Mémoire.Il y a vingt ans débutait au Rwanda le génocide des Tutsis. A l’instar de la plupart des observateurs en Afrique, l’auteur a d’abord cru à un simple affrontement tribal. En cent jours, on a dénombré 800 000 morts parmi les Tutsis et Hutus modérés.
Bartholomäus Grill
Les premières nouvelles qui arrivaient à Johannesburg étaient confuses. On parlait d’un bras de fer entre militaires, de désordres sanglants, de rivalités ethniques, de querelle fratricide. Typiquement africain: «Une fois de plus, les Hutus et les Tutsis se tapent dessus», résumait un collègue anglais. Or les querelles tribales n’étaient rien d’autre qu’un génocide, le plus terrible génocide depuis l’extermination des juifs par les nazis et les massacres méthodiques perpétrés par les Khmers rouges au Cambodge.
«On nous a abandonnés, le monde entier a détourné le regard», se souvient Jonathan Nturo, 34 ans. Veste de cuir lie-de-vin, jeans Burberry, lunettes de soleil, il est revenu sur les lieux des tueries auxquelles il a échappé, au mémorial de Murambi. Il raconte comment, avec sa famille et cinq vaches, il est arrivé ici. Comment des rescapés ont bâti un camp de fortune dans le chantier d’une école, parmi des dizaines de milliers de morts. Jonathan avait 14 ans en cette année 1994.
A Kigali, le 6 avril à 20 h 20, l’avion du président Juvénal Habyarimana est abattu peu avant l’atterrissage. Et on ne sait toujours pas par qui. Un attentat qui institue le coup d’envoi du génocide: la même nuit, les hommes de la garde présidentielle Interahamwe lancent leurs escouades sanguinaires à travers les rues de la capitale. Une clique de Hutus fanatisés a pris le pouvoir, résolue à exterminer une fois pour toutes la minorité tutsie (environ 10% de la population). En moins d’une semaine, les massacres s’étendent à tout le pays.
«Mon père ne voulait pas y croire, se rappelle Jonathan Nturo. Ce n’est que lorsque des villages furent incendiés dans notre région et que trois de mes frères et sœurs furent abattus que nous sommes partis pour Murambi.»
Cinq morts chaque minute. Au soir du 10 avril, à Kigali, le major-général Roméo Dallaire appelle à New York sa centrale d’engagement. Le Canadien dirige l’Unamir, les troupes des Nations Unies censées assurer au Rwanda une paix fragile et la transition vers la démocratie. Dallaire signale depuis des mois une escalade des violences, des dépôts d’armes secrets, des listes de personnes à exécuter et des escadrons de la mort. Cette fois, il exige que le contingent de Casques bleus soit renforcé: avec 4000 hommes, il doit pouvoir empêcher le désastre. Mais ses supérieurs au Département des opérations de maintien de la paix, dirigé par un certain Kofi Annan, refusent: ils n’y croient pas.
Au fil des cent jours qui suivent, le régime hutu et ses sbires assassinent 800 000 Tutsis et Hutus modérés: cinq morts à la minute. Jamais dans l’histoire de l’humanité tant de séides n’avaient tué autant de leurs semblables. Roméo Dallaire parlera de l’«holocauste africain».
A Murambi, c’est durant la nuit du 21 avril que l’enfer se déchaîne. Des soldats tirent sur les gens au hasard et lancent des grenades, se rappelle Jonathan Nturo. Puis les milices pénètrent dans le camp et entreprennent de massacrer les gens un à un, à coups de machette, de couteau, de faucille, d’épieu et de bêche. La famille Nturo est dispersée. Jonathan se retrouve au sein d’un groupe de jeunes hommes qui parviennent à échapper aux tirs de barrage des soldats, dévalent la colline et traversent à la nage la rivière Murambi.
Quand il évoque ces moments, Jonathan est bouleversé, il gesticule de manière véhémente, les mots se bousculent dans sa bouche, il bégaie. «Nous avons toujours peur d’en parler», s’excuse-t-il. Il raconte les nuits sans sommeil quand les fantômes du passé lui rendent visite, les multiples thérapies entreprises en vain pour soigner ses troubles post-traumatiques.
Au moins 40 000 personnes sont mortes à Murambi, théâtre d’un des pires massacres de ce printemps 1994. Le préfet du district de Gikongoro félicite les assassins: «Vous avez fait du bon travail.»
Une logique d’anéantissement. Les premières images TV qui ont circulé étaient si monstrueuses, si incompréhensibles que les commentateurs ont parlé d’une «maladie de tuer», comme si le génocide était un virus. On sait aujourd’hui qu’il n’était pas l’œuvre des forces archaïques du chaos mais d’une élite moderne, bien formée, recourant à tous les instruments d’un Etat très organisé: l’armée, la police, les services secrets, les milices, l’appareil administratif et les médias. Les coupables n’étaient pas des démons mais les agents d’un système criminel. Ils se conformaient à une pure et simple logique d’anéantissement: si nous ne les éliminons pas, ils nous élimineront.
Les meurtres n’avaient rien à voir avec une guerre tribale, car Hutus et Tutsis partagent depuis des siècles la même langue, les mêmes coutumes, la même culture. Les mariages mixtes sont d’ailleurs nombreux et les Rwandais peinent souvent à se distinguer les uns des autres.
Les causes de la tragédie sont la pression démographique dans un petit pays agricole, la lutte pour la répartition de ressources trop rares, la politique de ségrégation héritée du colonisateur belge qui a attisé le racisme latent entre les deux groupes, le besoin délirant de pouvoir des élites régnantes.
Le mémorial de Murambi empeste: la décomposition se poursuit. Des centaines de corps couleur de craie gisent sur des châlits. Ils ont été conservés dans la chaux. On devine des membres amputés, des enfants décapités, des crânes troués par des épieux, des femmes violées, la terreur figée sur les visages. Jonathan Nturo a remonté ses Ray-Ban sur le front. Il ne dit plus rien. Il lutte contre les larmes. Il ne retrouve la parole qu’une fois sorti sur l’esplanade: «Là-dessous se trouve le charnier sur lequel les Français ont joué au volley-ball.»
La France cultivait ses rapports avec le régime, lui fournissait des armes, formait ses soldats et entraînait ses milices. Une fois que l’orgie de mort eut pris fin, elle a envoyé une mission de sauvetage: «Opération Turquoise». Elle a créé un corridor de sécurité grâce auquel les massacreurs ont trouvé refuge au Burundi ou au Zaïre.
Entre refoulement et souvenirs.«Parfois, je suis émerveillé que de l’herbe puisse pousser ici, que la vie continue», philosophe Jonathan. Il veut encore aller jusqu’à Gataba, où son père et son frère ont été abattus. Il avait l’intention de parler avec la femme du meurtrier de ses proches mais, quand nous passons devant sa boutique, il n’en a plus le courage: «Je n’aime pas l’ambiance.» En effet, l’atmosphère est hostile. Il lit dans les regards qu’on n’aime pas ce type qui se balade avec un journaliste et prétend déterrer des histoires anciennes. Après tout, les «événements» remontent à vingt ans.
C’est ici pourtant que quatre hommes ont battu à mort son père et son frère. Le meneur était un businessman prospère qui est désormais en prison. Jonathan Nturo a grandi dans une famille de quatorze personnes. Hormis sa mère, deux sœurs et un frère, ils sont tous morts.
A Gataba comme ailleurs, coupables et victimes vivent de nouveau côte à côte. Les premiers refoulent ce qui s’est passé, les autres ne peuvent oublier. Le simple fait d’évoquer à haute voix la question tutsie-hutue peut valoir de lourdes peines pour «divisionnisme» et incitation à la rébellion populaire. Le régime autoritaire du Rwanda a mis la réconciliation à l’ordre du jour. Il est toujours dirigé par Paul Kagame, le Tutsi dont l’armée du Front patriotique rwandais a conquis le pays et mis fin au génocide.
De nos jours, le Rwanda connaît le succès économique, il est une dictature du développement, sur le modèle de Singapour et de la Chine. Autant dire que les opposants y sont persécutés et, en cas de besoin, réduits au silence.
Retour vers Kigali. Dans les rizières des fonds de vallée s’activent des brigades de travailleurs forcés. Les détenus de droit commun sont en combinaison rose, les génocidaires sont vêtus d’orange. «Tout le monde doit voir qui ils sont, affirme avec emphase Jonathan Nturo. Ils doivent payer pour leurs actes, ce n’est que justice.»
© Der Spiegel Traduction et adaptation Gian Pozzy