mitoyenne. Mais la ruelle est un lieu vivant, qui suscite des rapports plus conviviaux. On parle beaucoup de densification aujourd’hui: la densification la plus efficace ne passe pas par la construction de tours, mais d’un tissu urbain serré avec des immeubles à quatre ou cinq étages.» (Lire encadré.)
Mixité. D’un côté et de l’autre du passage le plus serré du Rôtillon, les voisins ne se passent pas le sel: les fenêtres sont bouclées par mesure de sécurité, l’étage étant occupé de part et d’autre par la nouvelle crèche du quartier. L’espace est augmenté d’une superbe terrasse sur le toit, et idéalement situé pour rayonner dans les musées et parcs lausannois: «Les enfants qui viennent ici ont la ville comme terrain de jeu», dit la directrice, Isabelle Capt.
Sur notre photo, Music Tabacovic, locataire d’un appartement subventionné, pose avec son fils sur son balcon du premier immeuble reconstruit au Rôtillon, en 2006. Leur vis-à-vis: Patrice Galland en personne, dont la régie a installé ses bureaux dans l’îlot fraîchement sorti de terre. «C’est calme, dit le père de famille bosniaque, on est contents d’avoir des bureaux en face.» De fait, les architectes ont évité de concevoir deux fenêtres de chambres à coucher à trois mètres l’une de l’autre.
Au Café des Artisans, Ignacio Rodriguez se réjouit de vivre le premier été sans travaux du quartier enfin terminé. «J’aime la mixité» dit-il et, au Rôtillon, il y a de quoi faire, entre les habitants des premiers immeubles subventionnés et les privilégiés des nouveaux îlots. On peut même dire que nulle part ailleurs locataires modestes et aisés ne se seront frôlés d’aussi près.
Est-ce que ça va prendre? La chaleur urbaine des ruelles étroites fera-t-elle son convivial effet, ici comme à Fribourg? Début de réponse cet été sur la placette, pour la Fête de la musique.
Densification
Mais pourquoi Paris est-elle plus dense que Manhattan?
Les tours, c’est beau. Mais, contrairement à ce qu’on peut imaginer intuitivement, ce n’est pas la meilleure réponse architecturale au besoin de densification, explique Ivo Frei, l’un des architectes du Rôtillon: «Paris est plus dense que Manhattan.»
Explications. D’abord, «lorsqu’on construit des tours, on a l’obligation de ménager un espace de dégagement autour de chaque immeuble, d’autant plus large que la tour est haute.
A moins d’habiter une ville chinoise, bien sûr. Mais la règle du dégagement est valable en Europe comme aux Etats-Unis.
Ensuite, il y a le problème de la lumière.» Celle-ci ne pénètre que sur 5 à 6 mètres à l’intérieur d’un immeuble. «Or, une tour de 140 mètres repose sur une surface au sol de minimum 20 mètres sur 20. Le résultat, ce sont 10 mètres carrés au milieu de l’immeuble qui sont dans le noir, inutilisables pour des logements ou des bureaux.»
Il faut ensuite compter avec la logistique: plus une tour est haute, plus il faut l’équiper d’ascenseurs et de gaines et tuyaux d’évacuation divers. C’est la raison pour laquelle, dans les gratte-ciel, toute la surface centrale est occupée par ces équipements. «En moyenne, il reste, dans une tour, 50% de surface utile, contre 75% dans un immeuble standard bien conçu.»